Là c’est clair, ce soir, en rentrant, on me suit. Je ne sais pas qui, une silhouette masculine, plusieurs fois je me suis retournée et l’ombre s’est éclipsée, furtivement ; pour réapparaitre deux rues plus loin ; cette impression vague de ne pas être seule, le doute ; pas vraiment de la peur, un tiraillement au creux de l’estomac, je ne suis plus très loin maintenant, refermer la porte derrière moi, protégée, sûr que personne ne peut me suivre à l’intérieur, ma brave voisine veille depuis que je l’ai alertée. Bon, plus rien, j’exagère encore une fois, je devrais arrêter les polars à la télé, je me monte des plans pour des gens qui finissent leur journée, comme moi un peu à l’ouest, pas de quoi affoler les braves gens. Une jeune femme me sourit, de la poussette sortent des pleurs de bébé, une petite fille la tire par la manche, et elle me sourit, comme si retrouver ses enfants, même braillards, après une journée de travail, la plongeait dans un bonheur béat. Mon voisin du dessus arrive en même temps que moi devant notre immeuble, il me salue d’un doigt sur son chapeau, geste suranné qui me met toujours de bonne humeur, nous entrons ensemble, échangeons quelques banalités météorologiques et il m’abandonne devant ma porte pour continuer son ascension. Mon téléphone vibre.

 

-       Eh bien, Sacha, enfin…

-       Bonsoir Julie, ma chère amie, tu as essayé de m’appeler, je suis confus, j’ai vu ton appel trop tard hier.

-       Mes appels, tu veux dire…

-       Tes appels, tu as raison, mais je n’étais pas disponible, et aujourd’hui tu travaillais.

-       Évidemment, la semaine je travaille !

-       Je ne peux pas en dire autant…

-       Oh, excuse-moi, je t’ai blessé, ce n’était pas mon intention…

-       Ça va, ça va…

-       Mais je suis à cran, tu m’avais promis de me donner des nouvelles quand tu es venu, et depuis rien, et il se passe des choses bizarres…

-       Comment ça, bizarres ?

-       Oh, bizarres… Difficile à dire…

-       Bon, j’arrive, si tu veux bien… dans dix minutes je sonne.

-       D’accord.

-       Tu me manques, ma bonne amie, à tout de suite.

 

Quelle gourde ! et voilà que c’est moi qui aurais besoin de me justifier de travailler ! Je ne sais rien de sa vie, je n’en ai qu’une serviette et deux cartons, dont je ne connais que l’extérieur. C’est sûr, il va falloir qu’il me dise ce qu’il y a dedans, ou alors je les ouvre. Non, ça je ne peux pas, la confiance, ça ne se trahit pas. Même si la curiosité me titille. Bon, je n’ai rien dit à la police, d’ailleurs je me demande bien comment ils sont arrivés chez moi, est-ce que c’est elle qui me suit ? La curiosité… ma voisine doit déteindre sur moi… Mais ce n’est pas possible, je me suis bien juré de ne plus jamais fourrer mon nez où je ne devais pas, depuis longtemps, depuis cette histoire, j’étais enfant, j’avais fouillé dans l’armoire de la chambre de mes parents, des odeurs, la poudre de riz mêlée à une odeur bizarre, j’en ai mal dormi pendant des nuits, des cauchemars, jusqu’à ce que ma mère s’en aperçoive, me questionne, un interrogatoire en règle ; elle éclate de rire, elle avait trouvé le jour en question une souris morte sous l’armoire, une odeur tenace, pas de quoi fouetter un chat. Je m’étais encore monté la tête pour rien. Et puis là, cette histoire de Sacha, je ne sais pas où je suis, une histoire de migrant, bizarre, pourquoi maintenant alors qu’il semblait bien intégré quand je l’ai connu, c’est vrai que les lois se durcissent, mais à ce point-là.

 

-       Bonjour Sacha.

-       Bonjour ma chère Julie, je suis heureux de te revoir.

-       Il ne tient qu’à toi… Au fait, tu as sonné, aujourd’hui.

-       Oui, pourquoi ?

-       Comment tu étais entré, la dernière fois ? Tu étais arrivé directement à ma porte…

-       Je ne sais plus, j’avais dû profiter de l’entrée ou de la sortie de quelqu’un.

-       Bizarre, on n’a vu personne entrer ni sortir !

-       On ? Tu me surveilles ?

Il éclate de ce rire qui me fait fondre. Et me regarde d’un œil concupiscent que je ne lui ai encore jamais connu. Comme s’il me découvrait, ou voyait en moi, pour la première fois, une femme, qu’il n’avait jamais devinée, imaginée.

 

Aïe aïe aïe, quel baiser… Si je m’y attendais… Emportée plus qu’enlacée par un brasier, chamboulée de la surprise d’un espoir inaccessible, électrisée au-delà de mes rêves les plus fous… Il s’écarte un peu, remet sa mèche en place de ce mouvement de tête qui me fait toujours craquer, je m’assois, disons plutôt que je me laisse glisser sur le canapé, de peur que mes jambes ne m’abandonnent. Voilà que je me la joue midinette… Pour dire la vérité, ça fait un bout de temps que ma vie amoureuse est chaotique, les derniers sur lesquels j’ai flashé m’ont fait assez vite le coup du mépris, à me faire sentir nulle plus que nulle, et ceux qui flashent sur moi ne m’attirent pas, j’évite de donner suite, et basta. Pas de chance. Sacha, je ne l’avais même pas vraiment mis dans la case des possibles, il me fait de l’effet, c’est sûr, mais vu son côté courant d’air la prudence est préférable.

Il s’assied à quelques centimètres de moi, posture bienveillante, un reste de contrôle dans le dos qui hésite à s’enfoncer dans le dossier.

 

-       Elle te va bien cette robe, tu es très jolie, tu es toujours jolie, mais ce soir tu te surpasses…

-       Merci… mais là tu exagères… je ne peux pas dire que je sois au top, j’arrive juste, même pas eu le temps de prendre une douche.

-       Un peu de négligé te va si bien !

Il se redresse un peu et me regarde, fixement. Sa main tapote son pantalon, régulièrement, presque nerveusement.

-       Tu m’as parlé de choses bizarres qui t’arrivent ?

-       Oui, oh, tu sais, sans plus, je dois me faire des idées…

-       Des idées comment ? Tu sais, dans mon pays, les fantômes et revenants, c’est dans les gènes.

 

C’est à mon tour d’éclater de rire ! Où va-t-il chercher tout ça ? Et me voilà partie à raconter, moi qui voulais minimiser, par défiance, ne pas parler de la police, des filatures. Et je me retrouve à lui raconter par le détail, l’homme assis sur le banc devant la porte, à l’air bien, les ombres qui me suivent quand je rentre d’une soirée ou du cinéma, une voiture qui ralentit derrière moi, pas toujours la même, mais qui suit mon parcours de retour du bureau. Une voix intérieure me conseille de me taire, et je continue à parler, maintenant la visite de la police, insignifiante en apparence, le cherchant lui, je n’avais rien dit bien sûr. Plus je parle, plus son dos se redresse, ses yeux clignent puis deviennent fixes, alternativement, ses doigts tapotent de plus en plus nerveusement sa cuisse.

-       La police ? Mais comment peux-tu être sure que c’était la police ?

-       Eh bien, deux policiers, un homme et une femme, qui sonnent, montent, te cherchent…

-       Ils ont donné mon nom ?

-       Non, c’est une photo qu’ils m’ont montrée… J’ai eu très peur qu’il te soit arrivé quelque chose…

-       Et tu leur as dit comment je m’appelais…

-       Non, ils le savaient, ils avaient aussi ton téléphone… Je leur ai dit que je ne t’avais pas vu depuis quelque temps…

-       Et rien sur mes affaires…

-       Évidemment, non ! Ils ne m’ont pas dit ce qu’ils te voulaient. J’ai pensé à une question de papiers pas en règle, je suis restée évasive. Et de toute façon, je ne sais rien, je ne vois pas ce que j’aurais pu dire.

-       Bon, c’est mieux ainsi. Merci.

Il regarde sa montre, toujours cette montre un peu chic, pas besoin qu’il ouvre la bouche, je sais qu’il va prendre congé. Décidément, son vocabulaire châtié déteint sur moi… Un dernier baiser, furtif, rien à voir, un baiser de départ, d’adieu…

-       Au revoir, Sacha, à bientôt, peut-être…

 

A suivre...