Tout a commencé quand, soir après soir, il prit l’habitude de rapporter chez lui des dossiers à terminer. A étudier. Lorsque trouver le temps de se mettre à table pour le repas lui apparut comme un luxe inutile. Puis quand l’heure du coucher se faisant de plus en plus tardive, l’aube se mit à le surprendre toujours courbé sur ses dossiers.

Chaque jour, il maudit davantage ses yeux devenus impuissants à déchiffrer les conclusions rédigées sur papier pelure et annotées, au crayon, de façon presque illisible. Stupéfaites, sa femme et sa fille le retrouvèrent un jour juché sur une chaise posée au centre de la table afin de se rapprocher au mieux du plafonnier.

Les mises en garde, les exhortations,  puis les colères de son épouse n’eurent pour effet que de le heurter. Il ne communiqua plus. Se mura en lui-même. Son épuisement devint tel qu’il ne parvint plus à faire face à sa tâche mais se refusa  à l’admettre.

Il tenta obstinément de se persuader qu’à force de travail, il parviendrait à retrouver toute la capacité qui avait été la sienne, dix ans auparavant. Capacité à s’intégrer dans une grande étude d’avoués, en zone libre,  à Valence lorsque les aléas de l’exode l’avait conduit à quitter son poste de Neufchâteau, petite ville des Vosges.

Plus tard, il reconnaîtra que sa décision, à la fin de la guerre, de réintégrer la Lorraine afin de souscrire aux vœux de ses parents âgés,  et d’y retrouver son poste solitaire dans sa trop tranquille étude de sa trop tranquille petite ville, était de nature à condamner un avenir professionnel plus ambitieux.

En effet,  des années plus tard, après le décès des parents, de retour à Valence, en charge  d’animer en l’absence de l’avoué titulaire, une équipe grandement renouvelée de douze clercs, il fut submergé par des dossiers inconnus et particulièrement délicats en période troublée par les conséquences du conflit. Il se révéla alors dans l’incapacité de faire face au défi.

Cruellement conscient de son inefficacité, de son échec mais se refusant à le reconnaître, à se faire médicalement soutenir, l’angoisse puis la panique s’emparèrent de lui et en firent un autre homme. Elles transformèrent  cet époux, ce père attentif et affectueux,  en un étranger dur, froid, insensible au désarroi, à la souffrance des siens.

L’angoisse de sa femme et, plus encore, celle de la fillette augmenta lorsque, certains soirs, sans un mot, sans prendre la peine de coiffer son inséparable chapeau de feutre, il quittait brutalement ses dossiers et claquait la porte du bel appartement de fonction faisant face au parc Jouvet. Il dévalait l’escalier de pierre puis fonçait, telle une bête traquée, le long du boulevard Gambetta qui conduisait au Rhône.

Insensible à l’angoisse suscitée, il ne percevait pas, ou se refusait à percevoir,  la présence de la fillette qui le poursuivait éperdument afin de réussir à atteindre le pont en même temps que lui.

 Au milieu du pont, le corps tout entier penché vers  les flots, mains convulsivement crispées sur la rambarde, visage hagard et livide,  mâchoires et lèvres serrées, les yeux fixes, fasciné par  le spectacle du courant impétueux qui l’attirait irrésistiblement,  l’homme livrait combat.

 A son côté, agrippée à lui, l’enfant elle aussi combattait et suppliait : que le fleuve n’emporte pas son père comme, un  jour, il avait emporté sa dînette alors qu’elle jouait sur la berge ; qu’elle réussisse, ce soir encore, à lui faire quitter ce pont maudit, à le ramener à la maison.