À compter de ce jour, j’ai ressenti le syndrome de Gagarine, cette impression de ne plus pouvoir respirer, de manquer d’air tant l’espace autour de soi est immense. C’est ce qu’il a dû ressentir au moment où il s’est retrouvé seul dans l’espace, moi seul n’est pas le mot, mais seul dans ma tête c’est la vérité. Le monde est là, à portée de main ou de voix, mais on n’a pas le temps, ni la force de l’atteindre, il faut avancer en parant au plus pressé.

Le plus pressé, c’est de permettre à chacun de vivre, nous avons décidé de déjeuner et de diner au restaurant après le service du midi et du soir. Il reste toujours de la nourriture en quantité, donc, pas de surcoût pour le restaurant, et au moins nous limiterions nos dépenses personnelles.

Cet aspect de l’organisation s’est avéré payant, il faut le reconnaitre, ces repas sont devenus des temps de discussion très riche. Nous réfléchissons à la façon dont nous pourrions dépasser nos difficultés du moment, ainsi nous avons créé un véritable esprit de groupe.

Dans ces débats, nous en revenons toujours au problème de l’argent, si nous pouvions mettre de côté cette fichue question financière, nous sommes capables d’imaginer des projets sublimes qui quelquefois provoquent nos rires, tant ils manquent de réalisme.

J’ai découvert dès la première semaine que manager une équipe même aussi restreinte pouvait très vite tourner au cauchemar. C’était ma journée de service en salle, et au moment de dresser les tables il ne restait pas assez de vaisselle, à la plonge personne, connaissant les pratiques de la maison je suis sorti dans la rue pour récupérer Sara qui grillait une cigarette.

J’aurais dû me montrer prudent, elle était très pâle, le visage crispé, et le geste saccadé. Quand elle m’a aperçu, elle a jeté sa cigarette et s’est tournée vers moi l’air agressif.

-       Oui je suis sortie fumer, et alors, je n’ai pas fermé l’œil cette nuit la petite avait mal au ventre et n’a pas arrêté de chougner. Toi aussi quand tu faisais la plonge tu étais souvent dehors !

Je n’ai pas réagi à cette attaque, j’ai juste demandé si elle avait préparé des paniers de vaisselle propre. J’ai senti un flottement et je me suis propulsé dans la plonge pour prendre la situation en main. Nous allions devoir avoir une franche explication si nous voulions que la sérénité perdure.

Toujours pas de nouvelles de MO, cette fois je sens à nouveau un petit vent de panique me gagner.

Chacune des situations que je dois prendre en compte ne me pose pas de difficulté particulière si l’on accepte de s’adapter à ce qui se présente. Ce n’est que la multiplicité des tâches et des questions à résoudre, qui au bout d’un moment finissait par me brouiller l’esprit.

Encore ne vous parlé-je que de la gestion quotidienne du restaurant, il y a aussi tout le reste de ma vie, mon appartement et les tâches ménagères, l‘argent que je dois au notaire et au syndic de l’immeuble. La privation de grand air, et l’abandon de mes marches nocturnes dans Paris. Je n’oublie pas mes enfants disparus, et mes Argentines antagonistes et sulfureuses.

Sans omettre la foutue avocate de mon américaine, qui ne se manifeste toujours pas. Sur le moment j’avais cru comprendre que cette dernière était consciente de la situation difficile qui était la mienne, et de l’urgence de la résoudre.

Depuis le départ de ma galeriste, il n’y a plus aucune femme dans ma vie, ni ancienne, ni nouvelle. Il faut bien l’avouer cette situation me rappelle trop la prison pour ne pas me donner des crises d’angoisse et me pèse de plus en plus.

Mais, car il y a un mais, avant toute réponse à cette question, comment vouloir faire entrer une femme dans ma vie alors qu’elle est pleine comme un œuf et que j’ai juste le temps de dormir quelques heures chaque nuit ?

Me lancer dans cette aventure de la quête d’une compagne, serait actuellement voué à l’échec à brefs délais en raison du peu de temps que je pourrais y consacrer, autant en rester là, en attendant une amélioration de la situation.

Je réalise que je n’ai pas pensé à la bibliothécaire, nous nous entendions pourtant très bien, il est urgent d’attendre, ce serait idiot de commencer quelque chose pour la planter là. Je ne suis pas content de moi, cette façon de penser me choque, on n’est pas dans l’amour courtois.

Il est difficile d’isoler le phénomène qui me stresse le plus dans cette gestion du quotidien. Je peux toutefois vous indiquer qu’en fin de service le moment où nous faisons les comptes est un moment de grande tension. Quand, après nos décomptes, le chiffre d’affaires est mauvais, nous osons à peine relever la tête et nous regarder. Nous sommes conscients qu’il faut à tout prix que nous parvenions à dégager chaque soir, de quoi acheter les produits pour pouvoir préparer les repas du lendemain, sinon, autant glisser tout de suite la clé sous le paillasson.

Les soirs où ce seuil n’est pas atteint, An sort son alcool de riz, et il m’est arrivé certains jours de rester dormir sur la banquette de molesquine car je ne me sentais pas capable de retrouver le chemin pour rentrer chez moi.

J’ai beaucoup de copains qui me disent - tu fais la cuisine, c’est sympa, moi aussi j’aime ça, je cuisine le samedi soir ou le dimanche midi, un vrai plaisir.

Je veux bien les croire, une fois, comme cela en passant, c’est un divertissement agréable, mais s’y coller un jour sur deux, midi et soir ça vous met une charge importante sur les épaules et de grosses responsabilités. Changer les recettes traditionnelles pour renouveler notre carte, facile en apparence, mais faut-il encore que le plat plaise, soit choisi par les clients, donc se vende bien, que son prix soit calculé au plus juste, et surtout qu’il soit bon.

Nous avions beau retourner le problème par tous les bouts nous avions l’impression d’être perdus dans un labyrinthe.

Ce matin-là An a attendu que j’arrive pour que nous déjeunions ensemble. Elle a l’air grave et à posé près d’elle le cahier de compte. Elle attend que nous ayons bu le thé traditionnel qui clôture cette séquence pour m’annoncer qu’elle veut me parler finances.

Elle va chercher ses lunettes, ouvre gravement le cahier d’où s’échappe une grappe de feuilles couvertes de sa petite écriture, si fine qu’elle est à peine visible pour les non-initiés.

-       Voilà j’ai établi un budget-type de ce qu’il nous faudrait pour fonctionner correctement. Les charges de structure, le loyer et les impôts et taxes, sans oublier les charges sociales. J’ai ajouté la charge d’un emprunt d’investissement pour renouveler le matériel et remettre les locaux aux normes et leur redonner un peu de caractère.

-       Jusque-là pas de question ?

Bien sûre que si, mais je préfère attendre la fin de son exposé pour lui demander des explications et lui exposer mes remarques. Son travail est si précis que je l’écoute avec beaucoup d’attention.

-       Je poursuis ? j’ai établi un prévisionnel des salaires qu’il faudrait dégager pour nous verser à chacun le salaire minimum, c’est pas un salaire mirobolant mais ce serait mieux qu’aujourd’hui. Ah oui, j’ai compté un salaire de plongeur en plus pour pourvoir à ton remplaçant à la plonge, Sara ne peut pas être de service tous les jours.

-       Et alors, ça nous donne quoi ?

 

-       Tu sais j’ai bien réfléchi, en me lançant dans ce travail je me suis dit, c’est quitte ou double, on arrête là où on abandonne, on ne peut en aucun cas continuer comme ça.  Dans cette angoisse quotidienne du lendemain, il faut décider de manière énergique le faire vite.

Je m’étais trompé, le boss c’est elle, moi qui flottais comme un ectoplasme, il va falloir que je me positionne. Déjà de savoir que quelqu’un tient la barre me rassure pour le reste je vais me débrouiller.

Je réalise qu’elle n’a pas répondu à ma question, je la regarde elle sourit et me dit en secouant la tête.

-       Si tu veux savoir ça fait trop si tu es pessimiste, et ça fait beaucoup si tu es optimiste. Sur quoi elle éclate de son petit rire cristallin en secouant la tête.

En termes de comptabilité c’est un peu flou ! en terme de folie c’est très précis ! il reste à en parler avec Sara pour la plonge, je pense avoir mon idée.