Sommeil agité, mais sommeil quand même, il était temps, je crois que sans cette phase de récupération j’allais m’effondrer.

Impossible de me souvenir de mes rêves, c’est dommage ils doivent être mouvementés, car la literie est en boule au pied du lit comme aux plus mauvais jours.

Le rappel de l’image de la figure écrasée du compagnon de Sara a dû me donner des cauchemars. Il n’y a rien à en dire, faut reconnaître qu’il a été bien arrangé, mais la vérité c’est que ce n’est qu’une petite frappe, sans mauvais jeu de mots, il avait fait tout ce qu’il fallait pour en arriver là, il l’a bien cherché.

Je me demande si dans cette affaire il ne faut pas prendre en compte une sorte de vengeance pour ne pas dire de jalousie de ma part . Je vivais en bonne intelligence avec sa compagne, et son retour inattendu est venu compliquer ma vie et celle de Sara.

Par ailleurs j’aime bien la petite Clotilde, et rien que d’imaginer la scène, de ce pauvre type dérouillant sa mère devant elle, me soulève le cœur.

De toute façon, il ne sert à rien de ruminer, il n’est plus possible de revenir en arrière, il va devoir rester en soins intensifs un certain temps, rien que pour ses rotules. Pour son visage, dans l’état où nous l’avons laissé, il aura définitivement perdu beaucoup de son charme.

Les jours à venir risquent d’être difficiles, j’essaye depuis ma prise de fonctions de m’imaginer dans la peau de quelqu’un qui va devoir donner des ordres aux autres, ce n’est pas facile.

Mon penchant originel, serait plutôt d’être un « jean foutre », celui qui laisse flotter ce dont il ne veut pas entendre parler. Des réalités comme : le travail administratif, le travail suivi, les relations autres qu’épisodiques avec le monde qui m’entoure, et j’en oublie.

Mo et An Binh m’ont rendu un fier service, le travail à la plonge qu’ils m’ont confié, au-delà du fait qu’il m’a permis de vivre, m’a donné une armature à laquelle me raccrocher. La simple obligation de devoir me tenir au travail m’a obligé à contenir mes pulsions, à régler mes problèmes avec ma tête et non à les fuir en déambulant la nuit ou en buvant du rhum.

Demain il faudra s’attaquer à une autre étape, et je ne suis pas du tout convaincu d’en être capable, d’où mes angoisses…

Je garde clairement le souvenir de Mo venant me trouver à la plonge avec son paquet de cigarettes. Il venait pour m’expliquer que la façon dont je me comportais avec Sara, en lui demandant de travailler à ma place les soirs où j’avais du vague à l’âme et que je perdais mon temps à traîner, n’était pas très élégante. Ils en avaient parlé An Binh et lui ; et il venait m’informer qu’ils ne le toléreraient plus. Il avait ajouté que chaque être humain a ses problèmes, ses parts d’ombre et de lumière, mais qu’en tout état de fait il mérite le respect.

Je ne peux décrire la honte que j’ai ressentie ce jour-là, il n’a pas élevé la voix, n’a pas crié, n’a pas menacé de me virer. La honte n’en avait été que plus violente et rien que d’y penser aujourd’hui les larmes me montent encore aux yeux.

J’ai replongé dans le sommeil juste au moment où j’aurais dû me lever, l’appel d’An Binh a le mérite d’être clair est vivifiant. Elle n’a pas raccroché que j’ai déjà sauté dans mon jean, brossé mes cheveux et mes dents. Il y a un problème, je n’ai plus de chemise propre, on ne se moque pas, je reconnais que c’est stupide de ma part, mais bien dans la ligne de ce que j’ai signalé plus haut.

Encore un domaine où je vais devoir m’organiser, il me faut un bloc et un agenda pour noter car les obligations à ne pas oublier arrivent en cascade.

An Binh m’a préparé un café et des tartines, contrairement à ce que je craignais son accueil est affable et elle a le sourire.

-        C’est difficile ce métier, on n’a pas d’horaire et ça ne paie pas très bien, il faut s’accrocher au début, mais pas de soucis tu vas t’y faire.

Je ne comprends pas très bien ce qu’elle me raconte, mais une boule se forme dans ma gorge et m’empêche de lui répondre, je commence à penser qu’elle ne me dit pas tout à propos de l’absence de Mo.

Effectuer un remplacement ne m’inquiétait pas trop mais de là à m’imaginer en cuisine pour le restant de mes jours, il y a une différence notable. Je préfère ne pas creuser la question pour l’instant et aller vérifier où en est la plonge, aujourd’hui je suis au service et je vais mettre mon point d’honneur à ce que tout soit parfait.

Il m’est apparu très vite que Mo était l’organisateur et le gestionnaire de la maison et qu’An se reposait sur lui pour toutes les questions administratives et financières. C’est une problématique difficile à aborder, lorsque hier, on était encore que le plongeur de raccroc.

Pour ne pas la blesser, j’ai utilisé un subterfuge, lui expliquant que j’avais besoin de ses comptes pour ne pas produire des recettes qui n’entreraient pas dans nos capacités financières. Peut-être a-t-elle compris où je voulais en venir, elle a juste souri, l’air las, et est allée me chercher le livre de comptes. En fait ce n’était qu’un gros cahier recouvert de papier kraft pour éviter les taches. Je ne suis pas certain qu’un contrôleur des impôts ou de l’URSSAF accepterait ce type de document pour effectuer son travail, mais tout y est noté, semaine après semaine, les recettes, les dépenses, le nombre journalier de clients, les salaires, ainsi que les prix de revient.  J’y ai découvert que depuis mon arrivée, An Binh et Mo ont divisé des salaires déjà très bas par deux pour réussir à me verser un salaire.

Cette découverte m’accable, mais plus grave encore, je constate au regard des chiffres que nous perdons de l’argent depuis plusieurs mois et que d’ici peu ce sera le naufrage si nous ne réagissons pas pour rétablir nos comptes.

Je n’ai pas entendu An rentrer, cela doit faire un petit moment qu’elle me regarde n’osant prendre la parole.

-       Nous n’avions pas osé vous en parler, mais le propriétaire a récemment augmenté notre loyer, et nous ne parvenons plus à boucler le budget.

Je suis conscient que c’est en partie vrai, mais qu’elle oublie de préciser que mon arrivée a bousculé la masse salariale. C’est qu’ici, c’est le radeau des naufragés, nous sommes tous des abandonnés de la vie, et sans restaurant, tous à la rue.

Mo et An Binh ont eu beau se débattre ils n’ont pas réussi à monter une affaire florissante, un local exigu qui aurait besoin d’être refait, des installations techniques obsolètes qui ne résisteront pas cinq minutes à un contrôle d’hygiène et de sécurité.

Ici, tout est à son dernier souffle, hors du temps, héritage de la période où chacun gérait son propre restaurant.  La vaisselle est usagée et dépareillée, l’ensemble de tables et de chaises offre un décor hétéroclite qui n’est pas du meilleur goût, le matériel de cuisine n’arrive plus à fournir, casseroles et woks cabossés, couteaux émoussés, fourneau fuyant le gaz par tous les bouts…

Je ne dois avoir un air trop pimpant, car An disparait cinq minutes pour revenir avec une bouteille d’alcool de riz de sa réserve personnelle. Je ne connais pas cette boisson, mais elle arrache. Au troisième verre, on ne sent plus rien, et on ne boit plus que par habitude et plaisir.

Je ne sais pas comment nous avons pu assurer le service ce soir-là, mais nous étions bien allumés, ce sont des instants comme celui-là qui vous soudent les équipes. Le problème, c’est que quand vous arrivez au fond, il faut encore avoir la force, ou le réflexe de donner le coup de talon salvateur qui lancera la remontée pour avaler la goulée d’air qui vous permettra de continuer à vivre.

Sans se parler nous avions le sentiment An et moi de nous être engagés l’un vis-à-vis de l’autre et vis-à-vis des deux absents, Mo et Sara. Un pacte à la survie ou à la fin de l’aventure, les termes à la vie à la mort, me paraissant grandiloquent.

Quand Sara est arrivée, je lui ai expliqué la situation, la bouteille était restée sur la table et je lui en ai servi un verre. Après l’avoir ingurgité, elle est restée la bouche ouverte, ressemblant à une carpe n’arrivant plus à déglutir.

J’ai attendu qu’elle reprenne ses esprits pour continuer mes explications, elle n’a pas prononcé une parole attendant que j’en termine. Elle a encore marqué un temps de pause avant de s’autoriser à me questionner.

-       Quelle chance reste-t-il de s’en sortir, c’est que moi, je n’ai rien, personne pour m’aider et sans ce travail, je ne sais pas comment je vais pouvoir m’en tirer.

J’ai pris mon ton le plus calme et le plus posé pour tenter de la rassurer, lui affirmant que d’une façon ou d’une autre nous allions faire front, elle a bien compris mon stratagème et elle s’est mise à pleurer.

-       Déjà que le père de la petite ne revient plus, là, c’est la fin de tout, et de pleurer de plus belle.

-       Tu n’es au courant de rien au sujet de sa disparition ?

Impossible de lui mentir elle me regardait avec tellement de confiance ? j’ai hésité et je lui ai tout raconté.

Ses pleurs ont redoublé, elle secouait la tête en répétant pourquoi, pourquoi, il était assez gentil avec la petite.

-       Peut-être, si tu le dis, mais j’en doute, on ne frappe pas la mère de son enfant.

Elle hésite, un temps de silence, elle agite la tête en signe de dénégation.

-       Il lui arrivait d’être vif mais de là à l’assommer il y a une limite.

-       Pourquoi n’as-tu jamais porté plainte, c’était le seul moyen de l’arrêter, et nous n’en serions pas arrivés à ces extrémités.

-       Quand il n’avait pas bu ou consommé de l’héroïne il était gentil, il payait le loyer et apportait à manger et il baignait la petite… Et maintenant qu’est ce que nous allons devenir.

Elle s’est levée et a gagné son poste de travail.

Nous n’étions pas au bout de nos difficultés, mais je sentais bien qu’un piège se refermait sur moi. De quel droit les aurais-je laissés là, et repris mon errance, la question ne se posait même plus.