Maintenant il faut un pont !

Tout est parti d’une histoire terrible et imprévisible.

Pleine d’actes, symboles de la bêtise humaine.

Voire de bestialité !

Ce lieu, de beauté et de grâce.

Où ils venaient fumer.

Qu’ils traversaient pour aller boire.

Qu’ils franchissaient subrepticement pour aimer sur l’autre rive.

La vie est une construction étrange.

Mise en oeuvre par les hommes, pour les hommes.

Mais qui on ne sait pourquoi, peut parfois devenir brutale et sèche.

En étant capable en d’autres saisons, de se montrer douce, chaleureuse, et parfumée.

Se souvenir des nuits de rêves, sans esquiver et voiler nuits de tempêtes et de douleur.

Il est des périodes de type hivernal au cours desquelles le soleil se dérobe.

Ce sont aussi ces journées où se produit la fonte des neiges,

Suite à quoi le grondement des torrents devient assourdissant.

La nuit est tombée, si vite qu’ils ne l’ont pas senti arriver.

Le silence a été brisé.

Non, par le bruit des torrents, mais par la volonté des humains.

Il reste là des nuits entières à y penser, et à fumer.

Se remémorant ces temps de larmes et de brouillards.

Difficile d’accepter de les laisser émerger.

Tant la violence a été vive.

Tant les cris ont retenti.

Tant de visages ont disparu.

Il les regarde défiler les uns après les autres sur sa rétine.

Voulant à tout prix éviter qu’inexorablement ils ne s’effacent.

Allongé dans l’herbe.

Soulé de fragrances.

Il pleure, voire sanglote, sans parvenir à résorber ses larmes.

Et lui, l’autre, là, perdu au milieu de la vie.

Inutile et stérile puisque personne ne l’emprunte plus.

Ni pour fumer, ni pour aller boire ou faire l’amour.

Même les troupeaux n’osent plus l’aborder, et doivent comme les humains, vivre chacun de leur côté.

Une arche magnifique.

Vieille de plus de mille ans.

Que seul le diable a pu construire racontent les légendes, vu la finesse de son galbe.

Il aura fallu qu’un matin, après une nuit de tempête et de roulements de tonnerre, à la stupéfaction de tous il ne soit plus là.

Effacé, disparu du paysage, libérant un grand quartier de ciel, s’ouvrant sur les étoiles.

C’est ce jour-là qu’il a compris.

Que ce n’était pas qu’un pont.

Que c’était un lien.

C’était une arche reliant les mondes et les coeurs.

Il a même pensé une arche d’alliance.

Mais dans un monde où l’on peut vous égorger du simple fait de votre religion, il avait préféré se taire.

Déchiré sur l’instant par cette destruction, il aurait voulu tenir ceux qui avaient commis cet acte barbare et les étrangler de ses mains.

Les jours passants, il avait pensé, à quoi bon un pont.

Si c’est pour renforcer la haine.

Voire un moyen d’aller trucider l’autre.

Ils avaient fini par se convaincre que cet acte était un geste de salut public.

Plus de pont, plus de violence. Moins de heurts entre communautés. Finis les morts, les viols, les enlèvements.

Le silence sur les gorges.

Juste le bruit du torrent jouant sa partition sur les roches.

L’écho entre les parois, des aboiements des chiens, du chant des oiseaux, et des clarines des troupeaux

Les mois et les années effacèrent la haine recuite, en réalité elle s’était doucement évaporée, comme la brume du matin dans les gorges.

Personne n’avait plus envie d’aller boire de l’autre côté, se souvenait-on seulement du goût de leurs breuvages ?

On ne se passait plus de main en main le paquet de gris et les feuilles de papier à rouler.

Les femmes qu’on avait aimées avaient vieilli, avaient pris maris, ou simplement le temps leur avait apporté l’oubli, sûr !

Ce trou dans le paysage avait commencé de les hanter, tous, autant qu’ils étaient. Une part de leur âme était absente et par cette faille soufflait le vent glacial de l’histoire.

Ce matin.

Il est surpris de marcher dans la montagne.

De longer les berges du torrent à la recherche d’un passage.

Il veut aller de l’autre côté.

Entrer dans un café, boire ce breuvage, amère et trop sucré.

Se brûler la gorge à leur alcool brutal.

S’assoir sur un banc en regardant son village, et se rouler une cigarette.

Et même s’il doit y laisser la vie.

Leur dire : « maintenant il nous faut un pont !»