Il y a cette image entre eux de cette découverte au détour du chemin.

 

            La matinée avait bien commencé. Pour prolonger cette nuit d'amour que le hasard leur avait offerte, ils avaient quitté l'hôtel pour se promener sur les bords de la Meuse.

Leurs pas crissaient sur les feuilles, l'air embaumait d'une promesse de cèpes, un lièvre déguerpissait devant eux, affolé par les chiens des chasseurs qui, espéraient-ils, n'écourteraient pas sa vie. Un roncier leur avait offert un petit-déjeuner de mûres, le soleil caressait leur peau, ils se tenaient par la main en prenant garde de ne rien se dire.

            Savourer l'instant, engranger dans leurs mémoires le moindre détail : sonore, le frissonnement de l'eau, olfactif, l'herbe fraîchement coupée, tactile, la chaleur de leurs paumes. Ils voulaient forcer la machine à souvenirs.

            Leur rencontre avait été fortuite, un compartiment de train partagé, et ils ne savaient pas si elle resterait éphémère, une embellie durant ces temps si rudes, ou si elle serait les prémices de leurs deux destins mêlés pour la vie.

            Ils étaient comme deux enfants découvrant le monde. Rien jusqu'à présent n'avait eu de réelle importance, que cet accord parfait qui les unissait depuis ces dernières heures, union des corps, mais plus encore une harmonie de pensée qui les époustouflait. Comme frère et sœur, mais un frère et une sœur auraient-ils pu s'entendre aussi bien, à demi-mots pendant des heures, l'un finissant la phrase que l'autre avait commencée, tant et si bien qu'ils n'avaient plus besoin à présent de se parler.

            Ils savaient que tous ces instants étaient terriblement précaires, alors ils notaient avec précaution les détails du chemin, les cailloux encore glissants de rosée, la brume qui nappait le fleuve, les noisettes encore vertes, le ploc d'un poisson qui venait de sauter hors de l'eau.

             Ils se mangeaient des yeux aussi, il voulait emporter avec lui son menton rond, son nez légèrement retroussé, ses cheveux noirs ramassés en chignon sur la nuque, son corsage et sa longue jupe qui se prenait dans les branches, ah, s'il avait pu avoir un médaillon...

            Elle admirait sa belle prestance, le petit bouc et la moustache, les yeux clairs et les cheveux en brosse, le pantalon de coutil et la grosse chemise,  il lui avait montré le pantalon garance, la redingote et le képi qu'il endosserait bientôt, mais il faisait trop chaud pour  les porter, et puis ils ne voulaient pas se faire remarquer.

            Par moments ils avaient le regard vague, s'imaginant les périls futurs qu'il ne pourraient éviter l'un à l'autre, autrement que par le bouclier de bonheur qu'ils étaient en train de se construire, indestructible, une bulle indéfinissable qui les garantirait contre tous les dangers.

            Elle s'en allait rejoindre à Reims une vieille demoiselle dont elle serait la dame de compagnie, « en attendant de te trouver un bon mari », lui avait dit sa mère. Perspectives peu exaltantes, mais qu'y pouvait-elle y redire, si ce n'est faire ce petit crochet par Charleville pour accompagner son beau conscrit jusqu'à son régiment. Une vraie rébellion, à cette époque où les coups de foudre étaient incongrus...

            Ils avaient atteint un petit vallon enchanteur au fond duquel une source faisait une tache verte, leur arrivée avait fait fuir une biche et son petit, il voulait lui cueillir des lys pour que, le temps d'un bouquet posé dans sa chambre, elle pense encore à lui. Ils s'approchaient d'un trou de verdure, les fleurs orangées éclataient au bord de l'eau, et là, un soldat jeune, bouche ouverte, tête nue. Ils avaient tout de suite compris que les parfums ne feraient plus jamais frissonner sa narine.

Sans les fleurs, ils avaient rebroussé chemin.

 

 

            Après la guerre, il est venu lui rendre visite. Elle a eu du mal à le reconnaître, les joues creusées, l'uniforme défraîchi, le regard hanté. Et par dessus tout, il y a ce mort, qu'ils ont vu ensemble, et qui rend impossible toute histoire entre eux.