Il y a cette image entre eux qui se tord et ondule comme une photo sous l’effet d’une flamme, qui colle à la rétine comme un vieux chewing gum à la semelle de la chaussure, qui les cloue tous les deux immobiles, chacun à une extrémité du canapé, un arrêt sur image, un temps suspendu.

Avant, leurs corps tout chauds de l’habitacle de la voiture s’abandonnaient à cette fin de journée et assis côte à côte ils se laissaient porter par le ronronnement du moteur diesel de leur dernière acquisition. Les mille et un petits détails de la vie quotidienne que leur insignifiance même rendaient rassurants donnaient alors à leur vie une sérénité de bon aloi.

Ils étaient contents, contents d’eux, de l’image qu’ils renvoyaient, celle d’une certaine prospérité avec juste ce qu’il faut d’ostentation pour ne pas susciter un trop plein de jalousie de la part du voisinage.

Un joli couple, avec cependant une légère dissonance dans les prénoms, Kévin et Juliette.

Mais qui parmi leurs amis aurait pu souligner ce qui lui apparaissait, à lui Kévin comme une incongruité? Il aurait préféré s’appeler Roméo, c’eût été plus classe, plus romantique,  mais après tout,  n’est pas Montaigu qui veut…

Pour l’heure, la tragédie ne se joue pas à Vérone mais à la Queue en Brie. Dans le 9-4.

Kévin n’ose bouger, le chuintement de la chaudière qui se met en route le fait pourtant tressaillir, il cligne des yeux et tourne la tête vers Juliette. Il hésite.

Doit-il parler ?

Il fait chaud dans le salon mais il a l’impression que ses lèvres sont gelées, que s’il ouvre la bouche, de cette bouche sortiront des glaçons, que s’il parle,  des dizaines, des centaines, des milliers de lettres glacées tomberont au pied de Juliette , elles s’amoncelleront  pour fondre et l’engloutir , d’abord ses pieds, puis ses genoux, sa taille, sa poitrine, sa tête.

Adieu la jolie tête blonde aux lèvres fondantes comme des fraises tagada, adieu la beauté faite femme que lui Kévin,  chauffeur de bus, retrouve chaque soir dans son lit.

Plus de Juliette, songe-t-il avec chagrin.

Une perspective que son esprit embrouillé rejette néanmoins.  Au cours de ces années de vie commune, il a appris à faire fi des langues de vipère qui au début de son mariage lui susurraient « ta femme est vraiment très belle » en appuyant avec une douceur feinte  sur le « très » pour que de manière subtile il devienne un trop,  trop belle pour toi Kévin..

C’est ainsi qu’il l’entendait.

Et à ce  moment même, il n’est pas loin de penser qu’ils ont tous raison, elle est trop belle pour lui, il ne la mérite pas, il vit un rêve dont il va se réveiller. On l’a dépossédé de « sa » Juliette.

Un matin, elle ne sera plus là près de lui, il ne pourra plus caresser l’arrondi de son épaule et respirer son odeur, il cherchera en vain sa chaleur comme il fait chaque jour avant de se lever, doucement, sans faire de bruit, de peur de la réveiller.

 

Kévin s’agite, il est toujours dans l’expectative. A l’autre bout du canapé,  Juliette a  tourné légèrement la tête vers lui, de ses jambes qu’elle a repliées sous elle, il ne voit qu’un genou que sa main a envie de toucher. Elle semble attendre une réaction. Sereine.

 Cette femme le rend fou. Il ne sait plus quelle attitude adopter. Elle lui a quand même menti, nom de dieu ! Et pourquoi ce silence ?

Elle pourrait m’expliquer, me dire que oui…c’est vrai…j’ai un peu menti…mais… pas tant que ça, juste à moitié, les photos, c’était bien pour un magazine. Ah ! et puis… tu n’avais qu’à être plus curieux, tu ne t’intéresses pas à ce que je fais, combien de fois je te l’ai reproché ?

Oui, elle pourrait me faire remarquer que finalement,  je suis partagé, très partagé. Entre la fierté de savoir ma femme posant pour un magazine et la jalousie que suscite cette exposition au regard des autres.

Et puis, elle ajouterait, tu n’as pas craché sur ton cadeau de Noël, tu sais le truc avec quatre roues, qui fait vroum vroum et que tes copains t‘envient…

Avis de tempête sous un crâne, Kévin est un bon garçon, il reconnaît que si elle lui disait tout cela, ce serait plus simple, il n’aurait pas à se draper  dans l’habit ridicule et trop grand pour lui du macho outragé.

 Après tout, c’est un peu sa faute,  qu’est-ce qui lui a pris, tandis qu’il attendait son paquet de cigarettes, de feuilleter ce magazine ? Comme s’il avait l’habitude de lire des revues…de lire tout court…à part l’Equipe…les jours de grands matchs…et encore…

Kévin, revoit la photo en pleine page d’une belle personne, un peu trop maquillée certes, mais très dénudée et surtout incontestablement sa femme.

Il n’en revient pas . Elle lui avait dit qu’elle posait pour Elle et Lui Boutique pas pour Lui. Non… mais quelle menteuse !…

Il a l’impression qu’ il s’est écoulé des heures entre le moment où, rentrant dans la voiture  il a balancé le magazine  sur les genoux de Juliette et l’instant présent où ils se retrouvent tous les deux comme deux abrutis, assis sur leur beau canapé  à dix mille boules.

Pfffff…. Kévin soupire, il lui faut une explication,  il se lance.

-       Elle est photoshopée ?

Juliette interloquée lève les yeux vers lui.

-       Pardon ?

-       La photo… elle est retouchée ?

Juliette le regarde un brin attendrie, elle connaît son Kévin par cœur, elle savait qu’il ne supporterait pas longtemps le silence, que suite au premier mot prononcé, aussi incongru fût-il, le dialogue se rétablirait , aussi lui répondit-elle avec un demi sourire.

            - Mais enfin mon chéri, c’est toi  et toi seul qui es le mieux placé pour le savoir…