Il git, l’expression piteuse de celui qui connut ses années de gloire lorsque, à peine sorti de la maroquinerie de l’avenue de France, il eut droit à un long massage protecteur au baume fleurant la cire d’abeille avant de jouir de la caresse puis de l’énergique friction au chiffon de laine destiné à faire chatoyer son cuir fauve.

En dépit de sa taille modeste, il jouait alors les arrogants et expliquait les irrégularités en forme de vaguelettes de son grain par la noblesse de ses origines. Il ne descendait pas, prétendait-il, d’une vulgaire vachette ni même d’un buffle mais d’un crocodile du Nil.

Grâce à sa peau épaisse, sa solide poignée de cuir et ses coutures robustes, il se sentait invulnérable et se persuadait qu’il était éternel. Il était particulièrement fier de son fermoir métallique au reflet scintillant l’assimilant volontiers à une bouche tandis que les deux pressions marrons, situés de part et d’autre d’elle, simulaient deux yeux grands ouverts sur sa toute nouvelle vie.

Une vie qu’il acceptait volontiers de mettre au service de cette jeune personne de six ans à qui il était désormais dévolu. Auparavant, il dut se soumettre à l’épreuve du marquage. Epreuve qu’il eût pu trouver humiliante à présent que son cuir était transformé en luxueux produit fini. Cependant celle-ci ayant été réalisée avec respect et douceur par le père de la demoiselle, il n’en éprouva aucune rancœur. Il éprouva même une certaine fierté à être porteur de cette marque distinctive gravée d’une belle et large écriture, à l’intérieur de son rabat velouté : « Renée-Claude Barret. »

A l’avenir, lui et elle, elle et lui, ne devaient plus faire qu’un, pensa-t-il naïvement. Ils ne se quittèrent guère, en effet, durant les quelques années qui suivirent l’entrée de la fillette au cours préparatoire. Il inaugura sa première rentrée avec la méthode Boscher dans ses entrailles, protégea l’ardoise de tout choc traumatique, transporta le lourd plumier de bois à deux étages qui abritait un fin porte-plume rouge équipé de sa plume sergent major ainsi que la boîte de crayons de couleurs. Plus tard, il dilata généreusement son unique soufflet afin de pouvoir accueillir les manuels de géographie ou d’histoire.

Il éprouvait le sentiment de se comporter en bon cartable, fidèle et fiable. Il reconnaissait que l’enfant, en retour faisait preuve à son égard d’une conduite irréprochable. Jamais il n’avait été oublié dans un coin, ni maltraité d’aucune façon. Les enseignantes, appartenant à l’ordre de Ste Dominique, faisaient régner une stricte discipline et prônaient l’ordre et le respect du matériel tout comme l’exigeaient également les parents.

Ingénument il se persuadait que sa vie suivrait toujours ce long fleuve tranquille aux côtés de la fillette qu’il voyait grandir sans en éprouver d’appréhension. Il ne devinait pas que l’entrée en classe de sixième sonnerait pour lui l’heure de la retraite. Désespéré, il vit arriver son remplaçant, un cartable en cuir moins beau que lui mais beaucoup plus grand et possédant deux soufflets. Il dut cependant admettre qu’en dépit de toute sa bonne volonté, il n’aurait pu supporter une telle charge. Il se résigna.

 

Il se résigna jusqu’au jour où l’enfant reçut, à la faveur de sa communion solennelle, un porte-document en cuir extra plat. Cette fois le malheureux cartable ne comprit pas. Comment ce nouveau venu, à la capacité inférieure à la sienne, pouvait-il l’emporter dans le cœur de celle qu’il avait si fidèlement servie ? Déprimé, sans réaction, il passa des dizaines d’années relégué au fond d’un placard, renonçant à l’espoir de revoir le jour et de connaître encore l’odeur de la cire et la caresse du chiffon de laine.

Il supporta le choc de plusieurs déménagements, craignant à chaque fois d’être abandonné comme tant d’autres objets. À qui dut-il sa survie ? Certainement pas à l’écervelée partie sans penser à l’emporter dans sa nouvelle vie. Il continua à vivoter sur les rayons de l’armoire, dans la chambre des parents, jusqu’au jour où, après des semaines de grand silence, l’ingrate devenue grand-mère, vint vider l’appartement.

Elle s’empara alors de lui, l’ouvrit, lui huma les entrailles avec une émotion évidente, et l’emporta chez elle. Elle le déposa alors sur le cantou de paille, près de son bureau, à portée de son regard.

Elle et lui, lui et elle, aujourd’hui il devrait se réjouir, retrouver tout son éclat, son entrain de jadis, mais il ne peut s’empêcher de regretter sa première mission : servir, être utile. N’ayant pas compris que sa présence était, près de sept décennies plus tard,  infiniment précieuse à l’enfant devenue vieille, il se laisse aller  à la mélancolie. Peut-être ces lignes, toutes à lui consacrées,  vont-elles lui insufler un regain d’énergie.