Nous redescendons vers le métro par la rue de Belleville, c’est si calme à cette heure que l’on se croirait à cent lieues de Paris. C’est une soirée claire, pourtant, je ne perçois plus que l’ovale de son visage dès que nous nous trouvons entre deux lampadaires.

Elle tourne la tête vers moi, son visage attrape un peu de lumière, et me lance tout de go, l’air grave, sans précaution : « Tu sais ce qui m’a fait du bien, au cours de cette soirée, c’est que tu as lâché prise à propos de tes obsessions argentines ! Sur quoi, elle éclate de rire, un joli rire cristallin qui éclabousse de couleurs la rue quasi déserte à cette heure.

Je reste un instant silencieux, j’ai besoin d’un moment pour retrouver mes esprits tant elle m’a cueilli à froid, elle perçoit mon trouble au point qu’elle pose sa main sur mon bras en disant – ça va, pas de soucis, c’est un remerciement.

Je ne suis pas certain qu’elle se soit rendu compte qu’elle était passée au tutoiement.

Ouf, ma respiration commence à retrouver son cours normal, comme le fleuve qui au cours d’une crue est allé se dérouiller les méandres dans les pâtures et qui enfin regagne son lit.

Hier soir, comme je me l’étais promis je suis sorti diner avec Pauline, la bibliothécaire. Il est évident que dans mon esprit la situation était claire, nous n’étions pas dans une démarche de séduction, nous allions simplement échanger et travailler à faire avancer notre recherche en cours. Je pensais qu’elle profiterait de cette occasion pour m’informer de ses dernières découvertes. Je la savais méticuleuse, et qu’elle ne manquerait pas de m’expliquer comment nous allions pouvoir articuler notre raisonnement de départ à ses trouvailles récentes. Et Dieu sait s’il y en avait, toutes ces brindilles d’informations venant s’additionner aux déductions et hypothèses que nous avions élaborées jusqu’à ce jour.

Il ne pouvait être question de l’inviter à diner chez Mo, j’aurais eu l’impression de la recevoir chez mes parents, avec ma mère aux petits soins. De plus je ne voulais pas me trouver bête lorsqu’il refuserait que je règle l’addition, la honte quoi ! Depuis son intervention alimentaire lors de ma garde à vue, mon intention était de l’inviter à diner, mais il fallait encore oser le lui proposer et de cela à ce jour, je ne m’en étais pas senti capable.

Sur l’instant, l’inviter en remerciement de son intervention me semblait une démarche aisée, justifiée, ne devant pas poser de problème. Les semaines défilant, si je ne me décidais pas, j’allais finir par me trouver en porte-à-faux au point d’en paraître ridicule.

En pratique, ce fut simple comme de sauter du plongeoir à la piscine.

-       C’est une bonne idée, c’est gentil de votre part, quel jour voulez-vous que nous nous retrouvions et où, si vous avez déjà une idée ?

J’avais prévu une soirée dans un petit restaurant des hauts de Belleville, lieu original il faut le reconnaître, et étonnant par la clientèle qui le fréquentait.

-       Venez en tenue décontractée, c’est un endroit très simple, la cuisine y est typique, mais délicieuse.

Elle me regardait la tête penchée de côté, l’air de se demander si je n’allais pas l’emmener manger une boîte de sardines sous le regard attendri d’une statue du Parc Montsouris, avec pain de quatre et bouteille de blanc.

- Enfin, c’est vous qui jugerez !

Le jour venu, je lui ai un peu plus expliqué où nous allions nous retrouver. Je lui ai promis une soirée sympathique dans un de ces petits restos turcs où l’on pouvait se croire dinant dans un caravansérail. Silence sur la ligne, elle a juste opiné de la tête l’air de me répondre, on verra bien.

Nous nous étions retrouvés à la sortie de la station de métro Belleville, tout à fait raccord, car nous sommes arrivés en même temps, moi sur place depuis un quart d’heure.

Je lui ai un peu donné les codes du lieu dans lequel nous allions diner, et la façon dont la soirée allait se dérouler. Pour être honnête, je lui ai précisé que mon restaurant ressemblerait plus à une cantine pour travailleurs turcs qu’à un restaurant. Faites-moi confiance, même si vous êtes un peu déroutée par ce que vous allez découvrir, si cela peut vous rassurer, vous allez découvrir qu’ici on mange délicieusement bien.

Dans mes non-dits, je gardais pour moi le fait, qu’en dehors d’elle et la patronne il n’y aurait pas d’autre femme dans la salle, et ça, je n’ai pas osé lui en parler.

Notre entrée ne se fit pas dans la discrétion, la pièce enfumée et bruyante sembla se figer d’un coup comme un plat de mouton a été abandonné sur un coin de table. Toutes les têtes pivotèrent vers la porte, les yeux dardèrent dans un ensemble presque parfait dévisageant Sandrine, tandis qu’un silence réprobateur s’établissait.

Les hommes présents semblaient hésiter quant à l’attitude à adopter, ils donnaient l’impression de se demander si nous montrerions l’audace de nous installer à une table parmi eux ou déguerpir. Quand ils eurent compris que « c’était oui », qu’il n’y avait aucun doute à avoir, qu’en effet nous allions vraiment nous installer, ils reprirent le cours de leurs conversations.

Certains regards peu amènes mirent longtemps à se détacher de nous. La patronne, qui du pas de la porte de la cuisine avait observé la scène, sembla se détendre et vint m’embrasser ce qui instantanément clarifia les rapports. Je savais qu’elle n’aurait pas permis que l’un de ses convives ose se comporter de façon incorrecte vis-à-vis de Sandrine ou de moi-même.

Cette dernière observait d’un œil étonné la décoration un peu pathétique des lieux. Des affiches représentant Sainte Sophie, une carte de la corne d’Or accompagnée de photographies de souks et de rues pleines de vie dans lesquelles on n’apercevait pratiquement que des jeunes. Des hommes plus âges trônant derrière des étals chamarrés couverts de tissus ou d’épices, entourés d’ensembles hétéroclites d’objets allant de la bouilloire en laiton repoussé au tapis, en passant par des rouleaux de tissus et de l’alimentation.

Tout cela jauni à souhait par les vapeurs de cuisine et la fumée des cigarettes, les coins de certaines affiches se roulaient, et l’une d’entre elles déchirée permettait même de découvrir le décor de la pièce lors d’une vie antérieure.

Nous sommes restés silencieux en attendant le premier plat, ici pas besoin de choisir sur un menu, la patronne choisissait pour vous et dosait les assiettes en fonction de votre gabarit.

Des hommes entraient et sortaient, à chaque fois le même scénario se reproduisait, ils étaient frappés de la même surprise, ils marquaient un temps d’arrêt en découvrant Sandrine au milieu des tablées.

Elle me glissa à voix basse, mais suffisamment haute pour les tables voisines l’entendent, qu’il allait falloir que je l’invite ici plus souvent pour faire l’éducation de ces messieurs !

Le patron vint nous saluer, la présence d’une femme dans son établissement lui donnait le sourire, il apportait par la même occasion un plateau avec deux verres de raki et un ensemble de mézés tout à fait appétissants.

Elle paraissait étonnée de mon choix, gardant un petit sourire narquois aux coins des lèvres. Ce que dans mon esprit je traduisis par : il veut me tester et voir comment je vais réagir. Pour rien au monde, je ne lui aurais avoué que j’étais sans le sou et qu’ici la patronne me faisait crédit, et que de temps à autre je revenais donner un coup de main pour effacer mes dettes, on a son quant-à-soi !

Je suis ému de me retrouver ici avec elle dont je ne connais rien, au point que cette situation m’incite à rester presque silencieux, alors que sur son lieu de travail, je ne lui laisse pas une seconde de respiration et ne cesse de l’abreuver de mes questions.

À l'inverse, je n’ai jamais abordé devant elle le moindre élément personnel me concernant.

C’est alors que sa voix s’est mise à murmurer pour ne plus s’arrêter jusqu’à la fin du repas. Elle a une voix grave et parle bas comme le pratiquent les conteuses qui veulent fixer l’attention de leur auditoire, ce qui m’oblige à tendre l’oreille.

-       Tu sais, je suis une Parisienne de hasard, à l’origine je suis bretonne, je suis née sur les bords de la baie d’Audierne…

Elle enchaîne en me racontant son parcours de formation, sa découverte de la lecture au travers des digressions de l’un de ses professeurs qui ne comprenait pas que ses élèves ne soient pas tous des mordus de lecture. C’était selon lui, la seule méthode susceptible de les ouvrir au monde sous tous ses aspects, une petite chanson qu’il reprenait à chacun de ses cours.

Chez elle on n’achetait pas de livre, juste le journal local que son père dévorait de la première à la dernière ligne. La première fois qu’elle est entrée à la bibliothèque municipale avec ses camarades de classe, elle dit avoir ressenti l’émotion qui avait dû saisir Ali Baba découvrant le trésor des quarante voleurs, elle s’est mise à rire, et je l’écoute.

Ce jour-là, elle n’a pas osé sortir un livre des rayonnages se contentant de caresser du doigt le dos des reliures, jusqu’à ce qu’une femme s’approche d’elle et lui tende un ouvrage. Son émotion fut telle qu’elle ne se souvient plus du titre de l’ouvrage, juste du chignon bien tiré de la bibliothécaire.

Le bruit de nos pas me résonne dans la tête, son rire ses mots, le bruit du boulevard là-bas qui dans quelques centaines de mètres nous ramènera dans la vie effaçant le charme.

Il n’y a pas, je suis dans les contes et tout à coup le charme va se dénouer, les citrouilles, les rats, s’effaceront et nous nous retrouverons dans la vie.

Elle a pivoté sur ses talons, m’a tendu une main tiède que j’ai saisie.

-       Merci, ce fut une agréable soirée.

Elle a couru vers le bus qui venait de s’arrêter et je suis resté planté là un peu abasourdi.

En l’écoutant j’ai dû boire un peu trop de raki et le fil de la soirée m’a échappé.

Pas question de descendre dans le métro qui finirait d’écraser mes rêves, je décide de rentrer à pied, les brumes de mon esprit finiront certainement de s’envoler avec celles de l’aube.