Pas revu Pauline depuis notre soirée bellevilloise, elle m’avait informé qu’elle partait quelques jours en Bretagne pour recharger ses batteries à l’air iodé de la baie d’Audierne.

Le problème, c’est que n’ayant pas abordé la question de ses découvertes récentes au cours du repas, désormais il me faudrait attendre son retour pour en savoir plus.

Une disparition d’enfants en plein Paris, en période de paix, n’a rien d’anodin. Il y a là de quoi s’interroger, même si je suis convaincu que beaucoup de monde peut être au courant de certains aspects de l’affaire, on peut d’ailleurs penser que la police elle-même se taisait pour mieux réagir quand elle jugerait le moment opportun.

J’ai un sentiment de solitude dans cette affaire, et il faut bien l’avouer, je crains d’être un peu le seul à vouloir retrouver ces enfants. J’ai gardé leur portrait découpé dans l’affiche de chez Mo dans la poche de mon blouson, et à toute occasion je la présente à ceux qui veulent bien s’intéresser à leur sort.

Les documents de la bibliothèque seront de nature à nous éclairer sur la genèse de ces évènements mais ne pourront en aucun cas expliciter le mystère de ce qui s’est passé ici dans le dix-septième arrondissement de Paris. Enfin, les deux doivent se tenir, c’est certain qu’en éclaircissant l’un on trouvera la réponse à l’autre et que l’on parviendra peut-être à un dénouement heureux de cette affaire.

Les enjeux doivent être bien terribles, pour que l’on n’ait pas hésité à liquider mon ami Fred alors qu’il n’avait fait que récupérer le sac de la femme du square. Il paraît désormais évident que le nom inscrit sur le passeport officiel doit être l’une des clés du mystère.

Quels qu’aient pu être les problèmes de la famille de ces gamins, personne n’était en droit de leur faire subir pareil cauchemar à eux et leur mère. Je sais pourtant au travers des récits de l’Argentine de ce que les hommes sont capables de faire endurer aux autres hommes, des violences pouvant dépasser l’entendement. J’ai désormais une idée assez précise de ce qui a pu se passer là-bas, mais je me refuse toujours à envisager la vérité.

Pendant que je réfléchis à l’histoire de ces deux-là, je mets de la distance entre mes parents et moi, ils m’ont conçu, m’ont aimé, puis un beau jour, planté là au bord de la route sans un mot sans un adieu. J’ai frôlé la correctionnelle, mais j’ai survécu, leur violence à mon égard était pourtant réelle sans qu’en aucune façon j’aie mérité un tel traitement.

Mon père m’avait si souvent raconté l’histoire de la vague déferlant sur la jetée qui emportait ma mère, alors qu’il me récupérait de justesse, que je m’étais approprié son récit. C’était simple, c’était clair, le récit d’un accident, bête, mais un simple accident dû à l’imprudence.

Jusqu’au jour où j’ai été surpris de percevoir les premiers souvenirs émergés de la vague et remontés dans ma mémoire.

J’étais avec elle sur la jetée, j’en suis maintenant certain, c’était amusant, car nous étions trempés d’écume après l’explosion de chaque vague. Elle s’est tournée vers moi m’a juste demandé de rejoindre papa qui criait là-bas au bout de la jetée, il s’est mis à courir dans notre direction. Quand la vague a cueilli ma mère comme elle aurait cueilli une fleur, elle ne revenait pas vers le quai, elle nous quittait, elle s’éloignait pour aller au-devant de la vague…

Comme quoi un simple fait divers, aussi bien raconté qu’il est ne veut pas toujours signifier ce que l’on voudrait bien lui faire dire.

Assis sur les marches je grille une cigarette, je remplace en urgence, Élise, hier soir elle n’a pas osé venir travailler pour cause d’hématomes sur le visage.

J’entends An Binh qui travaille dans sa cuisine, elle ne va pas tarder à venir constater où j’en suis, alors au travail.

Rien de tel que de travailler pour relativiser toutes les anicroches de la vie, je passe donc en mode méditation et le nez dans la plonge je fonce.

Le problème, c’est que lorsque l’on a laissé la vaisselle de la veille sans même la rincer, la tâche du lendemain s’en trouve compliquée, et nécessite plus de temps et d’énergie. Il faut contrôler les paniers l’un après l’autre à la sortie de la machine, et repasser au lavage ceux qui paraissent douteux. Côté marmites, faitouts et casseroles, je ne suis pas déçu du voyage, je ne sais pas ce qu’ils ont fabriqué hier quelle nouba il y a eu, mais il y en a tant que j’ai l’impression que je n’en viendrai jamais à bout.

Le compagnon d’Élise ne perd rien pour attendre, quoi que puisse en penser Mo, j’ai prévu de lui organiser une correction, une raclée sévère qui lui enlèvera l’idée de recommencer à passer ses nerfs sur sa compagne.

An Binh me tape sur l’épaule me sortant de ma phase de torpeur vaporeuse,

- Il faut que tu viennes m’aider en cuisine, Mo est absent, il est malade !

Ce n’est pas possible, Mo, s’il est taillé comme un hanneton, ricaneraient mes copains, a en réalité la résistance inimaginable des gars du bled habitué à marcher sur des distances énormes, avec pratiquement rien à manger dans leur musette. Je ne l’ai jamais connu souffrant, ni entendu se plaindre.

Qu’il soit absent du travail, ce n’est pas son genre, Il faut qu’il soit bien atteint pour en arriver là.

An ne semble pas inquiète, elle se montre surtout agacée de ces contretemps, Sara tout d’abord avec ses problèmes de couple, puis Mo et sa santé. Pour être bien elle a besoin que tout soit huilé et tourne sans problème, elle aime l’équilibre, on peut la comprendre, mais personne ne peut décider pour le sort.

Je crois que ce qui la perturbe, c’est qu’elle a peur de ce qui risque d’arriver. Le désastre que l’on s’efforce de ne pas imaginer pour ne pas prendre le risque d’y être confronté.

Avec Mo, ils s’en sont sortis grâce à leur association. Contrairement à l’adage qui veut que les ennuis se cumulent, ils ont démontré qu’une misère plus une autre ne donnait pas obligatoirement une situation plus désastreuse encore, et qu’avec de l’effort et de la persévérance on pouvait quelquefois s’en sortir.

Pour qu’une telle organisation à l’équilibre financier sur le fil du rasoir puisse fonctionner, il ne faut pas que se produise le moindre incident, et là ce n’était pas un incident qui se profilait, mais une panne grave qui pouvait provoquer la chute de tout l’édifice.

De la plonge je me suis retrouvé propulsé au fourneau en moins de cinq minutes, moi qui ne cuisinais jusque-là que des pâtes et des œufs sur le plat, même pas de bifteck, c’est trop cher.

J’ai alors découvert une An Binh fort différente de celle que je croyais connaître, jusque-là je ne l’avais observée que de loin, un peu effacée derrière Mo. En réalité, ce devait être elle l’âme de l’association, énergique tenace ne lâchant rien.

Il fallait qu’en quelques heures, elle m’inculque les bases de la cuisine algérienne et ce n’était pas gagné d’avance. Toutefois, je dois dire à ma décharge que j’étais décidé à être un élève de bonne volonté, attentif et travailleur.

Elle a supprimé la carte pour cette journée, et décidé que ce serait plat unique, couscous boulettes, elle s’occuperait des boulettes, à moi de cuisiner les légumes et la semoule.

Qui pourrait croire qu’il faut éplucher autant de légumes pour ce plat ? c’est effarant, je n’en voyais pas le bout, et moi les légumes, c’est simple, je n’en mange jamais sauf des frites et les légumes du couscous de Mo ou des soupes d’An.

-       Tu les laves soigneusement et tu les coupes en morceaux ensuite, on les cuira à la vapeur, pour qu’ils ne soient pas remplis d’eau.

Je suggérais timidement que l’on pourrait aussi proposer des merguez, elle faillit me renvoyer dans les cordes, puis elle sourit, notre entente partait sur de bonnes bases.

Devoir préparer de la semoule me semblait une tâche à ma portée qui n’allait pas me poser le moins de problème, je m’imaginais jetant toute cette poussière de céréales dans une grande bassine d’eau bouillante.

Elle m’a regardé l’œil septique, elle devait penser : il se moque de moi, ou il lui manque quelques neurones.

En rentrant à mon appartement, bonne ou mauvaise nouvelle, je n’osais pas ouvrir l’enveloppe pour le savoir, j’avais reçu une convocation pour un rendez-vous chez la juge d’instruction, ainsi va la vie, les ennuis quand ils arrivent, ils ont toujours de la famille.

Il faudra que je téléphone aux copains pour me trouver un remplaçant pour faire la plonge.