En levant les yeux de ma plonge je constate que la pièce est tout embuée, égaré dans mes pensées je ne m’en étais pas aperçu. Quelques minutes plus tard je récidive, la vapeur d’eau a alors été évacuée par les ventilateurs, la pièce libérée devenant perceptible dans tous ses recoins, mais quelque chose a accroché mon esprit, sans que je parvienne à percevoir de quoi il s’agit.

Je reste quelques instants à observer les lieux sans rien percevoir de précis, la plonge est à sa place, le râtelier à marmites aussi, les casiers pour les plats et les assiettes n’attendent plus que je les complète. Les paniers de verres, de tasses, et de couverts tapis dans l’ombre dorment du sommeil des justes jusqu’au prochain service.

Le malaise est venu comme ça petit à petit sans que j’en prenne conscience, il s’est glissé en moi y laissant une trace baveuse d’escargot sans que j’en aie rien perçu, un détail, un ressenti et c’était parti. Au début je tenais dix minutes, voire un quart d’heure sans y penser, ensuite, l’oppression se faisant sentir, je n’avais pas d’autre solution, que de me précipiter sur la poignée de la porte et de sortir.

Au travail c’est simple, il suffit de laisser portes et fenêtres ouvertes pour que je me sente à l’aise, sinon, il reste toujours la solution de multiplier les pauses cigarettes. J’éprouve le besoin d’être dehors, d’apercevoir le ciel et de respirer.

Depuis la disparition d’Anne, je mène une vie de folie. Je cours à la bibliothèque pour poursuivre mes recherches à propos des enfants disparus du square. Aussitôt terminé, je me mets en quête et je la cherche partout là où je pense pouvoir la trouver ; en dehors de ça je suis à mon poste à la plonge. Ah oui j’allais oublier, lorsqu’il me reste un espace de temps libre, je dors, enfin si je peux

Je poursuis la recherche des enfants sans trop y croire, je suis désormais persuadé que c’est une démarche qui n’a que peu de chances d’aboutir, soit ces enfants sont loin, soit tout simplement ils sont morts.

Être plongeur présente des avantages et des inconvénients, d’une part ce travail me donne les moyens de vivre, sans oublier qu’il est une amarre solide dans la réalité du quotidien. Alors que par ailleurs il présente l’inconvénient d’être répétitif et rythmé, ne me laissant qu’une petite marge de manœuvre pour organiser mes activités de recherche et gérer ma vie quotidienne.

Cette activité se pratique dans des lieux humides, et en ce qui concerne le restaurant de Mo, c’est dans un local sombre et peu avenant, ce qui n’est pas le bon moyen de garder le moral !

Alors que moi, en ces journées de tension stressantes, ce dont j’ai besoin, c’est d’air, de soleil, et de temps libre.

Depuis qu’Anne a disparu, j’éprouve le besoin de parcourir ce que j’appelle le triangle infernal : une figure dont les sommets sont déterminés par son domicile, la galerie, et le commissariat de police.

J’effectue cette boucle de la quête, lorsque mes activités me laissent un espace-temps. Je n’y déroge pas que ce soit le matin, l’après-midi, le soir, ou même la nuit, pour le cas ou une lumière allumée trahirait une présence, indiquant qu’elle est de retour.

Au début, je me présentais régulièrement au commissariat de police lors de mes tournées, espérant y trouver des informations, ça amusait le planton de l’accueil. Puis mes visites les ont exaspérés ils m’ont poliment prié de les oublier pour finalement m’interdire l’accès des lieux.

Si je laisse monter la peur en moi, je vais me retrouver dans l’incapacité de bouger, tétanisé comme du temps où je rêvais toutes les nuits que j’étais posté sur les falaises de Normandie.

*****

-       An Binh comment tu le trouves en ce moment ?

-       Claude ? ben je ne sais pas quoi te répondre, comment t’expliquer. Il est maigre comme un loup solitaire, fume de façon déraisonnable, semble ne plus avoir sa tête à lui.

-       Tout ça me semble un bon portrait, mais, ce serait plus à son comportement que je faisais allusion. Il ne tient pas en place, entre et sort sans arrêt, ne supporte pas que l’on ferme la porte, tu comprends ? il m’inquiète !

Évidemment qu’elle comprend ce qu’il veut dire, que se figure-t-il ? Que les femmes sont aveugles à ces dérèglements. Mais elle ne tient pas à créer la polémique pensant que l’état de Claude est relatif à tout ce qu’il vient de vivre et que le temps finira par l’apaiser.

Il n’a pas été prudent, il aurait dû accepter de laisser le temps lui permettre de se remettre de son séjour en prison, période de sa vie qui n’a pas dû être une promenade de santé.

Tout juste était-il libre, que déjà la vie lui tendait des traquenards. Il faut reconnaître qu’il les cherchait et s’y jetait à corps perdu.

Quel besoin aussi d’aller s’installer si rapidement avec Sara, la peur de la solitude sans doute. La pauvre est adorable, mais sa vie personnelle est déjà fort compliquée, elle porte sur les épaules tant de questions à régler, que l’idée de penser à prendre en charge un homme à la dérive n’était pas d’actualité.

Sans omettre sa lubie de vouloir partir à la recherche des enfants disparus, là, c’est le comble, des enfants dont il ne savait rien et dont l’histoire ne le concernait absolument pas.

Elle culpabilise cette affaire, considérant que c’est de sa faute, si elle n’avait pas oublié cette affichette derrière le rideau, rien ne serait arrivé.

Lui il arrivait l’esprit vacant et la tête pleine de besoin de réparations, alors il s’était jeté dans cette quête sans réfléchir aux conséquences et à ce que cela pouvait présenter comme danger pour lui.

*****

La nuit il ne rencontre pas de problème, il peut rester dehors à hurler aux étoiles sans qu’on le remarque, pas question d’attendre enfermé à l’appartement que le sommeil vienne le tirer de sa hantise.

Il n’ose parler à personne de ce qu’il ressent, cette sensation étrange qui lui donne l’impression qu’entre lui et l’espace qui l’entoure il ne perçoit pas de limite.

Il ne se déplace pas dans le monde, il y flotte comme un ectoplasme. Je sais bien que cette histoire a l’air ridicule, mais je n’y peux rien c’est la vérité. Le plus terrible c’est de sentir son environnement se refermer, tout ce qui l’entoure se resserre petit à petit sur lui pour en définitive le maintenir comme écrasé dans un scaphandre. Pour qu’il se sente sente bien il faudrait qu’en permanence il sorte ou que pour le moins il puisse se déplacer dans des lieux non clos. Ce peut être aussi un espace où l’on trouve au moins une porte ou une fenêtre qui reste ouverte en permanence, condition minimale pour qu’il ne se retrouve pas en état de transe.

Je sens bien qu’An Binh me regarde d’un air suspicieux au point que je me demande si elle n’a pas compris les sensations perçues par mon corps.

Je suis vraiment un malade, je ne supporte pas de ne plus voir Anne, alors que je me demande ce que je pourrais bien vivre avec elle. Je n’ai pas oublié que ce n’est qu’après le retour du compagnon de Sara que je me suis retrouvé chez elle.

Je vis une expérience de glissement des plaques tectoniques de ma vie, mon enfance vient percuter le présent et le soulever créant des chaines de montagnes. Le présent est lui-même agité par les mouvements de plusieurs plaques aux poids et dimensions confuses qui chacune ne s’en laissent pas compter. Entre autres je perçois de multiples séquences de vie :  la mort de mes parents, celle de mon ami d’enfance, la recherche à la bibliothèque. Tout n’est pas aussi difficile, même si certaines confrontations sont violentes, le crime que nous avons commis, l’absence d’espérance en l’avenir, les pressions de la police. Certaines sont plus angoissantes, comme Mo et An Binh qui me scrutent en permanence.

Je sais bien qu’il en est ainsi pour tout le monde, que chacun d’entre nous est confronté à des questions multiples dans lesquelles il est seul à pouvoir déterminer des éléments de réponses et des pistes de vie à suivre.

Pour ne pas être écrasé en cours de ces manoeuvres il faut savoir sauter d’une plaque à l’autre comme les « Cageux » qui conduisaient les trains de bois des rivières d’Amérique du Nord au siècle dernier.  Gare à celui sur qui le piège se refermait alors qu’il barbottait entre deux trains de bois, car alors, son histoire s’arrêtait là.

*****

Aujourd’hui dans la boîte aux lettres j’ai trouvé, une convocation de l’Office central de lutte contre le trafic des biens culturels où je suis convoqué en vue d’une confrontation avec un représentant de la famille propriétaire du tableau. Il fallait bien que ça arrive un jour, je suis heureux, je vais enfin pouvoir leur prouver ma bonne foi.

 J’y trouve aussi, une grosse enveloppe de photocopies d’articles concernant les mères de la place de Mayo en Argentine. Ma bibliothécaire n’a pas mes états d’âme elle poursuit le travail, et me fournit là de quoi occuper mes prochaines nuits blanches.