Je suis en train de baisser le rideau de fer, quand le téléphone sonne, encore un casse-pied qui attend la dernière seconde pour poser des questions, c'est que moi j'ai des courses à faire !

Ce n'était pas un casse-pied, depuis cet appel, je pleure, au début, ça n'a été qu'une boule dans la gorge, puis les larmes ont commencé à sourdre et me couvrir les joues encore et encore et ça ne s'arrête plus.

Ils ont été polis, très professionnels.

Bonsoir, vous êtes bien Anne …la gérante de la galerie …

Oui, mais je suis fermée à cette heure, si vous pouviez me rappeler demain…

Je ne me suis pas présentée, police nationale service des biens culturels volés, vous voulez en savoir plus ?…

Qu'est ce que c'est que cette affaire, il n'y a dans ma galerie aucune toile appartenant au monde dans lequel évoluent ces équipes de policiers spécialisés.

Vous connaissez un certain monsieur …?, vous saviez que c'est un repris de justice en liberté conditionnelle ?

Je le connais en effet, mais …

Ne rien dire, enfin le minimum. Le salaud ! J'espère qu'il ne m'a pas embarquée dans une de ses combines crapuleuses.

Le froid commence à me prendre les doigts pour progressivement gagner tout mon corps, je tremble tellement que je dois écarter le combiné de mon visage pour éviter de me faire un bleu au coin de l'œil. J'attends la suite, je suis tétanisée.

C'est bien vous qui avez envoyé une toile de Marie Laurencin intitulée "La belle alanguie" au laboratoire… pour expertise.

Réfléchir à trois cents à l'heure, ne pas se faire piéger, je sens les mâchoires du piège se refermer sur moi, et ce sentiment de panique me met dans une rage folle.

Je n'arrive pas à imaginer que ce type avec qui je partage une partie de ma vie et surtout de mes nuits ait pu me monter un coup pareil, ne m'aurait-il approchée que pour tenter de me faire écouler une œuvre volée ? Quand je pense que pour le secouer un peu, la dernière fois que nous nous sommes vus je l'ai asticoté en riant à propos de son job " de plongeur de restaurant". Remarque qu'il a d'ailleurs fort mal prise, en réagissant comme un ado, ramassant son blouson et partant en claquant la porte, désormais le seuil de cette porte mon petit vieux, tu n'es pas prêt de la repasser.

Vous devez avoir ses coordonnées, adresse, téléphone, enfin donnez nous ce que vous avez.

Impossible je ne donne pas les adresses de mes clients comme ça par téléphone.

Il faut bien essayer de gagner du temps.

Si vous préférez venir au poste petite madame, qu'à cela ne tienne, c'est à vous de choisir, mais vous pourriez vous retrouver placée en garde à vue pour entrave à une enquête judiciaire.

Comme il y va lui, ce ton persifleur, je n'ai nullement l'intention d'entraver quoi que ce soit, mais qui me dit que c'est bien un policier hein ? Ça peut être n'importe qui, il en a de bonnes. D'un autre côté, si c'est bien la police je n'ai aucune envie de passer la nuit au poste pour ce salaud, je n'ai pas non plus l'intention de le couvrir et de plonger pour lui.

D'une voix atone je décline son nom, son adresse et son numéro de téléphone.

À l'autre bout du fil, je les entends qui discutent, il y en a même un qui ricane :          

Qu'est ce que je t'avais dit qu'elle allait cracher le morceau.

Que va-t-il se passer ?

Nous allons le cueillir au nid demain martin à l'aube, c'est la loi. Un conseil faites qu'il soit chez lui, toute tentative de votre part pour le prévenir entrainerait immédiatement votre mise en examen pour complicité. C'est compris ?

Oui évidemment, mais ce tableau il a été volé où et quand ?

Vous êtes bien curieuse tout à coup, c'est avant qu'il aurait fallu vous en inquiéter et vous montrer plus perspicace le jour où il est venu vous le présenter. Il a été volé en 1943 par les nazis.

C'est quoi cette ânerie, en 1943 il n'était même pas né, et là, la boule envahit tout l'intérieur de mon corps. Il faut que j'aille le voir, qu'il m'explique, il ne peut pas me faire çà à moi, il y a quelque chose qui cloche.

Ce flic a raison, c'est trop tard, si je vais le voir, ou si je lui téléphone, ils vont se faire un plaisir de m'emmener au poste et de m'envoyer devant le juge, et alors c'en est fini de mon job et de ma réputation. Ils le savent, et ils s'en délectent.

Il est vingt-et-une heures, dans neuf heures ils l'auront bouclé, je passe d'une pièce à l'autre en mordant mon mouchoir. Il doit bien y avoir une solution, téléphoner d'une cabine en changeant ma voix, c'est idiot ils savent qu'il n'y a que moi qui suis au courant, là, ils parleraient de complicité active.

Vingt-trois heures, reste sept heures, je n'y tiens plus, il faut que je sorte.

A ce moment, je comprends mieux ses élucubrations, quant il me raconte certaines de ses nuits au cours desquelles il faut qu'il sorte et marche dans Paris à longues enjambées, qu'il erre en guettant la lune ou les premières lueurs de l'aube.

Moi ce que j'aime, c'est marcher en trainant les pieds dans les tapis de feuilles mortes en automne, quand un coup de gelée les a fait tomber toutes d'un seul coup, et que je les fais voler à grands coups de pieds. J'aime aussi lorsqu'il pleut me promener en esquivant les grandes flaques d'eau qui donnent aux trottoirs des aspects de patinoires.

C'est poétique le silence de la ville assoupie, ses rues rectilignes et vides, avec selon les endroits des éclairages très vifs, ou des petits recoins aux lumignons jaunasses qui ont des airs de boudoirs.

Habituellement je n'entre pas dans les cafés, on y rencontre toujours les mêmes types de population, les alcoolos de service qui squattent le bar, le déprimé blafard qui cherche quelqu'un à qui raconter ses angoisses et là très peu pour moi. Les plus dangereux, ce sont ces mecs qui ne veulent pas passer la nuit seuls et qui vous harcèlent et vous collent, les mains baladeuses toujours en mouvement. Ils ne vous lâchent pas, voire vous suivent jusque devant votre porte avec des propositions salaces.

Si je suis là, c'est qu'il faut que je boive, et en plus quelque chose de brutal m'éclate la tête et la conscience d'un seul coup, si j'étais restée devant le téléphone j'aurais fini par craquer et faire une bêtise.

Minuit, encore six heures, je suis de retour chez moi, l'atmosphère était trop glauque et je suis partie en courant, le téléphone est là qui trône dans la pénombre de l'entrée, je passe devant en faisant semblant de ne pas le voir.

Je dors un moment sur le canapé, roulée en boule comme un épagneul, au réveil j'espère sans y croire qu'il va m'appeler, ou bien que la sonnette va retentir pour me dire qu'il est en bas devant la porte et qu'il me demande s'il peut monter, il m'a fait le coup si souvent. Au début je n'osais pas lui ouvrir tant j'avais le cœur à la chamade et lui dans l'interphone qui me chantait des chansons pour m'attendrir. À chaque fois j'ai cédé, me dépêchant d'allumer des bougies et de bruler de l'encens le temps qu'il monte les étages quatre à quatre.

Il est une heure du matin, restent cinq heures, je dois avoir le visage comme la pleine lune, gonflé et bouffi par les larmes. Ils ont dû me prendre pour une cinglée tout à l'heure au café, j'avais oubliée que je ne m'étais pas démaquillée et que les larmes avaient fait couler mon maquillage sur mes joues.

Je suis pathétique dans le miroir où je viens de me découvrir un visage de clown triste, je comprends mieux pourquoi aucun homme ne m'a abordée ce soir. Le rimmel a tracé de grandes balafres qui se perdent dans mon cou, mon rouge à lèvres a débordé de ma bouche et me mange désormais la moitié du menton, quant au bleu qui s'étalait sur mes paupières et sous mes yeux il a gagné la moitié des joues me donnant des airs de poivrote aux yeux pochés, je m'en sors bien, c'est une chance que le patron n'ait pas appelé police secours pour me faire interner à Saint Anne !

Je ricane amèrement, tout ça ne résout pas mon dilemme, le policier avait parfaitement posé le paysage :

-       Si tu lui parles, tu vas en prison et il te lâche car tu l'as balancé, pour les mecs du milieu une balance ça ne vaut plus rien.

-       Si tu ne lui parles pas, là, il t'en veut à mort de ne pas l'avoir prévenu de la menace et laissé se faire arrêter.

D'une façon ou d'une autre, je suis grillée, et puis, allez savoir comment ils lui présenteront l'affaire, ils sont bien capables de lui dire que c'est moi qui ai fait le signalement. Alors qu'à aucun moment je n'ai pensé qu'il fallait que je me borde de ce côté.

Cinq heures, encore une heure, je décroche le téléphone pour prévenir MO, je me dis que lui saura peut-être me dire ce que je dois faire, à la dixième sonnerie je raccroche, c'est le numéro du restaurant je ne connais pas son numéro personnel.

Admettons que ce soit un voyou, la question ne se pose même pas, il m'a raconté toute leur histoire, et quand Fred est mort c'est chez moi qu'il est venu chercher asile et réconfort. Mais il était gentil toujours aux petits soins et ça me faisait du bien d'avoir quelqu'un sur qui me reposer.

Six heures, c'est fini, je n'ai plus rien à espérer, ils doivent être devant sa porte et cette fois il est définitivement trop tard pour que je fasse quoi que ce soit.

***

On cogne dur à la porte, j'ai compris, qu'est ce qu'ils me veulent encore, rien de tel que les flics pour vous faire une réputation dans votre immeuble. On voit bien que leur prochain leur est très cher, pourtant je respecte scrupuleusement mon contrôle judiciaire, il faut ouvrir avant qu'ils ne déglinguent la porte car ils ne paient pas les réparations.

Ils sont deux avec derrière en serre-file la bignole qui fait une tête de six pieds de long et qui me roule des yeux furibards. C'est un réveil en fanfare qu'elle n'est pas près d'oublier.

Bonjour messieurs, que puis-je faire pour vous ?

Ils brandissent leurs cartes à bout de bras et ont enfilé des brassards de police, c'est dire que la cause est grave et ils insistent sur le mot police. Ils sont rigolos, comme si je n'avais pas compris.

C'est ça fais ton mariole, tu es seul ?

Oui je crois, mon humour passe mal.

Vas t'habiller on t'embarque.

Je peux savoir ce qu'on me reproche ?

Tu le sauras bien assez tôt, va te fringuer, on t'accompagne.

Tout de suite les familiarités et la perte d'intimité, j'ai l'impression de jouer dans une super production "Le lever du Roi à Versailles".