« Je veux bien vous raconter ma vie, mais il ne m’est pas arrivé grand-chose. 

 N’étant « pas doué pour le chagrin », je me garde, depuis toujours, de tout engagement, me refuse à tout véritable attachement. L’un comme l’autre ne m’apporteraient indubitablement que désillusions et souffrances. J’ai vu mon père ulcéré par le manque de reconnaissance de ses supérieurs en dépit de son dévouement. J’ai vu ma mère pleurer lorsque ses enfants quittaient, un à un, le nid. Je les ai vus déstabilisés, blessés par la versatilité de leurs amis. Je me suis alors promis d’écarter, à jamais, de ma vie toute passion.

Je suis un employé certes consciencieux mais qui exécute sa tâche avec flegme, indifférence. Je classe les dossiers de tous les meurtris de la vie. Ceux qui ont recours à leur avoué, à leurs clercs dont je suis, pour résoudre leurs conflits. Ils ne trouvent en moi qu’un professionnel aguerri mais jamais compatissant. À mes yeux, ils ont tous le même visage grisâtre.

Grisâtre comme le souvenir que je conserve de mon épouse décédée il y a une vingtaine d’années et que je n’ai jamais cherché à remplacer. Celle-ci me convenait en tous points : efficace dans la tenue du ménage, discrète et respectueuse de ma philosophie de la vie, jamais elle n’a tenté de me convaincre de l’engrosser. Nous avons cheminé ensemble, tranquillement, jusqu’au jour de sa mort. Je lui reste reconnaissant de m’avoir épargné les complications liées à une longue maladie tout comme le spectacle d’une lente agonie.

Après sa mort, j’ai quitté le pavillon situé en haut de la côte dominant les anciennes tanneries. La vue du jardin qui l’entourait, devenu la proie des herbes folles, m’indisposait. Ne possédant aucun goût pour le jardinage et n’éprouvant en outre aucune attirance pour les fleurs, je pris alors possession du deux pièces, autrefois habité par ma grand-mère, dont j’avais hérité peu de temps auparavant. La grande pièce, donnant sur la rue, me sert toujours, de cuisine, de pièce à vivre, de bureau. La petite, celle où mon aïeule entreposait ses récoltes pour l’hiver, a vue sur la cour et le clocher de St Christophe. Elle me tient lieu de chambre dans laquelle le son de l’angélus pénètre chaque matin m’évitant ainsi de régler la sonnerie de mon réveil.

Ma vie se déroule toute entière dans la même petite ville des basses Vosges où j’ai vu le jour il y aura bientôt soixante ans. Où ma mère a également vu le jour dans une maison à présent disparue au profit d’une place où se réunissent, en d’interminables conciliabules, les fidèles à la sortie de la messe dominicale. La plupart se rendent ensuite, en cortège, à la pâtisserie qui fait le coin de la rue. Pâtisserie tenue par la même famille depuis plusieurs générations et qui a fait sa spécialité du célèbre Néocastrien : gâteau meringué aux noisettes avec une mousse pralinée.

 Mon logement se situe rue Verdunoise à quelques centaines de mètres en contrebas. Cette rue, le plus souvent tranquille, se transforme au cœur de l’hiver en une redoutable piste de luge. Piste d’autant plus dangereuse qu’elle rejoint celle de la rue Gohier, plus pentue encore. L’on y assiste à d’impressionnantes collisions de traineaux. J’évite alors d’emprunter ma rue aux heures où ces garnements se déchainent, craignant d’être percuté ou de recevoir l’une de leurs grosses boules de neige bien tassée autour d’un caillou. Je les soupçonne d’ailleurs de viser mon chapeau avec adresse.

Je préfère alors, à la sortie de l’étude, me rendre, au coin de la rue de France, au café Pollet où je prends une grande tasse de Viandox. Elle me tient lieu de potage du soir. En attendant que ces effrontés rentrent chez eux pour le diner, je lis mon journal dans le coin de la salle le plus éloigné du billard. Celui-ci attire chaque soir quelques habitués auxquels je me suis toujours refusé de m’associer.

Je reconnais, en effet, mais sans honte aucune, fuir le contact de mes semblables. Celui inévitable de mes collègues ou de mes clients me pèse trop pour que je puisse en accepter, et moins encore en rechercher, d’autres. Chaque jour, je glisse, sans heurt et sans ennui, de l’étude à mon logis, de l’étude au Pollet ou, aux beaux jours, à la promenade des Marronniers dont j’apprécie l’ombrage.

Depuis le décès de mes parents que j’ai conduit au cimetière sans émotion particulière, j’ai rompu avec tous les membres de ma famille. Je passe des weekends solitaires consacrés à quelques flâneries dans les alentours, aux soins de mon petit ménage, à la lecture de récits de voyages. Ceux-ci suffisent à satisfaire pleinement le peu d’intérêt que je nourris à l’égard de la découverte du reste du monde. Ce train-train pourrait paraître insipide aux yeux de bon nombre de mes contemporains mais il me convient parfaitement.

Mes étés sont tout aussi dénués de surprises. Je mets à profit mes vacances pour effectuer trois semaines de cure à Vittel. Grâce au thermalisme, je préviens efficacement toute pathologie rhumatismale ou digestive. J’apprécie particulièrement le calme de la véranda des thermes où le silence est de rigueur. Cette consigne me permet de profiter de la diffusion d’une musique douce propice à une sieste réparatrice. Je fuis par contre la tisanerie lieu de rencontre de curistes désireux de partager leur ressenti ou d’échanger quelques ragots.

Comme je vous l’avais annoncé en préambule, vous pouvez constater que le chagrin n’a pas place dans ma vie parce que j’ai su me garder de tout engagement, de toute amitié ou amour. A présent, il me faut vous quitter impérativement car c’est l’heure où Roucoucou, ma pigeonne de hasard, postée sur l’appui de ma fenêtre, attend ses graines.

 

Renée-Claude (Avanton octobre 2015)

Le narrateur-personnage écrit en « je », résume une vie où il n’est pas arrivé grand chose