Comme vous le savez déjà je suis né le 7 février 1941. Ma mère m’a élevé seule dès mes premières années, mon père était « retenu » en Allemagne, matricule 7879.

Quand il est rentré, j’avais 5 ans, je revois une longue silhouette engoncée dans une capote militaire de couleur sombre qui pue le tabac froid. J’entends ma mère.

- Embrasse ton père.

- Bonjour petit.

Le lendemain, plus personne. Le matricule 7879  est reparti.

Où ? je ne l’ai jamais su, ma mère s’en fichait, cinq ans d’absence, c’est long, elle avait appris à se passer de lui, son métier de couturière lui permettait de nous faire vivre et c’était très bien ainsi.

Nous habitions tous les deux la petite maison de bourg qu’elle avait héritée de ses parents.

Je pense qu’elle n’a jamais tenté de retrouver mon père pas plus qu’elle n’a cherché à divorcer. J’étais un enfant sans père mais pas le bâtard d’un boche  donc  pas de quoi émouvoir la population d’après guerre qui avait d’autres chats à fouetter.

Est-ce que mon père m’a manqué ?

Non, pas vraiment, je pouvais m’inventer un père à ma convenance tantôt officier américain, tantôt  espion anglais ou que sais-je encore… J’oubliais aisément que je n’étais que le fils d’un simple soldat qui avait survécu à 5 ans d’emprisonnement au fin fond de la Poméranie occidentale mais qui n’avait pas supporté la vie de famille plus de quelques heures.

Cela dit, j’ai été bien élevé, ma mère tenait beaucoup à ce que j’aie une bonne éducation et elle m’a mis très tôt en pension dans un collège catholique.

Bah… Ce n’est pas ce qu’elle a fait de mieux, la brave femme, car je peux bien l’avouer maintenant, la séparation a été un déchirement. Mais j’ai caché mes larmes. Un homme ça ne pleure pas. D’autant plus qu’au collège, il n’y avait pas de place pour les mauviettes.

Pendant toutes ces années je me suis exercé à ne laisser transpirer aucune émotion.  Je me protégeais mais en même temps je faisais le vide autour de moi. J’étais un solitaire, un « peineux » m’avait dit un jour un camarade, mais là il se trompait, je n’étais pas malheureux. Je n’avais pas d’amis, mais pas d’ennemis non plus, tous m’appelaient « machin » , ça me convenait tout à fait.

En classe,  je ne faisais pas de vagues ;  pour  mes professeurs j’étais un bon petit élément, c’est à dire un élève sans problème majeur, ni trop bon ni trop mauvais.

Quand j’ai été appelé sous les drapeaux, on était en pleine époque des « événements » d’Algérie, j’ai été envoyé dans la région de Mostaganem… Finalement, j’y étais bien, un numéro parmi les autres, comme mon père, un matricule. J’avais appris à ne pas moufter.. De bon petit élément, j’étais devenu un bon petit soldat. Toujours prêt à obéir aux ordres avec juste ce qu’il faut d’empressement pour être apprécié des chefs et ne pas passer pour fayot auprès du reste de la troupe.

Et puis surtout j’aimais les armes. J’aimais le contact du métal contre ma joue. J’aimais l’attente embusquée. J’aimais me sentir important sans pour autant être obligé de me dévoiler. J’aimais cette impression de terrain de jeux grandeur nature que m’offrait une  situation de guerre.

J’aurais bien aimé rester dans l’Armée mais la santé déclinante de ma mère m’a contraint à revenir vivre auprès d’elle. Deux ans auparavant, son médecin avait diagnostiqué une insuffisance cardiaque et elle avait dû peu à peu abandonner sa Singer.

J’ai fait des petits boulots à gauche à droite, cette vie d’errance professionnelle m’allait comme un gant. Pas d’attaches. Je me fondais dans le paysage.

Les femmes ?

Oui, j’en ai rencontré quelques unes. Plus par hygiène qu’autre chose, de toutes façons, je ne pouvais pas abandonner maman et encore moins lui imposer la présence d’une étrangère.

Puis ma mère est morte,  elle s’est endormie et elle ne s’est pas réveillée.

Je n’ai pas pleuré. Je ne suis pas doué pour le chagrin, je l’ai accompagnée au cimetière et au retour j’ai rejoint les copains, mais comme plus rien ne me retenait ici, le lendemain j’ai tout bazardé et je suis allé rejoindre le Kaiser. Un drôle de mec qui avait fait la Légion, dont on ne savait pas grand chose, même pas son vrai nom.

- Louis Vontergheim, citoyen belge.

- Ah bon ?… Si vous le dites….Vous ne pourriez pas éteindre ce projecteur ? Ca sert à quoi de me le braquer en pleine face, je ne vais pas me sauver !.. Ah… Merci… Mais… qu’est-ce que j’étais en train de vous raconter ?… Ah oui, le Kaiser… Eh bien, j’avais trouvé en lui mon alter ego. On restait des heures assis dans un bar, toujours le même, sans échanger plus de trois mots, « bonjour » compris.

Cela dit, il arrivait parfois que le Kaiser ne vienne pas au rendez-vous, il s’absentait plusieurs jours, puis il réaparaissait.

- J’ai bouclé mon contrat, disait-il d’un ton neutre.

Et voilà qu’un matin, après une de ces fameuses absences,  il me déclare tout à trac.

- Tu veux que je te présente à mon boss ?

Je n’avais rien sur le feu à ce moment là, j’ai dit oui.

Bizarre la vie. La semaine d’avant je mettais en rayon les produits surgelés dans un grand magasin et…

- …quinze cadavres plus tard,  vous êtes devenu tueur à gages…

- Exact. Comme je vous disais, la vie est bizarre… car dans le fond…à part ça…il ne m’est pas arrivé grand chose…

 

                                                                                             FIN