En direct de la section romans et bibliographies d’une Bibliothèque de Quartier… Melle Legris, souris grise, employée là depuis 27 ans, trouve le temps long !...

  

        « Avec ces jours qui raccourcissent... Encore une heure à tirer ! Ouf ! À 18h je suis dehors ! J’attrape le premier bus, je m achète une tomate farcie chez  Mimault ; une petite douche et au lit !

          Au lit avec un bon bouquin, y a que ça de vrai ! Mais j’ai déjà lu tout ce qu’on a en stock sur l’Égypte !... C‘est ma passion, L’Égypte ! Ah ! Le soleil couchant sur le Nil !  Les beaux esclaves qui tirent les blocs de pierre pour monter les pyramides ! J’en ai vu dans un film de Cecil B de Mille que j’ai emprunté à la section Vidéo. Elle est bien fournie notre vidéothèque… Et  Meurtre sur le Nil… elle est géniale Agatha !  Il y a du suspense, de la couleur, un bateau de rêve ! Dedans, tout est en cuivre et bois précieux... Même en BD, je l’aime, l’Égypte ! On a aussi une BD historique à la ludothèque.

 

         J’aime tellement tout ça que grand-mère m’avait commandé l’Encyclopédia Universalis pour que je me cultive en Histoire et Géo sur l’Afrique et l’Egypte ! Gros cadeau elle a dit, et avec les mises à jour tu en auras pour longtemps ! J’ai proposé de la rembourser de la commande ; elle n’a jamais voulu ! De toute façon, je n’aurais pas pu, c’était trop cher pour moi ! Et c’est complètement dépassé maintenant ! Pauvre Mémé ! Mais j’irai sur la tombe de Toutankhamon ! Depuis le temps que j’économise pour me payer un super voyage ! »

 

         Il fait bon dans le petit deux pièces l « Tomate farcie moelleuse à souhait… avec une petite salade » que je me dis !

         « Et hop ! On ferme les volets sur la rue. On ne sait jamais. Je me  glisse sous la  couette, je me  cale dans mes oreillers et je commence ma lecture : un bouquin sur le Soudan. Aux infos les horreurs de ce qui se passe au Darfour, la lutte sans merci entre les Soudanais noirs et les Soudanais musulmans ; les tueries, la guerre civile qui fait rage dans ce Soudan du Sud… et ce livre, il vient de rentrer dans le stock. Il parle de la géographie du Soudan justement. » songe-t-elle.

 

          « Ah non ! Encore ! c’est pas possible ! En face, ça se déchaîne ! Quel bruit ! et les chiens, et la radio plein pot ! Justement des Soudanais, on m’a dit. Logés par la mairie ! Des émigrés...un troupeau de blacks !...la nuit surtout ! cet été, la grosse fiesta !  Samedi dernier ! Tout le monde s’engueulait ; des hurlements de femmes…ils ont un molosse énorme ! Il me fait peur quand il tourne dans la cour ; « il est gentil ! » m’a dit une grosse mama en boubou ; si c’est pas malheureux ! Et les voitures déglinguées avec leur pot d’échappement qui fume. Ils stationnent n’importe où…ils bouchent toute la rue…..  J’ai bien fermé la porte ! De toute façon, si on sonne, je n’entendrai rien avec leur vacarme !... »

 

            Cinq minutes plus tard, la sonnerie, d’abord discrète, hésitante, se répète, s’affirme et finit par lui parvenir.

 

            « J’aime pas ça…j’y vais, j’y vais pas ? Et si c’était ma voisine Jeanne ? Peut-être qu’elle a besoin de quelque chose ? Après tout il n’est que 20h.

 

            Elle va à la porte après avoir baissé le son du téléviseur, et qu’est ce qu’elle  voit ?   

Une très jeune fille, presque encore une enfant, très jolie, la peau sombre, très maquillée,  les yeux soulignés de longues virgules noires, sa chevelure afro est nattée serrée en queue de cheval,  haute, mini-jupe sur peau noire.  « Tiens une des filles des Soudanais !»

 

           «  Bonjour je suis Tia Néfertari ; j’habite en face j’ai un problème avec mon téléphone, je n’arrive pas à me brancher ; est ce que vous avez une connexion Wi Fi ? ».  

 

                Ça alors ! Elle est estomaquée, Melle Legris ! Tout se mélange dans une colère non pas noire mais très colorée. Elle a compris  Nefertiti... Du prénom, elle a retenu l’évocation mythique… celle-ci se superpose aux traits à vrai dire moins raffinés et gracieux de la dite Tia Nefertari.

                                                                                                                 

               « Je n’ai pas d’ordi chez moi et pas  la Wifi. Fiche moi le camp, je suis couchée ! »

 

               Bouffée d’exaspération, de panique, imaginaire menace…un caléidoscope dans sa tête…. Le Nil, les tombeaux, le buste mille fois reproduit de la gracile Néfertiti, le molosse et la grosse femme en boubou dans la cour, les ronflements des voitures rafistolées…et la Wi Fi, et quoi encore !

 

              Melle Legris s’endort difficilement ce soir là, en se disant vaguement : « J’aurais pas dû… » ………….mais pas dû quoi ? 

 

 

Denise MICHEL-LABADOT

 

Poitiers, le 10 Octobre 2015.