-       Z'avez vu l'autre boloss comme i's'la pète…

-       La swag, carrément hallucinant…

-       Ouèche ouèche…

 

Elle était sure de les trouver attablés, elle l'espérait. Elle a beau être à l'heure, ou presque, arriver la première et devoir les attendre dans ce bistrot à la fréquentation inégale, elle n'y tenait pas. Au Café du centre, la clientèle du matin – les habitués du quartier pour leur café et un peu de bavardage routinier – laisse la place, à partir du milieu de l'après-midi, aux jeunes à la sortie de cours, par groupes plus ou moins nombreux, garçons et filles, et à des hommes seuls certes plus intéressés par les jeunettes que par elle, mais dont le regard lourd lui pèse. Pourquoi spécialement au Café du centre, et pas dans les autres cafés de la place, difficile à dire, mais seule ou avec une copine, elle préfère le Paris ou l'Excelsior, où elle n'a pas à subir ce voyeurisme à peine dissimulé. Ils ne l'ont pas vu arriver, pris dans leur conversation. Elle essaie de se faire discrète, histoire de les écouter un peu. Raté.

 

-       Oh, Madame, venez, venez, on a de la place, là.

-       Bonjour, Madame.

-       Bonjour, bonjour. Moi, c'est Constance, et vous, je ne connais pas vos prénoms, nous ne nous sommes pas présentés l'autre jour.

-       Constance, c'est joli comme nom, jamais j'ai connu de Constance. Moi, c'est Kevin.

-       Merci, et vous, c'est quoi vos noms ?

-       Manon.

-       Dylan.

-       Lisa.

-       Évidemment ça fait un peu plus moderne que Constance…

-       Mais moi, j'aime bien les prénoms un peu anciens, on a une prof, elle s'appelle Janine, faut le faire, Janine, mais elle est super, total respect.

-       Janine, oui, y a pire… J'avais une copine qui s'appelait Janice…

-       Y'a aussi Suzette, Bernadette… mes tantes, j'arrête pas de les chambrer, avec des noms pareils !

 

Bon, le coup des prénoms… elle s'est tout de suite positionnée, différence d'âge, de statut, elle aurait bien du mal à suivre leurs conversations de jeunes si elle en juge par ce qu'elle a entendu à leur insu. Les prénoms, Kevin, Dylan, Janine, Suzette, question d'époque, elle est plutôt entre les deux… Et question de lien, pas facile de leur demander de but en blanc où ils en sont, s’ils ont laissé tombé ou continué leurs recherches, s’ils ont avancé…

 

-       Un peu, un peu…

 

Cette obstination lui plait. Les filles restent en retrait, peu assurées, pas leur tour, ou leur rôle, de parler. Kevin observe, toujours son air railleur derrière son visage coupé au couteau, un air de Laurent Terzieff qui ne manque pas de charme, pas vraiment beau, mais les filles doivent craquer. Lisa la première. Difficile de savoir s’ils sont en couples, ou simplement quatre copains, si Constance devait constituer les couples, elle les mettrait ensemble, ces deux-là. Et les longs cheveux raides et la taille élancée de Manon iraient bien avec la tignasse blonde de Kevin. Il continue à parler, comme délégué par le groupe. C’est lui qui avait les honneurs du clavier à la médiathèque. C’est lui aussi qui avait lancé l’idée de ces recherches grâce à sa grand-mère. Sur la croix de Dozulé, il est désormais imbattable ; Constance qui n’en avait jamais entendu parler avant ces derniers jours se régale ; il devrait faire un exposé en classe, il aurait une bonne note, c’est sûr. Il n’hésite pas une seconde sur les lieux et les dates – joli morceau de sociologie paysanne des années soixante-dix en Basse Normandie – ni  sur la hauteur des croix en réduction à dupliquer, 7,38 m, elle en sourit encore. Mais il ne s’arrête pas là, les autres lui font signe de continuer.

 

-       On a aussi cherché, comme vous nous avez dit de le faire, on est tombés sur une liste des sectes en France, impressionnant de voir tout ce qu'il y a, les "Amis de la croix glorieuse de Dozulé" y sont, dans les mouvements sectaires de 50 à 500 adeptes, ça veut dire qu'ils ont trouvé assez de fous pour les suivre dans leur délire…

-       Délire, tu l'as dit, franchement, croire à ces histoires de croix et de voix…

-       Oh, tu sais, y en a qui croient à des trucs pires, au moins eux i font de mal à personne, i se prennent pas pour des fous de dieu…

-       Même s'ils le sont bien un peu, fous, et de dieu, c'est sûr…

-       Oh, vous savez, les fous sectaires sont légion, dans tous les domaines, la religion n'est souvent qu'un prétexte, et encore bien lointain, dans beaucoup de cas, je dirais plutôt une excuse. Je ne sais pas si vous avez entendu parler de cette histoire, vous êtes probablement un peu jeunes, mais on en a reparlé récemment, en Aquitaine, à Monflanquin si je me souviens bien, toute une famille qui a vécu recluse pendant dix ans.

 

Constance leur raconte de mémoire ce fait divers qui l'a fascinée quand il a été révélé, la manipulation mentale hors pair d'une famille d'aristocrates, éduqués, cultivés, que rien ne semblait prédisposer à se laisser embrigader et enfermer de la sorte. Et qui pourtant sont restés dix ans réduits en esclavage jusqu'à ce qu'une des femmes s'évade et dénonce la supercherie. Et découvrent alors, grâce au procès, le filet machiavélique que le manipulateur avait déroulé autour d'eux, pendant trois ans, avant de les ferrer, apprenant tout sur eux, leurs défauts, leurs qualités, séduisant une des sœurs pour mieux s'introduire dans la famille et les asservir pendant si longtemps sans qu'ils arrivent à réagir.

 

-       Mais c'est dingue, cette histoire… J'arrive pas à y croire… Comment vous l'avez su, Constance, ils en ont parlé ?

-       Oh oui, abondamment, partout, dans les journaux, à la télé, c'est une affaire qui a fait du bruit, quand elle a été découverte, et après, avec le procès, il y a deux ans environ[1].

-       Oui, mais vous êtes drôlement au courant, deux ans ça fait un bail, vous vous en souvenez drôlement bien.

-       C'est vrai, ces histoires de sectes et de manipulation mentale, ça me fascine, va savoir pourquoi…

 

La place s'anime, la fin de journée ramène les étudiants après leurs cours, les familles sont presque toutes rentrées, quelques enfants se poursuivent encore en criant, les parents les rassemblent, se disent au revoir. Une table, au bout de la terrasse, étudie attentivement le programme du festival où ils vont bientôt, les critiques qu'ils ont lues, les spectacles qu'il ne faut pas rater, parce qu'on en dit du bien, parce qu'ils connaissent quelqu'un qui connait un des comédiens, ou le metteur en scène, parce que le sujet les interpelle. Portée par cette litanie, Constance décroche insensiblement de la conversation de ses quatre compagnons, qui continuent sur les sectes et bondieuseries.

 

-       Oui, j'étais avec ma mère dans la voiture, elle écoute toujours France Inter, tu vois le genre, impossible de la faire changer…

-       La mienne, c'est pas mieux, c'est RTL, elle en démord pas, la galère…

-       Du coup, c'était une émission, l'après-midi, avec des gens qui voyagent dans différents coins de France. Et là c'était Axel Kahn, vous le connaissez, notre prof de SVT nous en a parlé…

 

Le couple près du bar sort d'une dispute, l'homme baisse le nez dans son verre, la femme renifle, éreintée des éclats de voix qui ont alerté Constance. Une fenêtre ouverte sur l'intérieur, vision décalée qu'elle n'avait jamais remarquée, elle retrouve cette impression des maisons du nord où, de la rue, vous entrez dans l'univers intime des familles qui s'exposent dans leurs plus belles dentelles. Ou l'impression des maisons de son enfance, maisons de bocage étroites, fermées, où les fenêtres rarement ouvertes laissaient filtrer, dans les quelques semaines de beaux jours, ni trop froids, ni trop chauds, des bribes de vies qui n'avaient pas l'habitude de se montrer. Des taiseux, les gens de son enfance, elle a toujours pensé que ce mot aurait bien pu venir de chez elle. Habitués à se débrouiller par eux-mêmes, aussi entreprenants dans leurs métiers que peu bavards sur la réalité de leur réussite, la fortune, on ne sait pas ce que c'est, et les autres n'ont pas besoin de le savoir non plus.

 

-       Axel Kahn, le généticien ?

 

Isolée dans sa rêverie, Constance en oublie presque que cette question lui a échappé et tient le groupe en suspens. Quatre paires d'yeux ronds l'observent, inquiets, sa voix blanche les a réduits au silence, elle sort peu à peu de sa léthargie.

 

-       Oui, oui, je crois…, bredouille Lisa.

-       Excusez-moi, j’étais partie dans mes pensées, je n’ai pas bien saisi… Pourquoi vous parliez d’Axel Kahn ?

-       Du coup, je leur disais que ma mère elle écoute France Inter dans la voiture, et que l’autre jour, oh ça a été très court, mais comme on est dans ces histoires de religion j’ai écouté, oui, il a parlé d’un endroit dans les Deux-Sèvres, vers Bressuire, je connais pas, mais je crois que c’est ce qu’il a dit, ma mère avait l’air de connaitre ce nom de ville, donc il y aurait une sorte de petite église, j’ai pas bien tout compris, quelque chose de spécial, il a parlé de la Révolution, qu’ils sont pas d’accord avec les catholiques, ils vont pas dans les mêmes écoles, qu’ils votent à gauche.

-       Dis donc, t’en as retenu des choses, pour un truc très court que tu dis, c’est la prof d’histoire qui serait contente si tu l’écoutais pareil en cours !

-       Oh, ça va Dylan, t’arrêtes de me chambrer !

-       Oui, c’est vrai ça, vous lui avez reproché de pas assez s’intéresser, et là, elle apporte des éléments et vlan…

-       Oh Manon, on rigole… Solidarité féminine, je comprends, mais on peut quand même rigoler !

 

Le nez dans son guignolet, comme s’il allait communiquer un peu de couleur à son visage soudain décoloré comme s’il était passé en accéléré à un programme « blanc », Constance les écoute les yeux dans le vague, elle ôte sa veste, elle étouffe malgré une fin de journée un peu fraiche, le groupe l’entoure toujours, elle n’est plus là. Le café s’est animé, les apéritifs vont bon train, leurs voisins parlent du match de ce soir, elle n’a jamais été bonne dans ce domaine, là elle devient carrément nulle, elle ne comprend même pas de quelles équipes ils parlent, ni si c’est du foot ou du rugby.

 

-       Constance, Constance, ça va pas, vous êtes malade ?

-       Non, non, un coup de chaud, ça va passer. Il est temps que je rentre.

-       Mais qu’est-ce qui se passe ? C’est cette histoire qu’a racontée Lisa qui vous a chiffonnée ? La solidarité féminine ne va quand même pas jusque là ?

-       Peut-être… peut-être…

-       Peut-être la solidarité féminine, ou l’histoire ?

-       Je vous raconterai plus tard, là je ne pourrais pas, je suis trop remuée.

-       Plus tard, d’accord, parce que là, du coup, on n’a pas parlé. Si j’avais su que ça vous mettrait dans un état pareil, j’aurais rien dit !

-       Oh ? rassure-toi, Lisa, tu n’y es pour rien. Une accumulation, ces derniers jours, je dois finir par saturer. Mais je ne vous perds pas de vue, j’ai bien l’intention de vous suivre, de vous revoir, et très vite. Vous avez toujours mon mél, je vous donne aussi mon téléphone, là, sur ce bout de papier.

-       Oui, d’accord, nous les textos, c’est mieux. Ça va aller, pour rentrer ? On se revoit, alors?

-       Oui, oui, très vite. Je vous recontacte, cette fois, ah oui, donnez-moi aussi vos téléphones, ce sera plus facile.

-       OK, c’est fait.

 

Son téléphone vibre, un premier texto, numéro avec le nom de Kevin, les autres suivent.

 

-       Comme ça, vous n’avez plus qu’à les enregistrer.

-       Merci, je vois que la technique, pour vous, ça va ! Bon, à plus, désolée pour ce soir…

-       Oui, vous n’êtes pas dans votre assiette, ça se voit…

-       Comme dirait ta grand-mère !

-       Eh oui…

-       Au revoir, Constance !

 

Quatre paires d’yeux enjoués la suivent, elle laisse un billet sur la table et fait très attention en se levant et en sortant, étourdie comme elle est ce soir, elle est bien capable de renverser quelque chose ou de se prendre les pieds, pas dans le tapis, mais dans n’importe quoi à sa portée.