Ce matin en arrivant à la bibliothèque, j'ai l'impression d'entrer dans une ruche bourdonnante. Je fais part de mon étonnement à la bibliothécaire, - Vous recevez des scolaires aujourd'hui ?

Derrière elle j'aperçois une femme qui semble mener le débat et j'en déduis un peu vite que c'est leur professeur.

-       Non, pas du tout, ce sont des jeunes qui font une recherche personnelle sur une histoire de croix géante qui les intrigue

-       Et la femme ?

-       Je ne sais pas comment elle s'est greffée au groupe, mais depuis qu'elle est là, ils sont plus calmes et plus structurés. Vous ne l'avez jamais vue, c'est la jeune femme qui tient l'agence de voyage sur le boulevard ?

Non ça ne me dit rien, mais elle a une bonne tête et le courant semble passer entre elle et les gamins, ça discute ferme.

-       Ce sont des cathos ou bien ?

-       Je n'en sais rien, entre nous je pense qu'ils sont un peu sur le versant des sectes, mais ce que je vous en dis n'engage que moi.

Mes dossiers sous le bras je m'installe dans le fond de la salle de lecture devant mon lecteur de micro fiches, les habitués ne regardent pas leurs journaux mais semblent n'avoir d'yeux et d'oreilles que pour le groupe dont ils ne perdent pas une miette des échanges.

Tout à coup la salle parait moins austère, la vie y a fait irruption, il y a des voix juvéniles, des salves de fous rires, une capacité d'attention et de sérieux qui semblent laisser les témoins rêveurs. Je dois admettre que moi-même je me prends au jeu et je passe ma matinée à les écouter.

En définitive cela m'a fait du bien, pendant ces deux heures, je me suis libéré des images terribles qui me tournent dans la tête depuis que je lis ces fiches, je me suis accordé une pause et ai pris le temps de regarder le monde et les gens qui vivent autour de moi.

Le lendemain la concierge est dans le hall d'entrée de l'immeuble à astiquer la boule de cuivre du bas de la rampe, en d'autres temps je me serais faufilé rapidement dans la cage d'escalier après un rapide coup de tête et un bonjour murmuré. Cette femme a besoin de parler, c'est à la fois ce qui fait son charme mais aussi ce qui la rend un peu casse pieds à d'autres moments, il est toujours difficile de lui échapper.

Elle est à chaque fois, porteuse d'un nombre incroyable d'anecdotes que ce soit sur les habitants de l'immeuble ou des ragots de voisinage. Elle ne se contente pas de raconter, elle vous fait par cet acte dépositaire d'informations qu'elle se donne la peine de transmettre comme s'il s'agissait de secrets de la plus haute importance.

-       Bonjour, whaou, plus besoin de miroir il suffira de se regarder dans votre boule d'escalier pour savoir si l'on est le plus beau, miroir mon beau miroir…

-       C'est ça, fichez-vous de moi, vous savez les flatteurs je les repère à dix lieues, mais c'est du travail… Au fait vous n'êtes pas dérangé par la petite du dessus ?

-       La petite, non, pas vraiment…en fait je ne vois pas de quoi elle parle.

-       Mais si, celle qui court toute la journée au dessus de chez vous, elle rend sa mère chèvre, sa dernière lubie, c'est d'observer la femme qui tapine de l'autre côté de la rue, notez bien que j'aimerais autant qu'elle aille faire sa retape ailleurs, ça la fiche mal pour nous, tout le monde doit croire qu'elle travaille dans l'immeuble.

-       Je n'ai rien remarqué.

-       Pas à moi, c'est ça prenez moi pour une prune, vous les hommes dès qu'une fille est dans le coin, vous avez les yeux dessus et quand je dis les yeux !

Eh bien non, je n'ai pas remarqué la dame de petite vertu, d'ailleurs pourquoi ce nom, et les hommes alors comment les appelle t- on ? Il semble que la petite intriguée par cette femme épie tous ses faits et gestes, demandant sans cesse à sa mère - Où va la dame lorsqu'elle part avec des messieurs. Pour se débarrasser d'elle la mère a fini par lui lâcher c'est une "fille de joie" sans plus de détail, depuis la petite se demande en quoi cela consiste d'être "fille de joie" et harcèle sa mère pour qu'elle devienne mère de joie, elle veut comprendre.

Le lendemain en passant sur le boulevard, je passe près d'elle sans réfléchir, et comme de bien entendu, elle me propose de monter. Elle est jeune, mais dans un état de délabrement avancé, elle porte une tenue de travail ridicule et défraichie, l'un de ses talons est plus usé que l'autre ce qui lui donne un air gauche, ne parlons pas de son maquillage qu'elle a dû appliquer à la brosse à reluire.

Je décline son invitation le plus poliment possible, et qu'est ce qui me prend à cet instant, j'ajoute : - Mais si vous voulez monter prendre une douche !

Elle ne fait ni une ni deux ramasse son barda et m'emboite le pas. Après lui avoir fait la proposition, je peux difficilement lui dire que c'était une blague.

Arrivée à l'appartement elle regarde partout avec beaucoup d'attention avant de s'enfermer dans la salle de bain.

-        C'est chic ce que vous faites.

-       Vous voulez un café ou une bière ?

-       Bière pour moi.

Je n'entends pas l'eau couler, ce qui m'intrigue, quand tout à coup je sens une présence derrière moi. Elle est là, nue comme un ver, n'ayant plus sur elle que ses pinces à vélo comme le chante Pierre Perret.

-        Je ne trouve pas le shampoing, s'excuse t'elle.

Elle me remercie d'une série d'embrassades et se glisse discrètement dans l'escalier de l'immeuble, je n'ai aucune remarque de la part de la concierge, la petite sait y faire, mais cet appartement a vraiment une vocation prédestinée.

Deux fois par semaine aux heures de la matinée où je dors après m'être couché à l'aube, oui dans la restauration on a des horaires décalés. J'entends des bruits tac, tac, tac, comme si quelqu'un, ou quelqu'une en l'occurrence, déposait des notes de claquettes, sur les marches d'escalier, d'abord à la montée où les sonorités sont plus pesantes et plus graves, puis à la redescente ou ça galope comme une envolée de sabots d'Isards dans le cirque de Gavarnie.

Je décide donc un de ces matins d'en avoir le cœur net, et je guette l'arrivée des pas, c'est un mardi en matinée, car je sais que c'est l'un des jours où elle passe devant chez moi dans ces heures. Elle monte en sabotant car elle est très chargée, on n'aperçoit que ses yeux au dessus de sa pile de dossiers. Je ne saurais dire si elle me fait un sourire, je n'ai que le temps de voir que ses yeux et une mèche qui vole au vent, elle se tient droite comme une cariatide et passe devant moi le souffle court, ensuite j'ai tout mon temps pour contempler ses jambes et le reste jusqu'au pallier suivant. En descendant je passe à la loge en prenant un air de ne pas en avoir l'air pour interroger mon cerbère, qui me voit venir.

-       Ça m'étonnait que vous ne m'en ayez pas encore parlé, elle est jolie hein c'est la femme de l'agence de voyage qui monte archiver les dossiers de son patron dans une chambre de bonne qu'il a sous les toits.

Je ne suis pas encore au bout de mes peines, pour moi un immeuble est un vase clos dans lequel marinent un certain nombre d'habitants qui partent discrètement travailler le matin, que l'on entend parfois par bribes derrière les portes lorsqu'ils se permettent d'élever la voix.

Je n'imaginais pas pareil remue ménage, il en vient toute la journée au point qu'un matin, je monte au dernier étage vérifier s'il n'y a pas une sortie donnant sur les toits.

C'est que nous avons vécu une période difficile, il en est venu deux ou trois qui montaient les escaliers, puis dans les jours qui suivirent le nombre a commencé à enfler. A la montée, ils avaient l'air grave, à la redescente ils avaient tous le nez dans un mouchoir. Certain apportaient des fleurs, d'autres fulminaient à la redescente, ils aboutissaient au sixième devant un appartement d'où je n'avais jamais vu sortir personne, cette fois ce ne fut pas la pipelette qui m'informa, mais ma voisine du dessus. Je la croisais dans l'escalier, elle se présenta, puis entrepris de me présenter ses excuses pour le bruit que pouvait faire sa petite fille à galoper toute la journée. Je l'ai immédiatement rassurée, sa fille ne faisait guère plus de bruit qu'un chat. Je pense que c'est l'attention que la petite portait à la jeune femme de la rue qui la perturbait, je lui fis part de mon étonnement devant le défilé qui ne cessait pas depuis plusieurs jours de personnes étrangères à l'immeuble se rendant au sixième.

-       C'est une dame très âgée qui habite là, elle veut voir tous les membres de sa famille avant de partir et visiblement ils sont nombreux. Il doit y avoir un héritage à la clé pour qu'ils viennent ainsi lui faire allégeance.

Par devers moi je me dis qu'heureusement qu'elle n'avait pas vu l'arpenteuse sortir de chez moi car sous des dehors patelins elle devait avoir les dents acérées d'une belette.

Je dois avouer qu'elle avait sur elle un parfum qui vous caressait agréablement les narines.

En rentrant du restaurant où j'avais terminé raisonnablement tôt ma plonge, j'ai pressenti qu'il y avait du grabuge dans la loge, car des cris et des pleurs s'en échappaient, c'est vrai qu'élever deux garçons dans un espace si restreint ne devait pas être trop facile. J'ai bien failli me faire renverser par la dame en furie.

-       Vous ne savez pas ce qu'ils m'ont inventé, je vous le donne en mille, ils m'ont installé un clandestin dans mon immeuble, si, si, un clochard sous mon escalier, là où je range mes balais. Vous vous rendez compte, une histoire à me faire perdre ma loge.

Je dû me faire violence pour ne pas éclater de rire tant l'affaire m'amusait, et alors qu'avez-vous fait ?

-       Vous en avez de bonnes, je l'ai fichu dehors, il y avait huit jours que je ne retrouvais plus la clé de ce local, cet individu avait même installé un verrou à l'intérieur pour ne pas être dérangé.

-       Il est parti comme ça sans rien dire ?

-       Il m'a juste dit en sortant, "Garde ta dignité, femme", enfin c'est ce que j'ai cru comprendre, je t'en collerais, moi de la dignité.

A peine dans l'escalier je me suis payé une bonne tranche de rire.

La période des fêtes fut elle aussi sujette à de nombreux mouvements de population, la concierge n'en pouvait plus.

-       Vous pouvez plisser le nez pour ne pas rire je voudrais vous y voir, avec tous ces visiteurs, ils me salopent le hall, et je ne vous dis pas dans quel état ils me mettent les escaliers, sans compter le courrier supplémentaire et les colis qu'en période de fête il me faut monter.

Tout ça sentait un peu les revendications pour préparer l'épisode des étrennes qui de son point de vue étaient toujours un peu chiches. Moi je ne lui parlais pas de mes soirées au restaurant les mains dans l'eau bouillante dans une vapeur aux relents de graillons, mais à chacun ses misères.

Le soir du réveillon du nouvel an il nous fut offert un spectacle tout à fait étonnant, une femme entra dans le hall dans une tenue qui portait plus la marque d'avenues plus huppées que notre petite rue, elle a failli s'étaler ses chaussures aux talons extravagants étant plus adaptées au plancher Versailles qu'aux pavés de notre hall. Elle semblait un peu perdue car il n'y a pas de liste des locataires affichée en bas des escaliers. Elle a été bousculée par mon voisin d'en face courant chercher un médicament pour sa mère…L'homme quelle venait retrouver l'attendait avec sa dernière conquête… et si j'en crois la concierge elle serait peut-être bien repartie avec son bousculeur, enfin c'est ce qu'elle m'a laissé entendre.

Ce qui est merveilleux avec l'écriture, c'est d'attraper "au vol" comme ça un mot, une phrase et avec ce petit élément repartir et rebondir à l'infini en réinventant le monde et l'histoire. C'est pourquoi j'ai voulu reprendre des éléments de vos textes et les mélanger avec les miens, leur faire rencontrer mon personnage. Comme nous nous sommes rencontrés et avons échangé tout au long de cette année, car au-delà des mots l'important c'est de garder les yeux et les oreilles ouverts au monde et de développer ce qui va au-delà des mots, "l'amitié"