La main dans le sac

 

Cela fait quarante-huit heures que mon copain Fred m'a apporté le sac qu'il a rapté à la dame du square, rien de plus facile m'avait-il dit, il avait repéré les parcours possibles qu'elle était susceptible de prendre en repartant, il répétait la même opération à chaque fois que nous changions de square.  Aujourd'hui elle avait choisi l'itinéraire qui lui donnait le plus de chance de réussite.

Il avait réagi dès qu'il l'avait vu se lever, prenant la précaution d'observer au préalable la réaction des autres personnes présentes dans le square, car on ne sait jamais, nous n'étions peut-être pas les seuls à la surveiller. Personne n'ayant bougé au départ de la dame, sauf moi, il l'avait prise en chasse et à hauteur d'un immeuble à double entrée, il était passé à l'action.

Faire mine de l'aborder pour lui demander un renseignement, jouer sur l'effet de surprise, lui arracher son sac du bras et partir en courant pour ressortir deux secondes plus tard dans la rue voisine. Entre temps, le sac trop voyant devant avoir disparu dans un sac publicitaire de supérette.

-       Ce qui m'a étonné, c'est qu'elle n'a pas fait un geste pour me retenir, elle me l'a lâché sans rien dire, elle n'a même pas crié, ajouta-t'il tout content de lui.

Je l'expédie vite fait, ma galeriste doit arriver d'un instant à l'autre, et je ne tiens pas à ce qu'elle me trouve en pleine conversation avec un grand black à la mine patibulaire, avec à la main un sac de dame, je ne veux pas avoir à lui faire le coup du coming-out.

J'ai jeté le sac sur le haut d'une armoire et depuis il est resté là-haut, sans que j'arrive à me décider à le récupérer pour l'examiner. Le reprendre, ça encore je peux le faire, mais dans ces circonstances, il va falloir que je le vide sur la table et que j'en l'explore tous les recoins comme un voyou de quartier, et là je flippe à mort.

C'est quelque chose d'intime un sac de dame, y entrer par effraction me donne du malaise. Je sors de prison soit, mais dans notre logique de voyous les vols n'avaient pas du tout la même signification, nous volions des entreprises en pillant des wagons de chemin de fer en gare de triage, pas des humains, enfin c'est ainsi que nous nous donnions bonne conscience, ou que l'on essayait de masquer le côté crapuleux de nos affaires en leur donnant une image impersonnelle chargée de les tenir à distance, l'on sait aujourd'hui comment cela s'est terminée.

Ici, je joue le chevalier blanc, je n'ai nulle l'intention de voler cette dame, je veux simplement en apprendre un peu plus sur elle et sur la relation particulière qu'elle semble avoir avec Roxanne, si relation il y a. Ensuite on trouvera bien un moyen de lui restituer ce qui lui appartient.

Je vide tout le contenu du sac dans un plateau pour être certain de ne rien égarer et de pouvoir scrupuleusement tout remettre en place pour le lui rendre.

Il y a de tout dans cette besace, de quoi se maquiller, je trouve un tube de rouge à lèvres et un fard à paupières ainsi qu' un joli poudrier, un nécessaire de fumeur un paquet de Craven A 20 et un briquet Dupont qui me parait être en or, deux paires de lunettes l'une de vue, l'autre de soleil, un mouchoir taché de rouge à lèvres, un carnet de chèques aux nom de monsieur et madame et un porte monnaie. Ce n'est pas tout, il y a aussi, des clés d'appartement avec une plaque donnant le numéro de l'immeuble où avoir l'obligeance de les rapporter en cas de découverte, ce qui de mon point de vue n'est pas très prudent, une sorte d'appel au vol. Un carnet d'adresses tout raturé, un joli stylo Parker, Un portefeuille à la peau brillante et patinée comme un objet auquel on tient et que l'on possède depuis longtemps, il contient une pièce d'identité espagnole au nom de Maria Fernandez, de vieilles lettres que je lirai plus tard, et surtout, des photos que je reconnais tout de suite, car ce sont celle des enfants disparus dont on s'est servi pour faire les affiches placardées dans le quartier.

Nous nous sommes attaqués à la bonne personne, ce qui est un soulagement. Il faudra que je fasse des photocopies de tout ça avant que de lui rendre son sac. J'imagine que maintenant qu'elle a constaté tout ce que nous lui avons pris, elle doit être très embarrassée, ne serait-ce que pour les clés de son appartement qui ont dû lui faire défaut. Je ne ferais pas un très bon agent secret si je me sens mal après chacune de mes actions.

La galeriste est partie fort tard hier soir, elle ne veut jamais passer la nuit chez moi, résultat il faut à chaque fois que je la raccompagne, il ne peut être question de la laisser rentrer chez elle seule à une heure pareille. Elle habite loin, et au retour c'est l'aube qui me cueille sur les boulevards. C'est dans ces moments que je gamberge le plus, l'extase du petit matin, la ville encore presque silencieuse sent bon, le vent de la nuit l'a lavée des miasmes de la journée, lorsqu'un véhicule passe un peu bruyamment j'ai envie de lui dire, "silence laisse-les encore un peu dormir !" les trottoirs fraichement lavés fument sous les premiers rayons du soleil, il m'arrive d'entrer dans une boulangerie pour y acheter des croissants que je dévore en marchant.

Cela me remémore la prison, les nuits paraissaient longues et elles étaient bruyantes, on entendait des cris, des gémissements, des bribes de hurlements sorties des cauchemars fusant par moment en faisant sursauter tout le monde. Il y avait des coups donnés dans les portes par les plus anxieux qui suppliaient les gardiens de ne pas les laisser là. Il y avait le bruit des pas lors des rondes des matons et des œilletons qu'ils ouvraient et fermaient sans la moindre précaution. Sur l'aube tout s'apaisait enfin dans la cellule, il n'y avait plus que des ronflements de taulards et un remugle épouvantable. C'est le moment que je choisissais pour grimper sur un tabouret en m'accrochant aux barreaux et je guettais l'aube, le blanchissement du ciel et le chant des oiseaux, je respirais le parfum de la liberté.

En rentrant je n'ai plus envie de dormir, je décide de reprendre mon affaire et je vais récupérer le sac, je le secoue après l'avoir à nouveau vidé, il n'en sort plus rien, je suis un peu déçu, la moisson est pauvre, hormis la carte d'identité il n'y a là rien de bien intéressant à exploiter, mais les photos confirment tout de même que je suis sur la bonne voie.

Avant d'y remettre tout son contenu, j'entreprends une palpation approfondie du sac sous toutes ses coutures, et bingo dans son double fond il y a quelque chose de rigide, et là je mets la main sur un passeport. Il n'est pas délivré par les autorités espagnoles, bien que la personne figurant sur les deux pièces d'identité soit la même, elle a cette fois un nom et une nationalité différents, sur ce document la dame Fernandez est de nationalité Argentine.

Désormais j'ai trouvé le lien qui semble réunir Roxanne et cette dame, elles sont toutes les deux originaires du même pays. En d'autres circonstances, j'aurais eu tendance à me poser la question : Argentines toutes deux oui, mais amies ou ennemies ? Là, je connais la réponse j'ai entendu les paroles peu amènes prononcées par Roxanne à propos de Maria.

Elles semblent en guerre plus qu'autre chose, ce qui doit souvent être le cas après une guerre civile, entre ceux qui l'ont subie et ceux qui n'étaient pas dans le même camp et faisaient subir.

Le sac retrouve sa place sur l'armoire en attendant que nous ayons trouvé une solution pour le rendre à sa propriétaire.

Ce matin, Mo a demandé à me parler, il semblait gêné, mais a pourtant fini par trouver le ton juste pour m'aborder, il a constaté que ça faisait plusieurs fois qu'Élise ma collègue plongeuse me remplaçait au service.

-       Je sais qu'elle ne peut rien te refuser, mais là tu exagères, chaque fois qu'elle travaille elle doit payer une nourrice pour faire garder sa fille et toi tu n'hésites pas à la mettre dans cette situation, avec An Binh nous sommes un peu choqués par ton attitude, voilà c'est tout ce que je voulais te dire.

Il sort de la plonge sans rien ajouter, c'est un gentil Mo, il n'était pas bien et je ne me sens mal à l'aise de l'avoir obligé de me faire ce rappel aux règles. Pire encore, c'est vis-à-vis d'Élise que je me suis comporté comme un goujat, je vais aller la voir et pendant toute la semaine les soirs où elle sera de service j'irai garder sa petite. Elle m'a regardé débarquer avec mes gros sabots, elle a tout d'abord pris son air revêche et lorsque j'ai été bien aplati à ses pieds, elle a éclaté de rire, affaire terminée, mais j'irai tout de même lui garder la petite pour qu'elle récupère l'argent des trois soirées que je lui ai fait perdre. Ouf, je m'en sors bien et je file en informer An Binh et Mo qui sont ravis de notre arrangement.

En définitive ça n'est pas plus mal, encore un peu et Anne ma galeriste aurait été installée chez moi à demeure, le temps n'en est pas encore venu, et je ne sais même pas si ce temps viendra un jour.

J'ai dit à Mo que j'avais trouvé un sac près du local à poubelles, il m'a regardé d'un air dubitatif mais n'a pas posé de question, An Binh l'a fouillé, trouvé les coordonnées de la propriétaire à qui elle a téléphoné. Cette dernière n'a paru ni heureuse ni surprise, elle s'est contentée d'acquiescer à la proposition d'An Binh de passer au restaurant pour récupérer son bien.

Elle est venue en fin d'après midi et d'après ce que m'en a dit Mo elle n'était pas causante, elle a remercié n'a pas fait de commentaires, n'a pas vérifié le contenu, elle a juste accepté un thé qu'elle a bu du bout des lèvres en échangeant des banalités sur le temps qu'il faisait, et sur le fait que les gens n'étaient en définitive pas si mauvais que ça, ce qui les a fait rire.

Cette affaire m'envahit la pensée, je me dis que chaque jour qui passe diminue d'autant les chances de retrouver les enfants. Ils n'ont rien à voir dans ces problèmes d'adultes, mais il parait fort difficile de les en tenir à l'écart et dans leur cas, il est déjà trop tard, ils sont plongés dans l'affaire jusqu'au cou.

Jusqu'à présent je n'ai pas remarqué le nom de Maria et de son mari dans la foule de documents que j'ai étudiés en bibliothèque, peut être que dans le nombre de noms qui défilaient mon esprit n'étant pas branché sur eux je ne leur ai pas prêté attention. De toute façon tous les témoignages rencontrés dans mes lectures faisaient état de personnages à la conduite tellement ignoble vis-à-vis des personnes arrêtées que je crains le pire à l'idée de reprendre ma recherche.

Serait-il possible que les enfants aient découvert ce qu'avaient faits leurs parents pendant cette période, en surprenant une conversation et qu'effrayés par ce qu'ils avaient entendu, se soient enfuis pour se mettre à l'abri. Je finis par trouver mon hypothèse hors de propos, les enfants sont trop petits. Même si ici la réalité des situations dépasse la fiction des histoires que l'on pouvait leur lire ou leur raconter à la maison. Les contes pour enfants contiennent tout de même des récits qui ont de quoi vous faire frémir, quand des parents cherchent à perdre leurs enfants dans les bois, quand un ogre veut les faire cuire dans un four et que pour lui échapper il mettent leurs bonnets aux petites filles de la maison qui vont rôtir à leur place, ou comme les petits partis glaner et qui se retrouvent découpés en morceaux dans un saloir… Ils ne sont guère plus effrayants que les tortures à l'électricité, les noyades, les viols ou les vols de la mort depuis un hélicoptère après piqures au penthotal…

Quel est l'enjeu entre ces deux femmes ? Un chantage ? L'une a le pouvoir de dénoncer l'autre car elle l'a reconnue, et désormais elle cherche à lui soutirer de l'argent, ou des informations sur le devenir des disparus de sa famille comme son mari ou ses enfants. Cette voie apparait de prime abord plus crédible.

Peut être n'est ce pas Maria que l'on cherche à atteindre, mais son mari d'où la disparition de celui-ci parti à l'étranger se mettre en sécurité avec ses enfants, possible également, mais à t-il emmené les enfants ou ont-ils bien été enlevés ? Mais alors par qui et pour quoi ? On revient au point de départ : chantage et extorsion.

L'une des bases de la torture infligée aux opposants en Amérique du Sud a été et est encore la disparition forcée des personnes, j'ai lu que c'était un mode fondamental de gouvernance des régimes militaires pour terroriser les populations. Personne n'entend plus parler des disparus et il est impossible de savoir ce qui leur est arrivé. Cette façon de faire donne froid dans le dos.

Je note mes hypothèses dans le cahier où j'enregistre tous les éléments qui me paraissent significatifs et susceptibles d'apporter un éclairage sur le dossier. C'est étonnant, moi le voyou qui joue au flic comme dans la cour de récréation où l'on était tour à tour gendarme ou voleur.

J'en connais au moins une qui va être contente de mon revirement, c'est Pauline la bibliothécaire qui était très déçue de me voir arrêter les recherches que nous menions ensemble depuis des semaines. Quand je passe la voir elle m'accueille avec grand sourire en disant : " Je vous ai préparé toute une pile de fiches ! "