Je suis allé en banlieue faire la tournée des fourgues, j'avais juste besoin d'une caisse adaptée à mes petites affaires.

Ils me voyaient venir les mecs, ils me prenaient pour un cave mais j'ai su freiner mes ardeurs pour ne pas leur voler dans les plumes.

Mes affaires tu les connais, certaines sont honnêtes, enfin celles dont je parle à Ma'm, les autres moins, si elle savait pour l'herbe elle serait capable d'appeler elle-même les keufs pour qu'ils me serrent.

Pour elle, je suis vendeur de fruits et légumes, l'avantage, c'est que nous mangeons tous mes invendus, il faut bien justifier d'un revenu. L'emplacement où les affaires marchent le mieux pour poser mon étal, c'est la sortie de la station Porte de Clichy, je n'y gagne pas des mille et des cent mais c'est correct, et j'y fais des rencontres, faut voir les regards qu'on te jette rien que pour t'arracher une ristourne ; ça me fait marrer. Je devrais peut-être me mettre à vendre des fleurs il y aurait plus d'accroche pour les filles, d'un côté ce serait plus porteur que les avocats ou les ananas, mais d'un autre il y a certainement plus de perte et les restes ne se mangent pas…  

Et puis tu te doutes bien qu'il y a ceux qui viennent pour l'herbe, Ma'm ne comprend pas que je puisse me faire autant de tunes avec mon étalage, la pauvre !... Tu promets de ne rien lui dire.

C'est pas que la tire que je visais valait bien cher, juste une vieille camionnette 2 CV pour transporter mon fonds de commerce, mais il ne fallait pas que je donne l'impression d'en avoir de côté, je suis censé donner toutes mes recettes à Ma'm, j'ai donc fait mine de taper tous mes potes pour pouvoir faire cet achat. Au bout du compte, elle a craqué, sorti sa boite à biscuits et en a tiré l'oseille avec toutes ses recommandations d'usage.

Tu sais bien qu'habituellement les bagnoles je les emprunte, mais je t'explique pas les embrouilles que ça entraine, quand les bourres ou les huissiers viennent jusqu'à ma turne il ne me reste que deux solutions : me calter en sortant par la tabatière, ou en dernier recours si je n'ai pas eu le temps de partir, de faire celui qui n'entend pas sonner.

J'avais un rencart à Réaumur, en retard comme d'hab, j'ai fait fissa, la rame s'annonce alors que je suis encore dans le couloir, je saute la dernière volée de marches je pique une pointe de vitesse.

C'était jour de lessivage des quais, type grandes eaux à la Ratp, tout était trempé, j'ai failli me vautrer vilain et je suis parti en dérapage incontrôlé, une vraie danseuse sur un pied comme si tu t'en rappelles les filles en tutu à la fête du patronage. C'est alors qu'un type surgi de nulle part m'a heurté et envoyé valdinguer, voilà comment je me suis retrouvé ici, tout emmailloté avec la tronche de Frankenstein.

J'ai bien peur que M'am ne soit jamais remboursée.

Je suis le nez dans la plonge quand Mo vient me prévenir :

-       La grand-mère d'un certain Fred veut te voir d'urgence me dit-il, fonce, ça a l'air grave, elle pleure beaucoup au bout du fil.

Je laisse tout tomber pour foncer chez Ma'm, elle est effondrée, un type a bousculé Fred qui arrivait en courant sur le quai et il est passé sous la rame, là, je vous fais la traduction, car elle pleure et s'étrangle avec ses sanglots, il me faut récupérer les mots, un par ci, un par là, et refaire les phrases pour comprendre le fin fond de l'affaire.

J'arrive à Lariboisière, où l'on me fait patienter, une infirmière étant en train de lui faire des soins.

Un grand type baraqué suivi d'un petit rondouillard s'approche de moi, ils tendent leurs cartes comme des étendards.

-       Police. Vous êtes un des amis de la victime, vous avez une pièce d'identité.

-       Oui, mais pourquoi vous me demandez ça ?

-       La routine, une sorte d'enquête de voisinage.

Enquête de voisinage tu parles, le grand note mon identité sur un calepin qu'il passe à son acolyte qui part téléphoner. Demain dans le journal il y aura un entrefilet parlant d'un règlement de comptes entre des personnes bien connues des services de police, c'est tout juste si on ne lira pas entre les lignes qu'en définitive cela fera une crapule de moins.

Je commence à avoir chaud le mec doit le remarquer, mais rien à faire je ne peux contrôler la situation, j'ai le cœur qui monte dans les tours et commence à se la jouer tempo rapide, je perds doucement pied.

-       Sa grand-mère m'a dit qu'il avait glissé sous le métro.

-       On peut dire ça.

Il ne veut pas s'étendre, il veut garder la main, je sens venir le coup fourré, et il m'arrive sous la forme d'une photo prise au commissariat, d'un type à l'air de rien qui regarde l'objectif l'air blasé.

-       C'est qui ce gazier ?

-       C'est l'homme qui a heurté votre copain, des témoins l'ont retenu, mais il n'a pas cherché à s'enfuir, et a accepté spontanément de venir témoigner, il était lui même en état de choc quand nous sommes arrivés sur le quai.

Je ne veux pas me faire tout un cinéma, mais le type en question ressemble comme deux gouttes d'eau à l'un des papys que j'ai observés dans deux des squares où j'ai planqué en attendant l'apparition de la mère des gosses, tu parles s'il était en état de choc c'était de s'être fait gauler. Cette fois je n'ai plus trop chaud, je sens que je vais me mettre à greloter tant j'ai peur. Il faut vite faire diversion, et les lancer sur un autre sujet.

-       C'est grave pour mon pote ?

-       Je dois être franc mais la réponse va peut être vous paraître brutale, c'est oui : dans l'accident il a perdu un bras, une jambe et une partie du visage, tout le côté droit qui a frotté le long du quai le temps que la rame s'immobilise, sans le sang froid d'un secouriste qui a assisté à la scène et qui est intervenu immédiatement, il serait mort des suites d'hémorragie.

Je n'entends pas la suite, je parts en courant en direction des toilettes. J'y arrive en perdition et m'y écroule tandis que tout mon corps se vide. Après cinq minutes de hauts le cœur je n'ai plus rien à rendre, mais mon diaphragme continu de faire des allés retours me provoquant des hoquets violents tandis que les larmes m'inondent le visage.

Je ne peux rien reprocher au secouriste, mais au vu de ce que m'a rapporté le flic, je suis convaincu qu'il aurait mieux fait de ne pas intervenir. Je n'imagine pas Fred acceptant de vivre dans cet état.

En définitive, c'est moi qui l'ai tué avec mes idées à la con, sans cette opération de récupération de sac, il continuerait de faire son petit trafic porte Clichy, jouant à cache-came entre les flics et ses concurrents.

Ils m'attendent devant la porte des toilettes, toujours polis, toujours l'air grave, celui qui m'a donné l'information me tend un mouchoir et attend patiemment que je reprenne mon souffle et mes esprits.

-       Alors, la photo de cet homme n'éveille toujours rien en vous, aucun souvenir, c'est dommage car vous n'avez pas encore vu votre pote et je peux vous dire que le spectacle que vous allez découvrir ne vous laissera pas indifférent.

La nausée me reprend et je sens mon ventre se tordre et me couper le souffle, le type le fait exprès, il sait que je suis sur le point de craquer.

-       Vous êtes sorti récemment de prison n'est ce pas ?

J'ai envie de lui dire d'aller se faire voir, mais c'est lui le gendarme et moi le voleur, la partie est faussée. Je me contente de baisser la tête.

-       Vous êtes conscient qu'un faux témoignage de votre part risque de vous renvoyer là-bas pour un moment. Je ne pense pas que votre copain sera en état de soutenir une longue conversation cet après midi. Je vous laisse ma carte, si par un heureux concours de circonstances un souvenir remontait à la surface, j'aimerais que ce soit à moi que vous veniez en faire part et à personne d'autre.

Son acolyte me regarde d'un œil torve, trop heureux de savoir ce qu'on lui a communiqué au cours de son coup de fil.

Sur ce, ils tournent les talons après avoir formulé quelques recommandations à l'agent qui va rester devant la porte.

Quand on m'autorise à entrer dans la chambre je trouve Fred couché dans la pénombre, le corps entièrement recouvert de bandes, on pourrait le prendre pour une momie égyptienne.

Pourquoi n'ai-je rien dis aux flics ? Je me pose la question alors que je me dirige vers chez moi, je réalise alors que c'est l'un des soirs de gardiennage que je dois à Sara. Quand elle m'ouvre je suis bien décidé à ne rien lui raconter de ce que je viens de vivre, comme je pleure toutes les larmes de mon corps, elle comprend qu'il s'est produit quelque chose de grave et attend que je lui explique ce qui se passe, c'est impossible pour l'instant je suis dans l'incapacité de parler.

Je prends conscience en m'occupant de la petite que toutes les personnes qui m'entourent vont se retrouver en danger, ceux qui ont fait ce coup, car désormais je suis persuadé qu'on a liquidé Fred, ne vont pas y aller avec des pincettes.

Dans la nuit, je n'ai pas entendu Sara rentrer, la petite a été adorable et s'est très vite endormie après lui avoir raconté des histoires de loup et de fantômes qui l'ont fait bien rire, et moi une fois la tension un peu retombée je me suis écroulé sur le canapé.

Quatre heures du matin, je sors comme un voleur et je file en rasant les immeubles pour aller prendre une cuite à Saint Germain pour oublier, à mi-parcours je me dis qu'il faut que je me reprenne et que j'assure, que ce n'est pas le moment de me mettre la tête dans le mur.

Ce sentiment d'avoir une part de responsabilité dans la mort d'un copain et ce pour la seconde fois de ma vie me rend malade. La première fois, j'étais impliqué dans une action collective, même si je n'y renie pas ma participation active. Cette fois j'ai le sentiment d'être seul et pleinement responsable du désastre, il n'y a personne d'autre pour partager le poids de ma souffrance et de la culpabilité que je ressens.

Quand nous avons été arrêtés après notre casse foireux, nous savions qu'à tout moment la sanction pouvait tomber, nous étions des hors-la-loi et nous agissions en toute conscience, sauf que nous nous imaginions suffisamment malins pour ne pas nous faire prendre, nous nous prenions pour des sortes de Robin des bois volant les riches pour le bienêtre des pauvres. Alors qu'en définitive nous n'étions que des voyous prétentieux et que finalement nous sommes tombés.

Cette fois c'est en toute bonne fois que je me suis aventuré dans cette affaire. Pour moi deux minots ne devaient pas pouvoir disparaitre comme ça, la société leur devant protection. Visiblement il y avait eu défaillance quand il s'agit de faire de la répression sur de petits délinquants, on sait être efficace mais pour protéger des enfants on est à côté de la plaque.

Je me suis dis que j'avais assez barguigné et qu'il fallait que je parle à Mo. Quand il m'a vu arriver, il m'a servi un bol de café et sorti une bouteille de gnole dure de sous son comptoir, et il m'a dit : " Vas y raconte..."

J'ai parlé pendant une heure lui donnant tous les détails et les dernières heures de Fred, reconstituées au travers des discussions que j'ai eues avec M'am et l'infirmière. Au fil des minutes j'ai vu son visage se détendre, je suis persuadé qu'il s'attendait à ce que je lui raconte une nouvelle aventure crapuleuse. Là il était plutôt ébahi de tout ce que j'avais pu réaliser à propos de cette affaire.

Il avait bien un peu entendu parler des drames qui s'étaient déroulés en Argentine, mais sans plus, pour lui les drames c'étaient ceux que sa famille avait connus pendant la guerre d'Algérie et An Binh ceux des multiples guerres du Viet Nam, alors de ce côté-là, ils avaient eu leur dose et la coupe était pleine.

J'ai gardé par devers moi le récit des dernières secondes passées dans la chambre et mes adieux à Fred, je me suis assuré que personne n'entrerait, et j'ai poussé à fond le piston de la seringue de morphine de sa perfusion.