Ça passe. La phrase tourne dans sa tête. Ça passe. On ne peut pas dire, pourtant, que la petite grand-mère du troisième soit du genre à radoter, plutôt discrète, facile à vivre, jamais de ronchonnements ni de plaintes, le sourire, bonjour, bonsoir, le pas alerte pour monter et descendre ses trois étages deux fois par jour. Ça monte, ça bouge, doucement, des pas… Il faut parler au propriétaire, cette inquiétude inhabituelle, Constance ne voudrait pas s'en mordre les doigts. Et puis, l'état de la soupente, ouverte, bizarre, pas envie de cafter, mais, quand même, jamais elle ne l'avait vue dans cet état, mal rangée pour sûr, mais là, c'est plus…

 

Justement, Mamie Moreau, comme on l'appelle dans le quartier, traverse la rue, son cabas à la main, pas très prudemment, en dehors des bandes blanches, qu'elle n'a jamais appris à voir ni à respecter, elle traverse un peu au hasard, cherchant les clous dont le souvenir n'est plus qu'un mot vide. Heureusement que peu de voitures viennent jusque-là, en général elles ont tourné avant pour aller au parking souterrain. Le bus qui vient de tourner dans la rue ralentit, la conductrice, habituée au quartier à cette heure, connait le danger, Mamie Moreau n'est pas la seule à être fâchée avec les passages piétons. Deux jeunes femmes qui marchaient en parlant fort et en riant sur le trottoir devant l'agence s'arrêtent et hèlent le bus, arrêté en pleine rue, le croient arrivé à l'arrêt, n'ont pas vu la grand-mère avec son cabas, crient en voyant le bus repartir sans que la porte ait été ouverte, se mettent à courir, l'une sur le trottoir, l'autre sur la rue, une Clio bleue qui suivait le bus de très près fait une embardée pour l'éviter. Son amie hurle au chauffeur :

-       Espèce de chauffard, ça va pas, non ? Vous avez failli tuer ma copine…

-       Désolé, si je vous ai fait peur, vraiment désolé ; mais aussi, qu'est-ce qu'elle fait, à courir sur la rue, votre copine ?

-       Et les voitures, elles ont tous les droits, alors ?

-       Bon, ça va, y a pas de mal, laisse-le tranquille, il s'est excusé, c'est de ma faute aussi…

-       De ta faute, comme tu y vas…

-       Ho, laisse tomber, sinon on va rater le bus.

 

Mamie Moreau a posé son cabas à côté d'elle pour se rincer l'œil, elle est au théâtre, bien peu de distractions dans sa vie très quotidienne, alors elle ne va pas rater une occasion comme celle-ci, le spectacle qui vient à elle, elle ne va pas refuser. Même que si elle pouvait le provoquer… Avec son habitude de traverser n'importe où, comme si cette rue lui appartenait, depuis le temps, les autres n'ont qu'à faire attention, elle était là avant… même réaction que ces campagnards qui acceptent mal les plaintes des nouveaux venus contre leurs coqs, chiens, ânes, ils étaient là avant eux, les animaux, alors… Sauf qu'il y a quelques années, elle ne devait pas traverser aussi facilement, Mamie Moreau, avant que la circulation de la rue ait été réduite par des moyens drastiques. Elle se venge, c'est sûr, elle se venge de ces années à attendre que les voitures veuillent bien s'arrêter, maintenant avec le bus c'est facile, la conductrice attitrée la connait, ses jours de congé elle prévient ses collègues de remplacement, Constance a toujours vu le bus ralentir devant l'agence, et les quelques voitures qui osent encore passer n'ont qu'à bien se tenir.

 

Et si cette histoire de pas, là-haut, c'était pareil, un remue-ménage un peu exagéré pour les besoins de la cause, besoin de distraction, de parler, de faire parler, besoin d'attention, cette petite grand-mère l'a toujours attendrie, elle le sait, quelle meilleure ambassadrice pourrait-elle trouver pour médiatiser ses petits tracas du quotidien, broutilles qui ne deviennent tracas que par la magie du bourdonnement de quelques âmes compatissantes. Moule dans lequel Constance sait se glisser en reine. Même si elle s'en veut. Restes d'éducation morale, religieuse, on ne se refait pas.

 

-       Allo, oui, Monsieur Vautrier, excusez-moi de vous déranger, ici c'est Constance Ligner, de Touragence… Non, rien de bien grave, le plafond ne m'est pas tombé sur la tête, la chaudière n'a pas explosé, rassurez-vous… Non, une bricole, enfin j'espère… Je suis montée au grenier, tout à l'heure… Oh pas longtemps, difficile de fermer l'agence plus de dix minutes pour me prélasser là-haut comme vous dites, juste pour mes archives… Au sec, oui, encore heureux… C'est plutôt la soupente à l'entrée qui m'a paru bizarre, des choses renversées, du bazar, des coussins en vrac, une bouteille d'eau… Je n'irais pas jusque-là, difficile de savoir, je ne suis là que le jour… Mais Madame Moreau dit qu'elle entend des pas… C'est vrai aussi, c'est une dame âgée, mais, sauf le respect que je vous dois, vous exagérez là, elle a toute sa tête, j'aimerais bien être comme elle à son âge, j'ai du mal à croire que ces pas sont le fruit de son imagination… Oui, prenez quand même la peine d'aller voir au grenier, je vous en prie… Au revoir, Monsieur Vautrier, merci, je ne manquerai pas de la saluer de votre part, et de la rassurer au passage.

 

Éducation morale, religieuse, ça a du bon, ce n'est pas Mamie Moreau qui dira le contraire. Une affaire classée. Elle peut reprendre ses dossiers, les derniers en cours, ce couple qu'elle doit rappeler pour leur voyage en Croatie, en car, pas d'avion surtout, ces deux femmes, Huguette Thiers et sa copine, pour leur voyage équitable, le Maroc, à chiffrer… Décidément, c'est calme en ce moment. La crise. À part les séniors, personne ne franchit la porte, les plus jeunes se débrouillent peut-être tout seuls par internet, possible, elle ne veut pas trop y penser, les agences de voyage pourraient bien souffrir, et elle avec, son groupe ne fera pas de détails, si le chiffre n'est pas là pour payer le loyer, le salaire, il faut qu'elle fasse la différence, qu'elle montre que la boutique est rentable. Sur l'année elle l'est, pas de doute ; elle l'est encore, mais jusqu'à quand, chaque période creuse lui noue  l'estomac, elle en profite pour classer, anticiper, se mettre à jour sur les nouveaux produits, mais tous ces faux-semblants ont du mal à la tranquilliser, elle sait bien ce qui la guette, si elle s'était attendue à cette pression en se réorientant dans cette branche.

 

L'écran clignote, les jingles s'exaspèrent, rageant de n'avoir pas été reconnus dès leur premier signal, quand il était encore temps de les faire taire calmement, habitués à régner en seigneurs de l'information. Des alertes, pratiques lui a dit le chargé de marketing, les informations lui arrivent automatiquement, sur les nouveaux produits, les orientations du groupe, les objectifs, les chiffres, les statistiques. Pas vraiment ce dont elle a besoin, ou envie, en ce moment. Un peu de recul lui ferait du bien. Les vacances sont encore loin. Une escapade de weekend, peut-être, pas sûr, Paul semble avoir un programme chargé, ou alors elle part seule. Mais où ? Jingle, son plus strident, un pavé s'affiche dans le coin de son écran, un dossier à ouvrir, "à partir de vos dernières recherches", ne jamais ouvrir un dossier inconnu lui a asséné l'informaticien, vigilance, même si son ordinateur ne stocke pas de données protégées. Le jingle insiste, elle jette un coup d'œil au titre qui s'affiche, illuminati, encore cette histoire, décidément, une drôle de fenêtre sur un monde qu'elle n'a pas cherché à connaitre. Elle ouvre malgré elle, "L'ordre des Illuminati. Maitres du monde et ésotérisme", elle referme aussitôt. C'est bon, cette semaine elle a eu son compte avec les bizarreries religieuses ; les rites de l'enterrement auxquels Paul n'a rien compris, et elle ne l'a pas vraiment aidé ; la croix de Dozulé avec les quatre jeunes qui l'ont bien amusée, finalement, elle aurait dû insister pour garder leurs coordonnées, l'un d'eux lui a vaguement demandé son nom et son adresse mél, sans rien noter, probablement plus par politesse… Elle classe le dossier sans le rouvrir, plus tard, peut-être, ou jamais, poubelle.

 

Mamie Moreau rentre avec son cabas, gestes lents pour ouvrir la porte d'entrée, vérifier son courrier avant de se diriger vers l'escalier. Constance l'a déjà vu faire, elle bloque la porte pour éviter une fermeture trop rapide, va jusqu'aux boites aux lettres, prend le temps de regarder la propagande comme elle dit avant de la jeter dans la poubelle de l'entrée, reprend son cabas derrière la porte, qu'elle ne vérifie pas, plusieurs fois Constance l'a trouvée entrouverte, comment une femme aussi circonspecte peut-elle laisser échapper de menus détails somme toute plus dangereux que beaucoup de ses sujets de plainte ? Elle le lui rappelle régulièrement, vous avez bien pensé à fermer la porte, Madame Moreau, mais pas question d'en parler au propriétaire, il serait bien capable d'en profiter pour essayer de la mettre dehors, histoire d'augmenter le loyer et de remonter le niveau de standing de son immeuble. Elle ira voir dans un moment, si elle y pense, mais de toute façon il est encore tôt, les autres locataires vont rentrer dans un moment et ils la fermeront, la porte.

 

Jingle discret, un mel qui s'affiche, un nom inconnu, comme souvent, mais pas à l'adresse de l'agence, à son adresse à elle. Tiens, plus attentifs qu'elle n'aurait cru, c'est le groupe des quatre qui lui souhaite le bonjour, ils aimeraient bien la revoir, ils l'ont trouvée vraiment sympa, elle les a bien aidés, si elle a le temps de prendre un café, ou de les retrouver à la bibliothèque, comme elle préfère. "Bonjour à tous, contente que vous m'ayez contactée, d'accord pour un café, 18h Café du centre, à tout à l'heure, Constance". Si elle aurait cru, il y a quelques jours, qu'elle finirait ses journées avec un groupe de jeunes, à parler de sujets improbables. Et finalement, elle est à jour dans ses dossiers, pas de clients à l'horizon, elle peut bien reprendre le dossier Illuminati, un sujet de conversation en perspective, c'était un des jeunes qui avait abordé le sujet, à moins qu'ils ne soient déjà passés à autre chose.

 

Des pas dans l'escalier, discrets. Absorbée par sa lecture elle n'a pas entendu la porte s'ouvrir, un des locataires sera rentré plus tôt, il doit avoir de la compagnie, ils sont plusieurs à monter, sans bruit, mais c'est sûr qu'ils sont plusieurs. Probablement le locataire du deuxième, au-dessous de Mamie Moreau, un beau brun, la petite quarantaine, il n'est pas là depuis longtemps, mais elle l'a déjà vu avec plusieurs femmes, pas causant avec les voisins, mais dragueur, visiblement. La porte s'ouvre à nouveau, claque, des voix dans l'entrée, les pas dans l'escalier se taisent, elle replonge dans ses illuminés, finalement plus passionnants que les ragots de concierge.

 

 

Quelle histoire ! Ces descendants de la Fraternité du Serpent, l'élite de l'élite, se croyant missionnés pour fonder un nouvel ordre du monde. Elle n'avait jamais remarqué cette pyramide sur les billets de un dollar, "dont le sommet, l'Élite, est éclairé par l'œil de la conscience, et domine une base aveugle, faite de briques identiques, la population"[1]. Elle éclate de rire à ce texte, le premier du dossier, si tout est de cet acabit… Quoi que, à la réflexion, ça lui fait plutôt froid dans le dos. Si ses quatre jeunes sont tombés là dessus, il y a de quoi s'inquiéter.

 

Encore la théorie du complot, décidément, ils ont donc tous tellement besoin de se créer des explications parallèles, de l'irrationnel, comme si les religions n'y suffisaient pas. S'ils avaient eu son éducation ! Et dire que ce n'est que le premier texte du dossier… Suffisant pour lui donner une idée… Mais qui le lui a envoyé ? Elle n'y connait pas grand chose en informatique, un dossier ne peut pas se trouver sur son ordi tout seul, il faut bien qu'il vienne de quelque part. Ça la dépasse. Autant tout éteindre. L'heure tourne. Quelques derniers classements et il sera temps de rejoindre le Café du centre. Rideau !



[1] Organisations des Maitres du Monde. Les Illuminati. http://www.syti.net/Organisations/Illuminati.html consulté le 24/06/2015