Dans des circonstances pareilles, on ne perçoit plus l'écoulement du temps, tout se trouve figé dans l'instant, il n'y a plus de différence entre le jour et la nuit, entre hier et demain par crainte de retourner dans ses rêves.

C'est bien gentil, mais on ne peut arrêter comme ça de vivre, ou alors il faut s'en donner les moyens et je n'en étais pas encore arrivé à ce stade-là.

Je me suis dit : " Mon garçon ça ne peut pas durer ainsi, il faut te secouer et que tu remettes le nez à la fenêtre, si non tu finiras par vivre comme un rat".

Ne pouvant rester à ne rien faire, je décide de faire le ménage à fond dans l'appartement, c'était toujours ça de pris et depuis je me sens mieux.

Quand je me suis réengagé dans l'escalier pour sortir de chez moi, mes jambes ont eu du mal à répondre présentes, et je dois bien constater qu'en arrivant au rez-de chaussée mon cœur bat la chamade comme un vieux moteur deux temps, mais l'important c'est que le moteur soit relancé et que je puisse sortir. En marchant doucement je me traine le long de l'avenue jusqu'à la place Clichy, là où personne ne me connait, ainsi il n'y aura pas le risque d'avoir à subir le regard et les questions des autres. J'ai ma fierté, et quand on est dans l'état ou je suis ce matin, pour le moins un peu défraichi, on se fait discret.

Pendant mes heures de repos forcé, j'ai beaucoup réfléchi à la situation, jusqu'à présent je ne me suis intéressé qu'à la belle Argentine, peut-être me suis-je laissé aveugler par son allure, son abattage et sa façon d'être, c'est une femme qui a souffert, qui l'assume et le fait savoir, qui fait en sorte que l'on soit impressionné par son martyre.

Je me suis souvenu des questions que j'avais posées au notaire à propos de la famille des enfants disparus et des réponses qu'il m'avait données, il y a là des pistes qu'il va me falloir explorer.

Pour l'instant plus question pour moi de retourner à la bibliothèque ce que j'y découvre est vraiment trop violent et me met dans des états pas possibles, il faudra tout de même que j'y passe pour expliquer la situation à la bibliothécaire, elle va s'inquiéter de mon absence, j'ai toujours été très ponctuel à nos rendez-vous.

Je n'imaginais pas qu'il puisse se produire de tels retours sous forme de rêves, cette nuit de folie a bien failli avoir raison de moi et de ma santé mentale, il faut que j'évite de replonger dans cette ambiance nocive.

Je vais lever le pied, et ne pas reprendre les recherches tout de suite, un peu de recul ne pourra pas me faire de mal.

Le notaire m'a confié que le père des enfants devait être parti à l'étranger tout de suite après la disparition de ses enfants, mais qu'il ne savait pas pourquoi, ni dans quel pays il était actuellement. En ce qui concerne la mère, il savait qu'après avoir déménagé, elle avait été vue errant comme une âme en peine dans les espaces verts de l'arrondissement, recherchant vraisemblablement ses enfants. Elle avait parait-il une telle attitude que les mères en la voyant arriver surveillaient de près leurs bambins, de peur qu'elle ne cherche à les leur prendre.

Le notaire avait fait allusion au secteur de Péreire où elle avait été vue fréquemment, c'est une partie de l'arrondissement que je connais bien, ce qui sera de nature à me faciliter la tâche, il va falloir que je visite systématiquement tous les squares de cette partie de l'arrondissement pour essayer de la repérer. Ce n'est qu'une fois que je l'aurai située qu'il faudra que je trouve le moyen d'entrer en contact avec elle, cela risque de me demander du temps, mais qu'importe, cette rencontre est essentielle à la poursuite de mes recherches.

Avant de me lancer dans cette traque, j'ai passé un coup de fil à l'un de mes compères d'une époque antérieure, pour ce faire j'ai utilisé les procédures que nous utilisions dans notre groupe avant notre passage par la case prison :

- Allo, votre annonce a retenu toute mon attention, je suis prêt à vous prendre deux lots.

Passé d'une cabine un appel de ce type passe inaperçu, alors qu'au bar chez Louis au bout de la rue du Pôle Nord, il fera tilt et le message sera immédiatement transmis à mes copains comme quoi nous devions nous voir dans deux jours à la même heure en ce lieu.

Après une semaine de visite d'espaces verts et d'après-midi passés à regarder les grand-mères nourrir les moineaux et les pigeons, je commence à avoir des fourmis dans les jambes et des vapeurs dans le cerveau, et toujours rien, pas de femme un peu rupin assise à regarder les enfants des autres les yeux dans le vague.

Dans le même temps, ces longues stations assises au grand air et au soleil quand il y en a, ne peuvent que me faire du bien. Par contre du côté des casses croute que Mo me prépare avec l'objectif de me faire regagner les kilos perdus, je suis comme un hareng saur dit An Binh, et avec ce qu'ils me servent de repas il y a un gros problème qui risque d'être un obstacle à la réussite de l'opération, c'est que je commence à avoir de sérieuses brulures d'estomac en raison des piments qu'il y fourre.

Désormais, je suis bien équipé, j'ai une musette pour transporter les canettes de bière et le repas, un parapluie pour les jours sans soleil, plus un journal pour me donner une contenance, lire les nouvelles et faire les mots croisés. Exercé et motivé comme je le suis, je peux demeurer là, stoïque en bonne imitation des Pappy retraités qui restent dans ces lieux des heures entières à dormir sur leur chaise.

Après cette première semaine sans résultat, je me demande si le notaire ne s'est pas un peu payé ma tête, et je bougonne en faisant ma plonge, mais dans quel but cet homme m'aurait-il raconté des calembredaines, je n'en vois aucun, c'est une question de patience je dois simplement ne pas perdre espoir et agir avec méthode.

Demain soir ma collègue de plonge Élise m'a invité à aller diner chez elle, car nous ne pouvons aller au restaurant, les soirs où elle ne travaille pas elle a sa fille à la maison et ne peut se permettre de payer une soirée supplémentaire à la nourrice, elle n'en a pas les moyens.

Mo vient me donner un coup de main pour terminer mon service, ce soir j'avais la tête ailleurs et j'ai pris du retard, il faut que je me ressaisisse.

Nous avons décidé de profiter de la fermeture du restaurant pour notre soirée chez Élise, c'est une ambiance calme et sereine qui me change de mon ordinaire, sa petite Cloé passe sa soirée sur mes genoux, les interventions de sa mère n'y changeront rien, lorsqu'elle veut me la prendre, elle chougne et je ne veux pas casser l'ambiance. Nous avions convenu de partager l'organisation du repas, j'ai apporté le vin et le dessert, Élise se chargeant du repas.

Nous n'avons pas vu passer le temps, la soirée est détendue, après toutes ces années de galère et ma nuit maudite cette rencontre après celle de Mo et An Binh est de nature à me redonner confiance dans les êtres humains. La petite dort sur mes genoux depuis une heure, et je n'ose plus bouger de peur de la réveiller, en fait quand je la porte dans son lit elle pousse juste un petit grognement comme un petit ourson, puis elle se retourne pour s'enfoncer sous sa couette.

Il est une heure quand nous nous quittons, il y a juste une minute de flottement à cet instant sur le pas de la porte, je l'embrasse en la remerciant, puis je pars enchainant les rues mais pas complètement au hasard, j'ai besoin de marcher pour m'apaiser.

Retour sur de vieux souvenirs, le boulevard Saint germain, un petit tour à la Rhumerie pour avoir ma dose d'anti dépresseur et un passage dans une cave pour écouter un peu de Jazz en fumant un euphorisant.

Je ne sais pas à quelle heure je suis rentré, mais le camion de ramassage des poubelles est déjà passé et le ciel a une drôle de couleur rose là bas vers l'Est. Je suis mort, de telles aventures ne sont plus de mon âge, et les souvenirs se sont avérés un peu dénaturés.

Il aura fallu trois semaines d'un travail de bénédictin pour obtenir un résultat, mais ce matin banco, un premier contact. En réalité je dois avouer que je n'avais rien remarqué du tout, la lassitude, c'est le problème des planques avec leurs actes répétitifs qui endorment la vigilance.

Il y a une stratégie à respecter, il faut arriver ni trop tôt ni trop tard, se trouver un coin tranquille d'où l'on peut observer tout le square en se faisant oublier, poser son panier, étaler son journal, lire ou faire semblant de lire les nouvelles, et c'est comme ça tous les jours au point qu'on en finit par oublier d'observer son environnement et ses voisins ou voisines.

Une femme seule est là, sans enfants, sans journal, juste avec son sac à main, elle est assise là sur ma gauche, les bras posés sur les genoux, je ne l'ai pas vue arriver car elle aussi sait se faire discrète.

Je ne découvre sa taille qu'au moment où elle se lève, elle est grande, arrangée elle doit avoir de l'allure mais là c'est la Bérézina, les cheveux n'ont pas dû être coiffés depuis pas mal de temps. Elle est blême, elle a juste charbonné ses yeux d'une main maladroite ce qui lui donne un regard de clown triste. Aux pieds malgré le mauvais temps elle porte des sandales d'été.

 Elle a le regard dans le vague, parle par moments en hochant la tête, faisant comme si quelqu'un lui répondait, après quoi elle se penche en avant et entre dans une phase de silence jusqu'à la séquence suivante. Elle reste là environ deux heures, elle a un petit passage à vide au cours duquel elle s'endort, puis elle sursaute, regarde sa montre, se lève pour partir à grands pas.

Le copain qui depuis quelque temps me sert de chaperon l'avait remarquée bien avant moi, lorsque j'arrive à la sortie du square, je l'aperçois commençant sa filature, il reviendra un peu plus tard me donner son adresse s'il a pu la repérer.

Vu le portrait qu'on m'en avait dressé je m'attendais à me retrouver en face d'une femme d'un certain niveau social, alors que je n'ai entraperçu qu'une femme entre deux âges aux cheveux en broussaille qui donne l'impression d'être ensuquée par un traitement psychiatrique. Mais l'image a été si fugitive, je me suis bêtement laissé surprendre et je n'ai donc pas pu l'observer avec attention.

Il n'y a plus qu'à attendre que ma tête chercheuse fasse son office, et je décide de rentrer chez moi pour m'allonger un peu…

Je détourne mon parcours pour passer devant la galerie, j'ai tout à coup une envie de café chaud, ma soirée chez Élise m'a fort à propos rappelé que je suis un homme et cette femme est charmante. En me voyant entrer elle a un grand sourire et lorsqu'elle me parle de Marie Laurencin je joue à celui qui n'est pas pressé d'avoir de ses nouvelles, pour bien lui signifier que je ne suis là que pour elle.

 Il faudra tout de même que je reprenne un rythme de sommeil normal où je ne vais pas y arriver, j'ai du temps avant qu'elle termine sa journée, je vais prendre une douche et dormir.