À cette heure de grande affluence, le bruit ne cesse dans le restaurant désormais bondé que pour de brefs instants ; les conversations reprennent aussitôt, moins feutrées à mesure que la température monte et que les cafés sont servis. Au milieu de ce point d'orgue qui, dans la cacophonie méridienne compensatoire, se rencontre vers une heure et demie, Constance fixe, pour retrouver ses esprits, cet escalier si souvent descendu par les unes pour se refaire une beauté, remonté à la hâte par les autres une fois soulagés et rafraichis. Elle a beau s'arcbouter sur la voix de François, le sens de ses paroles lui échappe, une vision terrifiante la submerge. Elle s'est vue double, elle s'est apparue dévalant un escalier de béton, poussée par une brute borgne, tout en étant assise devant sa tarte aux pommes intacte. Elle se raccrochait à la rampe de l'escalier, mais un groupe volubile lui barrait le passage, le même groupe qui sort maintenant du restaurant après avoir partagé la note en quatre sans barguigner, et qui ne semble même pas l'avoir remarquée. Elle étouffe, sa langue est sèche, son dos en sueur adhère au dossier de la chaise, aucun son ne sort de sa gorge quand elle tente de répondre au serveur qui s'enquiert des cafés. Jusque-là François ne s'était aperçu de rien, il s'alarme, que se passe-t-il, doit-il appeler quelqu'un…? Il faut dire aussi qu'il fait chaud, avec le soleil qui donne sur les vitres et les fourneaux de la cuisine ouverte…

-       Si tu veux, nous sortons, allons prendre le café ailleurs, tu respireras mieux en terrasse, il fait encore doux.

 

La honte ! Pourquoi faut-il que ça la reprenne juste quand la conversation commençait à être intéressante ? Ce cauchemar autour de l'escalier, récurrent, était jusque-là nocturne. Si maintenant il la poursuit en plein jour…

-       J'ai bien peur que tu n'aies pas vraiment suivi ce que je te disais… Cela t'arrive souvent ? Un peu plus et tu me faisais peur… rien de grave, j'espère…

-       Non, désolée François, tout va bien maintenant, un peu de fatigue je crois.

-       Tu devrais voir un médecin, peut-être ?

-       Oh, ça va aller, rien de bien grave.

-       Tu crois, vraiment ?

-       Juste des problèmes de sommeil par moments, ou plutôt de cauchemars…

-       Mhhh!

-       J'espère que tu n'espérais pas de révélations fracassantes... Déjà que j'ai raté la moitié de ce que tu as dit. Bon, là, il va falloir que j'y aille, c'est l'heure.

-       Alors, pour les révélations, rendez-vous à mon prochain passage.

-       Ça marche. Tu me fais signe.

 

Comme beaucoup des anciennes maisons du centre ville, celle où est installée l'agence est dotée d'au moins un étage de caves dont l'accès, obturé, n'est plus possible que depuis un immeuble voisin, personne n'y va jamais. Et d'un étage de greniers mansardés, aux lucarnes étroites, suffisamment sains et secs pour permettre divers entreposages. Constance y monte plus souvent qu'à son gout, pour déposer ou consulter des archives. Évidemment il n'y a pas d'ascenseur, l'escalier est sombre et étroit, difficile de transporter beaucoup de dossiers à la fois, à cause du poids, mais surtout de l'incommodité. Cet escalier est peu fréquenté, mais à coup sûr, le jour où elle décide de se charger de sa corvée, un des habitants du deuxième ou du troisième, ou même le propriétaire, est aussi pris d'un soudain besoin d'aller "là-haut". Et autant se croiser sur le palier du grenier – étonnamment large par rapport à l'étroitesse des compartiments alloués aux différents locataires – est facile et propice aux échanges de circonstance sur le temps qu'il fait, les impôts qui augmentent, les travaux dans la rue, les mouvements dans l'immeuble d'en face, autant se croiser dans l'escalier est fastidieux. Voire risqué si vous avez les bras chargés, l'avalanche de courtoisie ajoutant à l'exigüité la peur de lâcher votre charge pour répondre décemment aux civilités. Mieux vaut s'organiser pour monter quand on est à peu près sûr qu'il n'y aura personne, et éviter la tentation de repousser ses rangements aux calendes grecques sous peine de surcharge. Ne vous laissez jamais dépasser, toujours sur le pont, l'avait prévenue sa prédécesseure !

 

Mais là, Constance choisit le grenier, délibérément. Son hésitation – aller aux archives en milieu de journée, quand des clients peuvent arriver… – ne dure pas. Elle a besoin du grenier, besoin de cet escalier étriqué et ténébreux, besoin du palier aux poutres de chêne poussiéreuses, besoin de la vue sur l'horizon et sur les toits depuis la lucarne profonde située côté est. Pour un coin de grenier, aujourd'hui, elle peut affronter la pire rencontre dans l'escalier, même le petit vieux du second nord dont elle fuit d'habitude les jérémiades racistes et l'œil lubrique. Son pas léger sur la première volée, encore bien éclairée par la fenêtre de façade, s'appesantit à la seconde, ses deux dossiers pèsent nettement moins que sa tête lestée de réminiscences qui se déchainent dans une effroyable confusion. Cette histoire de croix géante l'a scotchée, gravement ; ces jeunes, finalement, ils cherchent quoi ? Bizarre, à cet âge, de s'intéresser à une croix, et aujourd'hui, quand on pense jeunes et religion, c'est rarement la catho qui vient spontanément à l'esprit. Elle devrait les revoir, il y a probablement à creuser, ils ne peuvent pas être sourds aux dérapages religieux actuels ; qu'est-ce que ça leur dit, tous ces jeunes de leur âge qui se mettent à croire et à se sacrifier pour un hypothétique djihad. Le besoin d'idéal a bon dos ! Elle, de l'idéal, elle en a eu son saoul, dans son enfance. Drôle d'idéal à la réflexion, qui a laissé la porte béante, l'athéisme n'avait plus qu'à s'insinuer, doucement. Une raison de plus à son divorce, comment vivre avec quelqu'un qui ne peut même pas concevoir l'absence de foi, qui vous serine que les religions, certes, on  peut s'en méfier, mais Dieu, quand même… Au final, les enfants en ont souffert, tiraillés entre des discours de plus en plus inconciliables. L'arrivée de Paul dans sa vie a heureusement calmé les choses, il a su trouver les mots qui ont remis de l'ordre et redonné leur juste place au père croyant et à la mère athée. Et il a su ne pas s'imposer, ne pas questionner, laisser ce douloureux passé religieux dans l'ombre, dans l'attente du jour où elle serait prête. Ce jour est arrivé sans qu'elle y prenne garde, quand elle n'a pas eu envie d'aller seule à l'enterrement, qu'il l'a accompagnée et qu'elle l'a lâchement laissé sans réponse à des questions qu'il ne posait même pas. Pourquoi a-t-il fallu qu'elle y retourne, après tant d'années, elle avait bien eu d'autres occasions qu'elle avait laissé passer, et là, l'idée s'était immiscée, puis imposée, il fallait qu'elle y aille… et qu'elle l'emmène… Guère plus maline que ces jeunes avec leur croix géante. De quels détours va-t-elle encore agrémenter sa montée ? Ou sa descente…

 

La porte en haut du troisième étage est fermée, heureusement elle cède sous la poussée, il n'aurait plus manqué qu'elle ait besoin de redescendre chercher la clé, où est-elle d'ailleurs, cette clé, la porte est toujours ouverte, d'habitude… Ça bringuebale, ça se balade, quel bazar ! Un vase renversé, sec, des fleurs en plastique à côté, des bouquins tombés d'une caisse laissés en vrac, de vieux rideaux délavés roulés en boule, quelle vision, son grenier... Une soupente est entrouverte,  un espace jonché de coussins, une bouteille d'eau vide dans l'entrée, elle continue jusqu'à son réduit, elle fait les chiffres du cadenas, les rayonnages sont propres, soignés, elle vérifie les sachets pour les souris sous la première étagère, il ne manquerait plus que les dossiers soient rongés, elle inspecte le toit, comme à chaque passage, pour détecter une gouttière naissante. Tout est normal, elle referme, s'arrête devant le vasistas, le soleil est encore haut, une douce détente s'installe, elle devrait monter un fauteuil au grenier pour ses jours de morosité, dix minutes et elle serait remise sur rails. Les coussins… elle n'avait jamais vu cette soupente ouverte… c'est à peine propre… il ne manquerait plus que ça attire les souris… il faut qu'elle en parle au propriétaire… Bizarre, cette bouteille vide, les gens laissent bien n'importe quoi, le règlement est pourtant strict, les espaces du grenier sont réservés à des rangements secs et ordonnés. La porte de l'escalier claque, elle l'aura mal fermée. Dix minutes déjà, grand temps de redescendre.

 

-       Alors, ma petite, encore du rangement…

Cette voix dans l'ombre, juste dans le coude le plus noir, entre le troisième et le grenier, là où, à la construction, l'on n'a probablement pas jugé bon de percer une fenêtre ; elle sursaute, une seule personne, pourtant, peut encore l'appeler ma petite à son âge, la petite mémé du troisième, mais qu'est-ce qu'elle peut bien faire dans les étages, à son âge, déjà monter et descendre pour sa promenade quotidienne, ses courses elle les fait livrer, comme son déjeuner…

-       Oui, je vous ai entendu monter, pas deux pas comme le vôtre dans cet immeuble, je me disais bien que vous ne seriez pas longue à redescendre, avec tout ce que vous avez à faire en bas…

-       Puisque vous le dites… Il faut que j'y aille… Dix minutes déjà que j'ai fermé… Il ne s'agit pas que je perde des clients…

-       Des clients… Oui, surveillez bien, des clients ou pas des clients… Ça passe…

-       Comment ? Qu'est-ce que vous dites ?

-       Oui, ça passe, je ne sais pas comment, mais ça passe…

-       Où ça, ça passe ?

-       Ça se voit bien que vous n'êtes pas là le soir, et pas juste en dessous… Ça monte, ça bouge, doucement, des pas…

-       Dans le grenier ?

-       Oui, dans le grenier, j'en ai déjà parlé au propriétaire, il me dit que je suis folle, ce n'est quand même pas moi qui vais monter au grenier pour voir ce qui se passe.

-       Oh non, surtout pas, ne prenez pas de risques. Je vais lui en parler, moi, au propriétaire. Restez tranquille, surtout, et soignez-vous bien. Bonne journée.

-       Bonne journée à vous, surtout, ma petite, pour moi, vous savez, toutes les journées sont pareilles.