Le grand miroir est là, imposant, implacable, sur le palier intermédiaire. On se demande bien ce qu'il y fait, car il n'y a aucune raison de s'arrêter là. Pas de porte attenante. C'est juste peut-être une halte pour les jambes fatiguées, encore que la première volée de marches n'en compte que onze, ce n'est guère assez pour être essoufflé, à moins d'avoir atteint un âge respectable, aussi respectable que cette vitre au tain piqué qui a dû en voir passer, du monde.

            Non, si on s'y arrête, si on se tourne vers le miroir, c'est pour autre chose. Par vanité pour certains, que le reflet de leur propre prestance éblouit encore. Par précaution, pour d'autres, qui veulent s'assurer que leur ourlet n'est pas défait, que leur cravate est en place, que leurs cheveux ne sont pas trop ébouriffés, voire qu'ils n'ont pas trop vieilli depuis la veille. Par irrésolution, pour les derniers, les plus nombreux même, car pourquoi gravir la deuxième volée, où cela va-t-il les mener, ne serait-il pas plus judicieux de redescendre ? Ils s'accordent ici, à proprement parler, le temps de la réflexion.

 

            En bas, c'est la vie qui va, les petites disputes, les tartines beurrées, les chutes à vélo, l'écossage des petits pois, la traite des vaches, les choses que l'on fait machinalement, parce qu'il faut les faire. En bas, c'est les bras autour de la taille, le corps qui grelotte au sortir du bain de mer, le mensonge pour expliquer la disparition du chocolat, le jaune éclatant des champs de colza, le ronronnement du tracteur.

 

            En haut, c'est différent. Et pour gravir les marches suivantes, le pas se fait plus lourd. Et ce miroir, on dirait qu'il a été installé là précisément dans ce but, de vous faire regarder à l'intérieur de vous. Quand on sera en haut, toutes les peccadilles du dehors auront perdu leur attrait. C'est pour cela qu'il faut veiller à être bien mis. En haut, c'est solennel, ou non, c'est essentiel. C'est pour cela qu'on se pose, deux secondes ou une longue minute, c'est selon. Mais on se pose. On ne dira pas n'importe quoi. On ne peut pas. Peut-être même qu'on ne parlera pas. Ce qui est sûr, c'est qu'on ne prépare rien à l'avance, ça viendra comme ça voudra.

En haut, il y a sa chambre. Cela fait plusieurs semaines qu'elle ne l'a pas quittée, et tout le monde sait que ce n'est pas sur ses deux jambes qu'elle redescendra l'escalier. Elle s'accroche à la vie, elle réclame la visite de tout le monde. Alors on y va. On ne peut pas dire à reculons, ou même avec angoisse. On y va. On ne peut pas faire autrement. On l'écoute, on lui parle, on la regarde, on la touche, on ne veut pas voir s'éteindre la lueur dans ses yeux. On ne peut qu'à peine se l'imaginer.

Car depuis quatre-vingt-dix-sept ans, elle est l'âme de la grande maison.

 

C'est pour cela que les douze dernières marches paraissent si hautes !