« J’aime bien les couchers de soleil… »

 Moi, je ne les aime pas ! Je les déteste parce qu’après, tout de suite après, la nuit tombe. Justement, là, elle est en train de tomber. Je ne peux rien faire pour l’en empêcher. Rien faire pour arrêter le temps. Quand on va sortir, il fera nuit, ou presque. Même si je me dépêche, si je cours tout le long du chemin, le temps que j’arrive au bas des escaliers, il fera même tout à fait nuit.  

« Mais, sur ta si petite planète, il te suffisait de tirer ta chaise de quelques pas. Et tu regardais le crépuscule chaque fois que tu le désirais… »

Moi, je ne ferais pas comme le petit prince.  Si je le pouvais, sur ma planète, je tirerais ma chaise pour pouvoir voir toujours le jour. Je n’aurais plus à surveiller la tombée de la nuit à travers la vitre, plus à courir dès la sonnerie pour la battre de vitesse. Je n’aurais plus peur dans les escaliers. Enfin peut-être que si, encore un peu, parce que ces escaliers du Lavoir… 

- Leyla ! Je suppose que tu cherches à apercevoir l’astéroïde B 612 ?

Je sens que je deviens cramoisie. Mes camarades gloussent. Je les déteste tous. Sauf Babette, ma meilleure copine, la seule à qui je confie mes tourments. J’essaie de suivre mais j’ai la gorge serrée. Je ne peux pas m’empêcher de penser aux escaliers tout noirs. Il y a souvent des hommes assis sur les marches en train de fumer, de boire des bières. Et même du vin. Parfois ils vomissent ou ils urinent dans le recoin. J’ai peur qu’ils me suivent dans le chemin alors je monte en courant.

- Romain, peux-tu nous dire si le narrateur est un personnage de l’histoire ?

- Delphine, est-ce celui dont il rêvait lorsqu’il était petit ?

L’auteur… Le narrateur…Le personnage… Je ne sais plus. Pourvu qu’elle ne m’interroge pas. Il fait de plus en plus sombre. Je me sens de plus en plus angoissée. Je m’imagine déjà en train de courir à perdre haleine. Ah, c’est vrai, ne pas oublier de m’arrêter au Pain d’antan, chercher la baguette mise de côté, sinon il me faudra ressortir et …

- Leyla, à quel endroit le narrateur est-il forcé d’atterrir ?

- Sur l’astéroïde B 612 !

Tétanisée, incapable de réfléchir, ma réponse fuse. La classe, cette fois, éclate de rire. Moi, je voudrais disparaître.

- Il faut que je te parle, Leyla. Ne te sauve pas dès la fin du cours.


Me parler ? Mais moi, je n’ai pas le temps de parler. Je n’ai pas envie de parler. Ma peur, je la garde pour moi. Ma peur ne regarde surtout pas ma prof. Même si elle est super gentille. Depuis que papa nous a laissées, au mois de juin,  pour partir en Iran, en emmenant Medhi avec lui, j’ai promis à maman d’être forte.

- A présent que tu es grande, tu pourras rentrer seule du collège. Tu auras ta clé. Tu feras tes devoirs en attendant mon retour. Je n’ai pas le choix. C’est encore une chance que j’aie retrouvé aussi vite du travail.

J’ai été forte. Je n’ai pas pleuré lorsqu’il nous a fallu quitter notre joli pavillon de la Gibauderie pour un F3. Cité de l’Hypogée. Au 4ème étage.  Il est vrai que je ne devais plus avoir de larmes tant elles avaient coulé au départ de papa et de mon grand-frère. J’aurais tant voulu les suivre. Avec maman bien sûr mais elle  refusait d’entendre les arguments de papa. Medhi et moi, nous tendions l’oreille derrière la porte du salon, le soir, lorsque nous entendions le ton monter entre eux. Ils se fâchaient de plus en plus souvent et de plus en plus fort. Leurs disputes se terminaient toujours par une sorte de rugissement de maman :

- Jamais, tu m’entends bien Fahrid, jamais ma fille ne portera le foulard. Elle grandira dans un pays où les femmes sont libres.

A aucun moment maman ne m’a demandé mon avis. Papa n’a pas abordé le sujet avec moi non plus. Il me regardait seulement d’un air soucieux, malheureux et me pinçait affectueusement la joue :

- Tout va bien pour ma petite princesse ?

Je n’osais pas lui faire plus de peine et lui dire :

- Ne pars pas vivre en Iran sans nous. Je veux bien aller retrouver Grand-Mère Elaneh. Je l’aiderai à cueillir les pistaches, à faire la pâte à pain, comme lorsque nous y étions allés en vacances.

Je n’ai rien dit. Papa  est parti en emmenant Medhi. Il est parti sans me chanter « Mara Beboos ». C’est pourtant l’histoire d’un père qui fait ses adieux à sa fille et qui veut l’embrasser une dernière fois. Mais il ne me l’a pas chantée.

- Que se passe-t-il Leyla ? Tu n’apprécies pas l’histoire du Petit Prince ? Dis-moi pourquoi tu ne suis plus du tout mon cours du lundi soir depuis quelque temps. Tu sembles très inquiète. Ce soir, ton regard n’a pas quitté la fenêtre.

Ne pas lui répondre. Même si sa voix est douce. Etre forte. Je suis forte. Je fixe le mur. Pas ses yeux qui cherchent à  voir en moi. Ses yeux qui m’interrogent. Je ne veux pas qu’on me questionne. Il faut que je parte. Ils sont tous partis. Je suis là. Toute seule. Prisonnière. Il faut que je parte. Mes yeux me piquent mais je suis forte. Je ne pleure pas.

- Parler te ferait du bien, Leyla.

Je serre les lèvres. Je serre mes poings. Je veux partir. Surtout ne rien dire. Tout ça ne regarde que maman et moi. Je pense aux escaliers. Au recoin obscur en haut des escaliers. Sûr que je vais me faire agresser. La buraliste m’a dit d’être prudente. Une femme s’est fait arracher son sac à main. Une fille de la cité s’est fait racketter sa montre. Elle m’a même dit qu’il y avait parfois un exhibitionniste. J’ai cherché dans le dictionnaire…

- Je souhaiterais rencontrer tes parents, Leyla.

 Je suis sourde. Je n’entends pas sa question. Les escaliers… Je voudrais m’envoler par les baies grandes ouvertes. Comme Peter Pan. Je voudrais… Mais je me sens mal. J’ai très chaud. Non, j’ai très froid. Mes dents claquent. Je ne peux plus resp…

 

 

 

 

Renée-Claude (atelier  Avanton avril 2015)