En remontant sur Paris, je n’avais pas grand-chose en poche, juste l’argent que je m’étais fait en allant travailler trois après midi par semaine à l’atelier. Pour préserver ce pactole, je n’avais pas cantiné au cours de ces cinq années, juste ce qu’il fallait pour me maintenir propre et j’avais dû éradiquer le tabac.

   Maintenant que j'étais dehors ma situation n’était guère plus confortable, j’avais un appartement c’est un fait, mais pas l’argent pour régler les frais de succession et rouvrir les compteurs. Le notaire m’avait laissé quelques jours pour réunir la somme mais cela ne changeait rien à l’affaire puisque j'étais fauché, il m’avait cependant mis sur une piste en m’expliquant avec bien des sous entendus et précautions de langage que le Nu, représentant ma tante peinte par une certaine Marie Laurencin, pouvait l’intéresser, pourvu que je ne me montre pas trop gourmand. Peut être aussi qu’en allant voir un brocanteur pour lui refourguer tout ce qui était dans l’appartement je parviendrais à réunir la somme.

   Passant devant une galerie de peinture je m'étais dit que la personne qui travaillait là pourrait peut-être me renseigner sur le prix que l’on pouvait tirer d’un tableau comme celui là. Elle  parut déçue que je vienne interrompre sa lecture pour lui poser une question à propos d’un tableau en ma possession et non lui proposer de lui acheter une des toiles qu’elle était chargée de vendre. Au début elle m’écouta avec attention, mais à l’énoncé du nom de Marie Laurencin elle tenta de faire cesser notre échange.

          Excusez- moi, mais j’ai d'autres chats à fouetter que perdre mon temps à écouter vos balivernes, toutes les œuvres de Marie sont dans des musées ou de grandes collections particulières, si c’est tout ce que vous avez trouvé comme plan pour parvenir à m’aborder, vous perdez votre temps.

   Je ne comprenais rien à ce qu'elle me racontait et je me demandais bien comment j'allais pouvoir mettre fin à cette confusion. Il était indispensable qu'elle m'explique qui était cette Marie qu'elle semblait tenir en aussi haute estime. Je la priais donc de bien vouloir m’expliquer qui était ce peintre. Le résultat me laissa sans voix, je me demandais bien comment ma tante, qui n’était qu’une modeste couturière avait pu s’offrir une œuvre de ce qui semblait être une aussi grande artiste.

                     Sans vouloir vous commander, si vous fermez à midi, je peux venir vous chercher, et vous emmener voire ce tableau, ainsi vous pourrez vous faire une idée par vous-même.

   Une petite lueur dans son regard m'indiqua qu’elle était troublée, soit elle me prenait pour un fou ayant inventé un plan drague pas possible et m’accompagner présentait alors une bonne part de risque, soit je lui disais vrai et là, c'était peut être la chance de sa vie.

                     Repassez tout à l'heure, je vous dirai ce que j’ai décidé !

Se débarrassant ainsi de moi poliment !

   La veille au soir en rentant du restaurant j’étais dans un état pas possible, une soirée au milieu de tout ce monde m’avait chauffé à blanc, l’attitude de cette Roxanne d'abord très proche puis très lointaine et violente m’avait crispé, surtout agacé au plus haut point. Pour qui se prenait- elle celle là ? Elle avait osé me menacer moi, et pas qu’un peu, elle m’avait même marqué le poignet en y plantant ses ongles, tout en proférant des menaces brutales suivies de ce qui devait être des jurons en espagnol.

   Je m’étais repassé la scène dans la tête une partie de la nuit en regardant des émissions stupides à la télévision dont j’avais coupé le son. Si je voulais survivre, il allait falloir que je révise mon échelle de valeurs à propos des femmes douces et chaleureuses.

   J’avais fini par admettre que je n’étais pour rien dans cette crispation, au moment où elle m'avait tenu ces propos, son visage était dirigé vers moi, mais son regard était absent comme tourné vers l'intérieur. En insistant, après qu’elle m’eut demandé de me tenir à l’écart, j’étais entré dans un monde qui n’appartenait qu’à elle et dans lequel, je n’avais rien à faire, c'était son espace de sécurité, m'y aventurer l'avait mise en péril et elle s'était défendue.

   J’éprouvais cependant une grande compassion pour cette famille dont elle n'avait pas voulu me parler. Ces pauvres parents devaient être brisés par la disparition de leurs enfants. Ce qui me touchait le plus c'est qu'ils avaient disparu dans mon square, celui qui avait été le théâtre des aventures et des jeux de mon enfance. De notre temps, nos aventures se résumaient le plus souvent à trouver le moyen de faire damner le gardien qui nous surveillait depuis son petit kiosque d’où s’échappait un nuage de fumée, comme de jouer au ballon sur les pelouses, ce qui n'allait pas bien loin.

    A une heure du matin n’y tenant plus j’entrepris d’aller marcher dans les rues désertes, pour finalement me retrouver dans une brasserie enfumée de la porte Maillot au milieu de paumés comme moi, hommes ou femmes venus chercher là un peu de chaleur humaine, pour en définitive n’y trouver que médiocrité et désespérance. Je bus un coca, mes finances ne me permettant pas d’autre folie. J’avoue avoir dévisagé toutes les femmes de la salle cherchant à savoir si l’une d’entre elles avait besoin de quelqu’un pour la raccompagner. Pour cela il eût fallu qu’elles fassent le premier pas, car de mon côté, j’en étais tout à fait incapable.

   J'étais rentré à quatre heures du matin à l'hôtel pour m’écrouler sur le lit comme si je m’étais gavé de whisky, avec en prime la gueule de bois et la langue en papier mâché. Inutile de dire que le reste de ma nuit fut agitée et que mes rêves ressemblèrent plus à des scènes d’épouvante qu’à d'agréables balades.

   Midi moins cinq, comme promis j'étais sur le trottoir en face de la galerie et je guettais mon experte, c’est que son intervention était d’importance, si elle avait raison j'allais être débarrassé de mes ennuis financiers. A midi et quart elle n’était toujours pas sortie et je commençais à me raconter tout un roman, quand je réalisais qu’elle ne pouvait pas se douter que j'étais sur le trottoir d’en face puisque je lui avais dit que je repasserais la chercher.

                     J’ai bien cru que vous m’aviez raconté des bobards et que vous ne viendriez pas. Faute de tableau vous pouvez toujours m’inviter à déjeuner ?

   On sentait bien qu’elle ne croyait pas une seconde à mon histoire. Elle me tournait le dos, se tenant debout derrière son bureau un poudrier dans une main, le rouge à lèvres dans l’autre.

                     Vous inviter à déjeuner, c'est possible, mais ce sera pour après avoir été voir le tableau.

L’émotion lui fait lâcher le rouge à lèvres qui ne se remettra pas de sa chute !

L’appartement et l’ensemble de ce qu’il contenait la laissèrent sans voix. Il est vrai qu’il était resté dans l’état qui était le sien à l’époque où ma tante l’habitait, et que l’unité du décor faisait presque penser à une reconstitution de salle de musée.

                     C’est l’appartement d’une cocotte ! lâcha t-elle tout de go.

Une "Cocotte" qu’est ce que c’était que cette histoire, ma tante était couturière, mais en y réfléchissant, et bien que ne connaissant pas la signification exacte du terme "Cocotte" Je commençais à entr'apercevoir le pourquoi et le comment de la présence de ce nu au mur du séjour de cette chère femme. Elle resta un long moment devant le tableau qu'elle examina avec soin. Elle sortit une loupe de son sac pour scruter la signature, quand elle se retourna, elle avait les yeux ronds.

     - Vous pouvez me le descendre demanda-t-elle.

 Je m'empressai d'acquiescer à sa demande, et de décrocher le cadre qui était passablement poussiéreux.

  Son inspection se poursuivit sur la face antérieure de l'œuvre, dont elle examina la toile avec attention, relevant les références, après quoi elle secoua la tête faisant des petits "oui" l'air entendu. 

Après m'avoir laissé raccrocher la toile, elle me tendit un mouchoir pour que je m'essuie les mains, c'est qu'ici il n'y avait encore ni eau, ni électricité.

                     Je ne veux pas vous donner de faux espoirs, mais après ce premier examen j'ai tendance à croire que cette œuvre est authentique, j'insiste sur le fait que je ne suis une spécialiste ni de cette ni artiste ni de cette époque.

   Je ne répondis pas, mais je pensais par devers moi que dès la nuit prochaine, il faudrait que je vienne chercher "Ma tante" pour la conduire en lieu sûr avant que quelqu’un n'ait l'idée de venir me la kidnapper, dans le domaine des entourloupes j'étais un spécialiste, j'avais toujours su y faire.

Le déjeuner fut détendu et chaleureux, elle l'avait bien mérité, il faudrait que je pense à la remercier si cette affaire avait une conclusion positive. Quand nous nous quittâmes, nous étions devenus bons amis.

   Les démons de ma détention continuant de me poursuivre, il fallait que je marche au grand air pour dépenser mon énergie. Le soir même je retournais porte Maillot en suivant la vieille ligne de ceinture qui fait comme une profonde saignée au milieu du boulevard Pereire, j’eus envie de sauter la clôture pour descendre marcher sur la voie au milieu de la végétation et me sentir libre, mais n’étant pas certain de pouvoir remonter le remblai en arrivant porte Maillot je me contentais de rester sur le boulevard.

   Le Grand Bistro étant fermé, je me rabattis sur le Congrès maillot, et c’est là que l’on se dit que les hasards de la vie sont insondables. Le garçon très stylé avec sa tenue noire et blanche m'installa dans un box au confort chaleureux en me disant qu’il allait m’apporter la carte.

J’ai toujours aimé l’ambiance des cafés, ces lieux un peu hors du monde, où tout un chacun se sent à l’abri et peut réinventer sa vie, enfin presque. On y saisit les conversations des autres clients, ce qui n’a que peut d’importance puisqu'on ne les connait pas, qu'on ne les voit pas, et qu'on ne les reverra jamais.

Un couple d’étrangers discutait dans le box à côté du mien, je ne pouvais pas les voir, mais je les entendais distinctement.

Ils parlaient dans une langue que je n’identifiai pas tout de suite, mais qui chantait à l’oreille, ils murmuraient plus qu’ils ne parlaient, ce qui faisait penser à un couple d’amoureux. Je les oubliai le temps d’examiner la carte que le garçon m’avait apportée, la vue du prix des plats me coupa le souffle, à ces tarifs-là il était possible de manger une semaine chez mon copain Mo, mais baste puisque j'allais devenir riche, au diable l’avarice !

Tout à coup les intonations de la voix féminine attirèrent mon attention, je connaissais cette voix, mais parlant en français avec un accent, pas s’exprimant dans cette langue. Je me redressai pour essayer de regarder par-dessus la plaque de verre dépoli qui nous séparait, mais en vain, je ne parvenais qu’à entrapercevoir le sommet de leur crânes, aux trois quart chauve pour l’homme qui ne possédait plus que des mèches un peu échevelées sur les côtés et l’arrière du crâne. Quant à la femme, ça ne pouvait pas être Roxanne, ce que j'avais imaginé au premier abord… ses cheveux étaient gris et coiffés sans aucune recherche.

Impossible de me redresser d'avantage sans courir le risque d’être repéré par l'un ou l'autre des antagonistes. Encore qu’engagés dans une conversation houleuse, ils avaient perdu le ton précautionneux qu'ils utilisaient au moment de mon arrivée. Lorsque celle que je j'avais prise pour Roxanne avait la parole, elle accompagnait son propos de coups assénés sur la table qui leur donnaient une profonde gravité. L’homme ne lui cédant en rien, rétorquant à chaque fois bien avant qu’elle ait fini de s’exprimer.

Progressivement ils en étaient parvenus à un niveau d'affrontement qui n’avait plus rien de discret au point que le garçon est revenu s’enquérir de ce qui se passait.

Je m'étais baissé pour qu’il ne remarque pas mon manège, c’est à cet instant que je découvris que le mur en face de moi étais recouvert de miroirs et qu’en levant simplement les yeux on pouvait voir ce qui se passait dans les box voisins.

Lui se tenait en arrière, le dos collé à la molesquine, les bras croisés, elle, penchée en avant, agitait la main droite devant elle, scandant ses paroles de coups sur la table ou tendant la main en direction de son visage. Un coup plus violent me fit penser qu’elle lui avait donné une gifle, la situation semblait partie pour dégénérer. Nouvelle intervention du garçon que l’évolution de la conversation semblait de plus en plus exaspérer, le ton baissa de façon significative, ils s’excusèrent et commandèrent un café pour elle, un whisky pour lui. Le silence se poursuivit après son départ, ils étaient là, l’un en face de l’autre semblant se défier du regard comme des boxeurs sur leur tabouret attendant le début du prochain round.

Lui devait avoir une soixantaine d’années, mat de peau, les joues burinées, une grosse moustache lui barrant le visage, dont il mordillait les bouts pour tenter d’apaiser sa colère.

Elle devait être plus jeune mais ses cheveux gris coupés à la garçonne rendaient plus difficile la possibilité de lui donner un âge, elle portait un trench beige qui affinait sa silhouette, j’aurais juré que c’était Roxanne, mais la Roxanne que je connaissais avait une chevelure abondante et rousse comme un coucher de soleil.

L'homme se leva pour aller aux toilettes, elle l’avait regardé partir sans ciller, j’avais cru qu’elle mettrait cette trêve à profit pour s'esquiver, eh bien non, elle était restée à l’attendre, fouillant dans son sac elle en avait sorti des lettres et des photos qu’elle regardait avec beaucoup d’attention. À son retour il tendit la main pour qu’elle les lui passe et je les entendis commenter ce qu’ils regardaient cette fois fort paisiblement.

C’était un baraqué, maintenant que je l’avais vu se déplacer dans l’établissement je pensais qu’il devait bien mesurer un bon mètre quatre-vingts, il portait une tenue de vieux crooneur, avec blouson de cuir, jean et santiags. Maintenant qu’il était calme, il avait le visage avenant, il riait en tapotant les photos qu’il regardait.

J’avais payé ma consommation en me faisant très discret, et j'étais sorti m’assoir sur un muret de l’autre côté du boulevard Péreire, bien décidé à les attendre pour percer le mystère. Au bout d’une demi-heure, j'étais sur le point de partir quand ils sortirent enfin. Elle était beaucoup plus petite que lui, mais c’était tout de même une femme qui avait beaucoup de prestance, elle ne portait pas de ballerines mais des talons impressionnants, une grande besace pendait à son côté dont elle avait passé la sangle autour de son cou en femme précautionneuse. J'étais sur le point de reconnaitre que je m'étais trompé, quand la lumière accrocha la masse rouge d’une boucle d’oreille et je restai sans voix.

Lui s’engouffra dans la bouche de métro tandis qu’elle s'éloignait en direction des Batignolles.

J’attendis un petit moment qu’elle ait pris de l'avance et j'empruntai le même chemin mais en me tenant de l’autre côté du boulevard, ne voulant pas qu’elle me remarque.

   Je ne connaissais rien à l’histoire récente de l'Argentine, ni du sort de ses ressortissants ces dernières années, mais cette femme m’intriguait et le peu qu’elle m’avait raconté l’autre nuit à propos de son passage en prison et des violences qu’elle y avait subies, m’interrogeait. Je n’avais jamais fait de politique et j’avais du mal à croire qu’en période de paix on puisse assassiner les gens, en particulier en les jetant à la mer du haut d’un hélicoptère, en bon mâle convaincu de sa supériorité je me disais qu’elle m’avait raconté des histoires.

En débouchant place du Maréchal Juin qui était plus éclairée que le boulevard, je la cherchai des yeux. Une femme faisait signe à un taxi en maraude, au moment où elle se baissa pour monter dans la voiture je découvris que c’était une rousse flamboyante, s’il n’y avait eu le trench je ne l’aurais pas reconnue, s'il m'avait fallu une confirmation je l'avais !

Mon regret était de ne pouvoir faire comme elle,  je ne savais pas quelle distance il me restait à parcourir pour regagner mon hôtel, ce qui était certain c'est qu'il me restait un sacré bout de chemin, je n'étais donc pas prêt de m'endormir.