Ce matin, j'ai mal aux yeux comme si j'avais fixé trop longtemps le soleil. Il y avait tant d'étoiles dans la voie lactée qu'elles m'ont brûlé les rétines avec la force d'un soleil levant.

   Je suis là, à demi éveillée, souriant en buvant mon premier café, tandis qu'une bonne odeur de pain grillé envahit la cuisine. Mon gros chat roux vient se frotter contre mes jambes pour avoir sa ration de croquettes et se mettant debout sur ses pattes arrière, il  me griffe gentiment les jambes pour me faire comprendre que ça ne peut plus attendre.                                                                                                                J'ai envie d'être un peu folle et légère aujourd'hui, les dernières heures ont été difficiles. Je me retrouve en face de tant de problèmes à prendre en compte, dont aucun ne me paraît susceptible d'être résolu avec mes modestes moyens.

   Je pense que j'ai tort de mettre toutes ces questions sur un même plan, car en  pratiquant de cette façon, je ne vais pas pouvoir m'en sortir, je cours le risque d'être écrasée par les difficultés au lieu de les résoudre. Il est probable qu'en sériant les questions par ordre d'urgence, il y aurait moyen d'alléger la charge et de faire des avancées.  Ainsi, si je reprends les questions en cours :

   « La situation de Céline » ! ça c'était une urgence, au cours de la visite que je lui ai rendue, nous avons bien progressé, je ne pouvais pas m'attendre à ce qu'elle me raconte une histoire aussi complexe et dramatique. Tout n'est pas résolu, loin s'en faut, mais ensemble nous avons eu un bon échange. Lorsque j'aurai rencontré Maurice et éclairci certains points qui me semblent obscurs à propos de son comportement, nous pourrons nous revoir une nouvelle fois, et je l'espère l'amener à commencer un travail qui lui permettra de reprendre enfin sa vie en main. L'expression ne me satisfait pas, mais elle correspond à ce que j'ai ressenti, quand je l'ai vu avec ses doigts rongés, tachés de sang.

   Maurice le mutique, oui je l'ai baptisé ainsi, il faut déjà que nous le retrouvions, c'est une évidence, ça ne devrait pas être trop long, Sara s'en charge, avec son téléphone et un Bottin. De mon côté, il faut que j'imagine, comment l'aborder avant d'aller le rencontrer. Dans cette démarche, il faudra que je me montre prudente et persuasive, s'il n'a rien dit pendant toutes ces années, il ne va pas comme cela tout à coup, et comme par enchantement se mettre à me parler pour me faire plaisir.

   J'ai l'idée pourtant, que si je lui fais le récit de ma visite à Céline, et que je lui parle de la souffrance qui est la sienne, cela devrait être de nature à le faire s'expliquer. Oui, c'est ça, pour elle et pour l'aider à sortir du piège dans lequel elle s'est enfermée et où il l'a enfermé, il est possible qu'il me dise la vérité. C'est tout de même terrible d'être à la fois victime et coupable, pour l'un comme pour l'autre.

   Et puis, il y a Sara, j'ai envie de dire « ma petite Sara » alors qu'elle a quarante-quatre ans, un peu tard pour être ma fille, je l’ai inscrite en troisième position, car c'est une histoire qui me touche personnellement, ce n'est cependant pas la plus simple à résoudre.

   Quand appuyée contre mon épaule, elle a commencé à parler, j'ai eu le pressentiment de ce qu'elle allait me dire et j'ai senti que la panique me prenait. J'ai eu envie de refermer la boîte de Pandore en posant ma main sur sa bouche pour qu'elle se taise, mais c'était déjà trop tard, il fallait que je l'écoute et que je l'écoute jusqu'au bout. La chaleur de son dos contre mon épaule m'en aurait de toute façon dissuadé.

   Elle m'a expliqué qu'adolescente, elle avait eu des difficultés avec le programme de mathématiques de son année de classe de seconde, ses parents avaient alors cherché et trouvé une professeure pour l'aider à surmonter ce handicap, mademoiselle Matilde Almira était entrée dans sa vie pour lui donner des cours,  très vite, la situation scolaire s'était améliorée. Elles s'entendaient très bien toutes les deux, elles avaient vite découvert qu'elles avaient bon nombre de goûts en commun, tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes. Le premier hiver qui  suivit leur rencontre, Matilde tomba malade, Sara s'en trouva tout affolée, quand elle parlait de l'absence de son professeur avec ses parents en l'appelant Matilde, ceux-ci la reprenaient en disant c'est "Mademoiselle Almira" s'il te plaît, tentant par là rétablir une mise à distance qui leur paraissait de bon ton, ce qui avait le don de l'agacer. Elle obtint pourtant de reprendre les cours quand Matilde fut convalescente, mais en se rendant cette fois à son domicile. Le temps passant la situation devint de plus en plus ambigüe, au point que ses parents décidèrent de cesser de lui faire donner des cours, en fait, ils suspendirent  les payements. Elle poursuivit cependant assidûment ses rencontres avec son professeur, jusqu'au jour où elle fit part au cours du dîner de son désir d'aller passer la fin de semaine dans la maison de campagne d'une amie de classe. Ses parents l'avaient laissé faire en parfaite conscience, pas dupes une seule seconde de ce qu'elle leur racontait, ni de la conversation téléphonique avec la mère de la camarade sensée les rassurer. Ils se présentèrent au domicile de Matilde dès le premier matin avec un huissier pour faire constater les faits et pour récupérer leur fille. Quelques heures plus tard, Matilde menacée de poursuites pénales quitta la ville et jamais elles ne se revirent. Sara n'avait plus le même âge, mais elle avait refait avec moi, et ceci avec un certain brio, la même démarche qu'avec Matilde, elle avait de la suite dans les idées, il faut dire, que dès qu'elle avait eu dix-huit ans, elle était partie de chez ses parents pour ne plus y revenir et qu'elles s'étaient assumées pendant toutes ces années.

   Elle vient de descendre de sa chambre, elle a les cheveux embroussaillés, elle porte un tee-shirt trop grand comme chemise de nuit, l'air reposé, elle me regarde avec un sourire apaisant, tandis qu'elle me tend son bol pour que je lui remplisse de café, elle le prend dans un grand bol sans sucre ni lait. Quand elle a fini de boire, elle se passe la langue sur les lèvres comme le font les chats.

    Quand je repense au cinéma qu'elle m'a fait à propos du voisin jardinier qui soi-disant "Me kiffait grave", je me demande simplement ce qu'ils ont tous à me kiffer comme ça en ce moment, même, si je ne sais pas si cela se dit !

   - Tu n'étais pas dans ta chambre cette nuit, quand je me suis réveillée sur le canapé,   je suis montée, ta porte était ouverte et ton lit n'était pas défait.

Je pourrais laisser planer le silence et ne pas répondre, mais à quoi bon désormais il faut qu'entre nous la situation soit claire.

   - En effet, je suis restée dans le jardin, couchée dans une chaise longue avec une couette. Le ciel au-dessus de ma tête était magnifique. J'ai juste eu un peu froid sur le petit matin.

  - C'est à cause de ce que je t'ai dit hier au soir.

  - Oui, la réponse a jailli sans que j'eusse le temps de la contrôler. Oui, entre autres. Il y avait ça, et le reste, il fallait que je prenne un temps de réflexion.

Elle ne m'a pas répondu, m'a regardé un long moment, tandis qu'elle beurrait ses tartines, puis elle a posé son bol dans l'évier, est remontée dans sa chambre où je l'ai entendu fourgonner. J'ai compris qu'elle faisait ses bagages, c'était certainement la meilleure solution, mais je dois avouer que je ne pouvais pas l'accepter, alors, je suis monté le lui dire. Elle m'a écoutée, dos tourné, et la tête baissée, opinant quand je lui ai rappelé notre conversation de la veille, les paroles que j'avais prononcées pour ne pas dire les conditions que j'avais posées pour une cohabitation sereine. Elle s'est contentée de tourner légèrement la tête me regardant en coin en murmurant un merci désarment !

   Nous nous sommes mises à la cuisine, notre voisin jardinier venant déjeuner avec nous, nous avions décidé que nous l'appellerions Léon. Ce ne fut pas une mince affaire et nous rîmes beaucoup, enfin l'important c'est qu'à midi et demi, nous étions fin prêtes à l'accueillir, repas mijoté, table mise et apéritif dans le jardin. Ce furent des heures de détente et de rires, pleines de sous-entendus et de paroles à sens multiples, après ces moments de tension, elles nous firent le plus grand bien et ramenèrent un climat de sérénité.

   Sara est repartie ce matin, elle devait être au bureau à huit heures et demie, je me suis levée pour prendre le petit déjeuner avec elle, elle m'est apparue bien palote, ces derniers jours nous n'avions pas suffisamment dormi. Jus d'orange, œuf au plat, jambon de pays, elle a cru que je voulais la gaver. En fait, je ne lui avais préparé que de quoi tenir jusqu'à midi, voire jusqu'au soir. Avec mon ancien patron, je connaissais la méthode, il fallait fournir sans possibilités de se dérober.  Sa conception du travail, à moins qu'il n'en ait brusquement changé, impliquait qu'en cas d'urgence, on travaille sur un dossier jusqu'à ce qu'il le trouve satisfaisant, dans ces moments-là, il n'était pas question de prendre autre chose que ce que pouvait fournir la machine à café.

   Elle m'avait promis de faire le nécessaire afin de retrouver Maurice, ce qui me permettrait d'avancer dans ma recherche. J'ai failli dire nous, mais dans le fond, c'est moi seule qui me suis jetée dans cette quête.

C'est fou l'impression que cela donne quand la maison redevient silencieuse, les pièces paraissent plus grandes, la lumière plus crue, je découvre alors tout ce que j'ai laissé à l'abandon au cours de ces journées agitées, aussi je me mets au travail, ménage, lessive, courses pour me réapprovisionner. Aujourd'hui, j'ai en plus du jardinage à faire, mon invité d'hier m'a apporté un plein cageot de jeunes plants de sa production, tant en fleurs, qu'en légumes, maintenant il va falloir les mettre en terre. Je sais que, d'un instant à l'autre, il va se présenter pour m'aider à effectuer ce travail, pour être certain que je respecte les règles académiques de travail des jardiniers amateurs !