Au cours du voyage de retour, j'eus tout mon temps pour réfléchir, je profitai du silence pour faire le ménage dans mes pensées. Je ne savais plus si Maurice, puisque Maurice il y avait, était une métaphore de mon histoire de retraitée ou un déplacement de mon ressenti. Qu'importe, depuis des mois, il m'avait permis de m'oublier moi-même et de déplacer mes angoisses sur d'autres questions que ce que j'allais bien pouvoir faire de moi et de ma vie. C'est un élément tout à fait important de savoir redonner du sens à sa vie, en particulier dans ces moments de rupture qui marquent le début d'une nouvelle existence.

   Jusqu'à ce jour où mon patron m'avait conviée dans son bureau pour me demander si j'étais prête à accepter une proposition de mise à la retraite anticipée, je n'avais vécu que pour et par mon travail.

   N'exagérons rien, tant que j'avais eu mon mari près de moi, ma vie se partageait entre ces deux pôles de l'existence, puis il avait été emporté comme un fétu de paille en quelques mois. Je l'avais cramponné, je ne voulais pas lâcher sa main, jusqu'au dernier jour, je n'y avais pas cru, tout simplement parce que pour moi c'était impossible. Il me paraissait si costaud, il aimait la vie, il était ma protection rapprochée, il m'aimait, je me demandais ce qu'il ferait lorsque je ne serais plus là, car bien sûr je partirais la première.

   Un matin, il a fait une grimace en se levant, il ressentait une douleur vive au côté droit, devant partir en déplacement professionnel, il a pris sur lui, plaisantant même sur le pauvre esclave du devoir, il travaillait alors dans le cinéma… Il n'est rentré qu'un mois plus tard de son tournage pour ne plus repartir.  Il avait perdu cinq kilogrammes et son visage avait des reflets grisâtres, cancer fulgurant du foie a dit son médecin. Avant même que j'aie eu pris conscience de la situation, il était mort et enterré, c'est fou de raconter tout ça aujourd'hui, sans une larme, ni un sanglot, mais c'est qu'à l'époque, j'avais tout donné et que je n'en avais plus.

   L'autre, mon patron, avec qui j'étais comme les doigts de la main, qui me convoque brutalement six mois plus tard, pour me dire qu'en raison des difficultés de l'entreprise, il allait y avoir une compression du personnel et que… Il se fiche de moi ou quoi, qu'est-ce qu'il croit, moi si je m'arrête de travailler, il m'envoie rejoindre Marc en cinq sept, c'est évident, je n'ai plus que ça à quoi me raccrocher, c'est tout ce qui me permet de vivre. Il sait que je me déchire dans ce boulot, alors, qu'est ce qu'il me reproche ?

   C'est au cours d'une conversation avec Sara devant la machine à café que la lumière s'est faite. Alors que je lui faisais part de mes griefs vis-à-vis de lui, elle me regarda avec des yeux ahuris.

  - Tu n'y es pas du tout,  s'il t'a proposé cette solution  à toi, c'est que tu as tous tes droits pour obtenir ta retraite à taux plein, ce qui n'est, excuse-moi du peu, le cas d'aucune ou d'aucun d'entre nous. Tu peux comprendre que pour tous les autres, être licenciés, serait un autre problème que le tien.

   Cette conversation m'a remis la tête à l'endroit et m'a amenée à accepter la proposition, je n'étais pas fière de moi qui dans cette affaire n'avais pensé qu'à sa petite personne et, changeant aussitôt de figure, j'ai décidé de jouer le rôle de celle qui était ravie de partir par solidarité. Un peu brutal tout de même ce traitement, quelque chose comme un pas de deux entre la baignoire d'eau glacée et l'électrochoc.

   Je viens de m'apercevoir qu'en y repensant je me suis mise à pleurer, c'est malin, car ainsi je ne vois plus la route qu'au travers d'un halo, ce qui me donne une conduite plus qu'approximative. C'est tout de même bon signe si les larmes reviennent.

   Tout ce que m'avait raconté Cécile, en se tordant les doigts, qui soit-dit en passant avait les ongles rongés jusqu'au sang, m'avait éclairé sur toute une partie des aspects du dossier. De ce récit, il ressortait que les instincts humains laissaient encore bien à désirer, on ne doit pas être très loin de ceux des hommes des cavernes, et encore ne sait-on rien de leurs comportements. Entre celui qui était capable de violer une enfant et ceux qui avaient tenté de lyncher Maurice, il n'y avait pas un grand écart.

   Je me demandais comment j'aurais réagi si j'avais été le témoin d'une scène pareille, je ne peux croire que j'aurais laissé faire, j'aurais hurlé, je me serais jetée dans la mêlée, en fait, je n'en sais rien quand la peur vous prend au ventre, est ce que l'on peut encore raisonner. Vu le déchaînement, il est possible qu'ils m'aient molesté, moi aussi, assimilant mes dénégations à une approbation de ses actes qui légitimait leurs droits à se jeter sur moi.

   Me connaissant, peureuse comme je suis, je sais que j'aurais fui, ne vous moquez pas, tout le monde n'a pas vocation d'être un héros.

   Mais lui, et c'est là le fond du problème, pourquoi n'a-t-il rien dit, ne s'est-il pas défendu, pourquoi se laisser massacrer, pourquoi se laisser pendre par cette bande d'énergumènes, c'est ça qu'il faut que je parvienne à comprendre pour retrouver une trace d'humanité.                                                                                                

   Emporté dans le flot de la violence des autres, ne s'est-il pas rendu compte qu'il condamnait Cécile à une errance éternelle. Elle a assisté à sa mise à mort en hurlant, car elle, elle savait qu'il n'était pour rien dans son martyre.                                                                                                        Heureusement que quelqu'un a appelé la police pour qu'elle vienne mettre fin au supplice, mais qui et pourquoi ? Ce que l'on sait par contre, c'est que la personne ne s'est pas fait connaître et qu'elle a téléphoné de la cabine publique.                 Il reste vraiment beaucoup de questions non résolues dans cette histoire…

Il faut que je me dépêche de rentrer, car le mal de crâne me ronge la tête.

***

   Sara n'est pas là quand j'arrive, elle ne doit pas être très loin, sa voiture est toujours garée devant la maison, mais elle ne répond à aucun de mes appels.      Je me suis allongée une demi-heure avec un antidouleur, mais le sommeil n'est pas venu, je revoyais sans cesse les doigts de Cécile qui se tortillaient, ses ongles rongés jusqu'au sang faisant penser aux personnages des films de morts-vivants.

   Je ne pouvais pas rester comme ça, allongée comme une chiffe molle le restant de la journée, il fallait que je réagisse. Je me suis donc levé pour me lancer dans la pâtisserie, c'est une bonne activité  la pâtisserie, elle vous occupe aussi bien les mains que l'esprit. Rien de tel qu'un gâteau bien régressif avec un grand bol de thé brûlant pour se remonter le moral. J'ai préparé la table basse près du canapé, mis une jolie nappe, mes choux n'étaient pas assez montés comme je l'espérais, mais la crème était délicieuse. J'aurais dû y mettre une goutte d'alcool, mais tout le monde n'aime pas ça. Le temps passant, j'ai mangé un chou et j'ai commencé à me faire du souci, quand je l'ai entendue arriver. Je me suis dit qu'il ne fallait pas montrer mon inquiétude, j'ai négligement feuilleté un hebdomadaire.

    - Je ne pensais pas que tu rentrerais aussi tôt, j'ai donc été marcher, et ça m'a fait beaucoup de bien, c'est qu'il faut que nous parlions toutes les deux.

   Enfin, nous y voilà, je pensais bien qu'à un moment où un autre, nous devrions en arriver là, une sorte de prémonition. Eh bien s'il fallait parler, nous allions parler, mais avant il y avait mes choux et eux, ils ne pouvaient pas attendre.

   Elle s'est jetée sur la pâtisserie sans se faire prier, puis quand elle a eu terminé, elle est venue s'asseoir sur le canapé tout contre mon épaule, mais en me tournant aux trois quarts le dos.

   Le début a été confus et difficile, je me suis contenté d'écouter sans chercher à faciliter son récit ou à le contrecarrer. Deux heures à écouter un flot de paroles interrompu par des silences, de petits reniflements voire des larmes. Je n'ai rien dis, j'ai écouté puis après une longue pause silencieuse signifiant que l'on était arrivé au bout, je me suis tournée vers elle et je l'ai prise contre moi. Nous sommes restées là blotties bien au chaud jusqu'à ce que la nuit soit tombée, j'ai rompu le silence,  – je crois  bien que j'ai faim.

La vie avait repris son cours, dans ma tête cela faisait tout de même beaucoup de questions à gérer, mais demain serait un autre jour pour y voir plus clair.

   Ce soir, elle s'est endormie sur le canapé, je n'ai pas eu le courage de la réveiller, j'ai été cherché un plaid et je l'ai recouverte pour qu'elle soit bien au chaud. Je suis sortie dans le jardin, j'y  ai installé une chaise longue, j'avais apporté ma couette et un Thermos de tisane et j'ai regardé le ciel. C'est si beau un ciel étoilé qu'il y a là toute la paix et le mystère du monde, on s’y sent emporté, en lien avec l'ensemble de l'humanité, passée, présente, et en devenir. C'est le froid de l'aube et les chants des oiseaux qui m'ont réveillée...