Un rai de soleil taquin parvient à s’insinuer entre les planches disjointes du volet pour déjouer l’obscurité qui règne dans la chambre en dépit de l’heure tardive. Une mouche sort alors de sa somnolence, vient se poser sur le crâne dégarni de Marcel, y enchaîne quelques pas de danse avant d’entreprendre l’exploration du pavillon de l’oreille droite. Après un geste inconscient d’agacement, Marcel se retourne, ouvre les yeux et maugrée en constatant qu’il s’est rendormi. En dépit de sa prise de retraite, il ne s’autorise jamais à flâner au lit, tant sont nombreuses les tâches auxquelles il doit impérativement s’astreindre de l’aurore au crépuscule.
Cependant il doit reconnaître que depuis quelques jours, ou plutôt quelques semaines, sa lassitude au réveil est immense, le sommeil, à lui seul, ne lui permet plus de récupérer des fatigues de la journée. Son chapeau, son ciré, ses bottes lui procurent la pénible impression d’être lestés de plomb. A présent, assis sur le rebord du lit, il tente de faire le point. Il ne peut pas continuer à se leurrer, à attribuer cette perte de tonus à un banal coup de cafard.
Il est vrai que sa décision de renoncer définitivement à prendre femme a été, tout à la fois, un soulagement et une déchirure de nature à le perturber sans toutefois expliquer les sourdes douleurs abdominales qui l’ont torturé tout au long de la nuit. Il va devoir consulter mais pour aujourd’hui il n’en est pas question. Le samedi, il aurait affaire à la remplaçante : une femme et, qui plus est, débutante, non merci, mieux vaut attendre lundi. De plus, la journée ne sera déjà pas assez longue pour faire face au programme.
Le chemin du Roc aux loups est raviné, escarpé, peu ombragé depuis la déforestation au profit des prairies et surtout exposé en plein sud. Marcel peine à suivre son troupeau. Même ses deux jeunes brebis gestantes paraissent avoir des ailes. Il sait bien qu’il eut été préférable d’attendre la soirée pour entreprendre cette pérégrination seulement sa nièce s’est proposée de venir passer l’après-midi en compagnie de sa famille.
Il s’est refusé à la contrarier en lui proposant un autre moment. Il la voit si peu longtemps et si peu souvent depuis qu’elle a suivi son mari en Picardie. A chacune de ses visites, il prend un profond plaisir à se rendre avec elle dans la vieille maison qu’il a restaurée, meublée avec tant d’amour sans jamais se décider à l’habiter seul. Il est toujours très fier de lui rappeler qu’elle en sera un jour l’unique héritière.
Arrivé en haut du chemin, Marcel retrouve avec soulagement son antique vélo, adossé contre le mur de la grange des Maury, à l’ombre du châtaignier. Ce fidèle serviteur lui semble chaque jour plus lourd à manier et, aujourd’hui plus qu’hier, il peine à se remettre en selle. « La faute à cette mauvaise nuit » pense-t-il à nouveau.
A l’approche du pré des pommiers, le troupeau accélère brutalement son rythme et occupe toute la largeur de la route. Seules, Zoé et Zélia, épuisées par leur galopade dans la montée, restent à la traîne et se dandinent lourdement juste devant sa roue. D’ici trois jours, tout au plus, elles auront agnelé. D’ici là, il faut assurer, nuit et jour, une surveillance vigilante, le premier agnelage s’avérant souvent un peu délicat. Ce soir, Marcel rentrera le troupeau dans la bergerie afin d’isoler plus aisément les deux brebis gestantes et de les parquer ensuite dans la petite étable face à sa cuisine dans laquelle il a aménagé deux cases d’agnelage.
Depuis qu’à la retraite, Marcel se consacre à ce petit élevage, la naissance d’un agneau a toujours été pour lui un moment fort, émouvant, dont il n’a jamais cherché à analyser la véritable nature. Il se laisse seulement aller au bonheur d’aider éventuellement à la mise à bas, de stimuler la respiration du nouveau-né en frottant doucement sa poitrine à l’aide d’un bouchon de paille, de chatouiller délicatement l’intérieur de ses narines. Il savoure le premier moment d’intimité avec le jeune animal lorsque nettoyé par sa mère, allaité, il peut le prendre quelques instants dans ses bras.
Affalé à sa table, dans la pénombre et la touffeur de sa cuisine, Marcel repousse son assiette. Pour la première fois de sa vie, peut-être, il ne peut terminer sa soupe, trempée de pain bis, élément essentiel de tous ses repas depuis l’enfance. La perspective de ces agnelages lui pèse brutalement et la prise de conscience de sa lassitude accroit encore son malaise. Les élancements, dans le côté droit du ventre, reprennent avec plus d’intensité que la nuit passée.
Entre deux spasmes, il parvient à débarrasser sa table et à dresser la liste des achats à effectuer pour recevoir ses neveux. Il a pour principe de ne jamais constituer de stocks. A quoi lui servirait-il, d’ailleurs, de s’encombrer de bières ou de jus de fruits ? Pour qui ? En vue de quelle occasion ?
Sa vie ne ressemble en rien à celle de ses voisins pour qui toutes les opportunités de se réunir autour d’un verre sont à saisir. Pour lui-même ? Il ne s’autorise jamais aucun superflu. Quand on est né d’un père, corvéable à merci, loué dès l’âge de sept ans ; d’une mère devenue, par nécessité, experte dans la gestion de trop maigres ressources, on apprend à ne dépenser son argent que pour le strict nécessaire.
Un rictus douloureux aux lèvres, il se glisse au volant de sa 4L afin de se rendre au supermarché d’Uzerche : un autre de ses credos étant de ne pas effectuer ses courses dans la superette du village. Il échappe ainsi à la malsaine curiosité des autres habitants avides de connaître la nature de ses achats et, par-là même, prompts à en déduire ses goûts, ses habitudes, son mode de vie.
Généralement, il se rend à Super U aux heures creuses afin d’éviter le temps de l’attente à la caisse qui l’insupporte même s’il lui offre alors l’occasion de philosopher sur le pourrissement de cette société de consommation.
Société dans laquelle les femmes ne jouent manifestement plus le rôle pour lequel la nature les a programmées. Elles n’éduquent plus leur progéniture qui piaille et trépigne, accroché au chariot, afin d’obtenir, toujours avec succès d’ailleurs, sucreries et jouets. Elles ne savent plus cuisiner et se contentent d’empiler les plats tout préparés ; sont incapables d’entretenir leur maison sans employer force bombes et lingettes ; n’éprouvent pas la moindre pudeur à exhiber, au vu de tous sur le tapis roulant de la caisse, des sous-vêtements provocants.
Aucune ombre sur ce parking dont le goudron fond au chaud soleil de ce tout début d’après-midi, Marcel appréhende par avance le retour à sa voiture surchauffée après un passage dans les locaux climatisés du magasin. Il part à la recherche des boissons, hésite longuement, désemparé par la multiplicité des marques de bières et de sodas. Son indécision est la même au rayon des gâteaux, choisir entre le sucré et le salé, et, au sein même de la catégorie retenue, entre une multitude de possibilités. Il prend, repose, reprend sans la conviction d’avoir fait le bon choix, s’épuise, sent une sueur glacée l’inonder sous la violence des élancements qui le tourmentent à nouveau.
Il lui faut rentrer au plus vite à la maison. Par chance, à cette heure, l’attente aux caisses est minime, quelques minutes au plus. La douleur dans le ventre se fait plus violente encore, lui coupe le souffle. Il se sent pâlir, défaillir. Impossible de s’asseoir. Il s’accroche au caddy. Tente de rassembler toutes ses forces pour lutter, lutter contre ce voile noir qui obscurcit maintenant sa vue, résister à ce vertige qui l’entraîne inexorablement vers le sol.
« C’est fini. Tout va bien. Réveillez-vous monsieur Dieuleveult ! »
Marcel lutte, fait des efforts pour ouvrir les yeux. Il ne comprend pas. Où est-il ? Quels sont ces tubes de néon au plafond ? Cette machine qui clignote à son côté droit ? Pourquoi ce visage masqué qui se penche sur lui ? C’est une femme. Que fait-elle là ? Il ne l’a jamais vue, ne la connait pas.
Il lui faut partir tout de suite, retrouver la maison avant l’arrivée de sa nièce. Mais où est passé le caddy ? Il ne le voit pas. Quelqu’un lui aura dérobé. Il va aller se plaindre à la caisse centrale. Le problème c’est que son bras est attaché à une bouteille par un tuyau en plastique. Qui a eu cette idée stupide ?
Il ne peut pas rester là plus longtemps. Et les brebis ? Il faut les rentrer.
- Au fait où sont-elles mes brebis ? Je ne les vois pas.
Où se cachent-elles, ces coquines ?
Marcel s’agite, tente de se lever, et se met à crier :
- Zoé ! Zélia !
- Calmez-vous, Monsieur Dieuleveult. Tout va bien.
- Zoé ! Zélia !
- Vos filles ? Ne vous inquiétez pas, nous allons les prévenir.
Avec toute la vigueur due à l’indignation, Marcel redresse la tête, toise l’infirmière et éructe :
- Non, pas mes filles ! Mes brebis !
Renée-Claude (juin 2014)
Contrainte : employer l’expression : le temps de l’attente à la caisse