Si le temps de mon inconnu n'avait pas été compté, j'aurais attendu quelques semaines avant d'aller voir la jeune femme, afin de laisser la situation se décanter un peu, mais pour lui, le compte à rebours était peut-être déjà commencé, alors il fallait avancer vite sinon je courais le risque de ne pas pouvoir le rencontrer avant son décès.                                                                       

   J'avais téléphoné à Sara pour lui demander si par un effet de sa grande bonté, elle accepterait de m'accompagner à ce rendez-vous. Il y avait eu un long silence à l'autre bout de la ligne puis elle avait articulé un oui à peine audible, elle viendrait, mais il n'était pas question qu'elle descende de voiture.                 

   Soit, je n'avais pas insisté, elle m'avait expliqué que dans son histoire, il y avait des éléments qui la rendaient mal à l'aise quand on abordait les relations enfants adultes, et qu'elle aurait fait une jurée d'assises terrifiante. Nous nous sommes mises d'accord pour le jeudi suivant, je verrais plus tard s'il fallait profiter de cette  occasion pour organiser mon repas avec le voisin jardinier.

   Il me restait encore une question sans réponse, devais-je prévenir cette jeune femme que je désirais la rencontrer avant d'aller la voir, ou me présenter comme ça un beau matin à l'improviste sans avoir rien dit. De toute façon, si elle voulait bien me recevoir, il n'y aurait pas de problème; dans le cas contraire, j'abandonnerais cette piste pour reprendre celle de la maison de retraite. Je n'étais pas du genre à obliger une personne à me parler alors qu'elle ne me connaissait pas, j'ai donc téléphoné.

  - Bonjour, après m'être présentée, j'expliquais quel était l'objet de ma requête. Elle ne disait rien, me laissant parler ce qui était déjà un signe d'assentiment. Quand elle s'exprimait, c'étaient de petits "oui" sans timbre et à peine audibles.

  - Vous me jurez que vous n'êtes pas journaliste finit-elle par dire, ceux-là, j'en ai soupé. Vous savez qu'après ce drame, il m'a fallu des années pour parvenir à me reconstruire et je ne suis pas encore très sure de moi, vous comprendrez donc mes précautions. Vous pouvez venir, je suis d'accord pour vous rencontrer.                                                                                    Nous nous sommes convenues d'un rendez-vous pour le jeudi suivant.

   Au moment de raccrocher, elle a ajouté : " je savais que vous alliez me contacter, la personne qui vous a donné mon nom m'avait prévenue." Elle avait retrouvé un ton de voix plus détendu, l'approche s'était faite sans difficulté apparente, il restait à savoir ce qu'il en serait la semaine prochaine.

   Sara accepta, sans se faire prier, ma proposition d'organiser un repas avec le voisin, cette idée la fit même bien rire. Rires qui redoublèrent lorsque je lui fis part de l'idée qu'il pouvait être jaloux d'elle et de sa présence à mes côtés. Elle ne dit rien quelques instants, puis d'un ton qu'elle voulait posé malgré son fou rire :       " Si je ne me trompe pas, je suis persuadé d'être totalement étrangère au comportement de ton voisin et à ses attitudes boudeuses".

   - Bon, admettons que je me sois trompée, alors qu'est ce qu'il a, il est      cyclothymique,  un peu dingo, caractériel enfin je ne sais pas moi.

Et l'autre qui s'étranglait de plus belle  à l'autre bout de la ligne.

  - Il est peut-être un peu quelque chose de tout ça, je n'en sais rien n'étant pas une spécialiste en la matière, je me permets de te le rappeler, ce que je sais en l'occurrence, c'est qu'il te kiffe grave, et toi, tu es là à tournicoter devant et tu n'as rien vu venir.

  - Si tu avais la gentillesse de me parler dans une langue que je comprenne, tu serais gentille.

 - Je crois que tu me joues  le numéro de celle qui ne veut pas comprendre.                             Ce qui m'énervait le plus c'est qu'elle avait parfaitement raison, et qu'elle le savait, je cherchais juste à gagner du temps. Nous décidâmes donc de maintenir l'idée du repas, mais en le remettant à une date plus lointaine, il ne fallait pas nous compliquer la tâche en mélangeant les genres. J'étais étonnée de n'avoir rien compris, mon état de veuve retraitée, m'interdisait–il d'avoir de telles pensées ? Heureusement, Sara était là et m'empêchait de me laisser emporter par la sinistrose de l'âge si je puis dire.

J'avais oublié de lui demander ce qu'elle désirait manger mercredi soir en arrivant, elle était gourmande comme un chat, pas de question, j'improviserai.

Le lendemain, journée de jardinage avec mon voisin, au cours de laquelle je n'ai pas cessé de l'observer en aparté pour vérifier les assertions de Sara. Eh bien, ça n'était pas possible, elle se trompait absolument, à aucun moment, je n'ai remarqué dans ses regards sur moi, ou dans ses gestes, quoi que ce soit qui puisse prêter à confusion, pas plus que dans ses paroles ou le ton de sa voix je n'ai pu détecté le moindre signe allusif, j'en aurais  presque été vexée.

Selon ses bonnes habitudes, elle est arrivée chargée de paquets, ainsi le repas était prêt, la veille, elle m'avait mis un Mel me disant de ne m'occuper de rien sauf du vin à mettre à chambrer, qu'elle apporterait le repas. Il faisait beau, nous étions très détendues, j'en arrivais presque à regretter de ne pas avoir invité mon ami jardinier. - Toi, maintenant que je t'ai dit ça, tu commences à te mettre des idées dans la tête ! répondit Sara en riant tandis qu'elle étalait une pâte pour faire une tarte.

- Comment imagines-tu ta rencontre de demain, me demanda-t-elle ?

- Je t'avoue que je n'en sais trop rien, jusqu'à présent je me suis laissé guider par mon instinct, et ça ne m'a pas trop mal réussi, alors nous verrons bien, surtout ne rien brusquer, cette femme a déjà suffisamment souffert dans cette affaire, il ne faut pas réactiver sa douleur.

   Elle était passée chez le poissonnier et avait pris une magnifique dorade, comme elle ne lui avait rien demandé, l'autre ne lui avait pas écaillé la bête, c'est beau d'être jeune, mais en attendant c'est moi qui m'y suis collée.

   Ce matin au réveil, Sara a l'œil triste, je m'attends à ce qu'elle me demande de ne pas venir avec moi, d'ailleurs elle n'est pas habillée. Je n'insiste pas et c'est moi qui lui propose de rester ici et de garder la maison. J'avais un peu peur de cette rencontre, alors qu'en aucun cas elle ne devait me mettre en difficulté. Si Sara était venue avec moi, nous aurions bavardé tout le long du trajet alors qu'en y allant seule, j'allais pouvoir me concentrer. Cécile la jeune femme que je vais voir m'a bien expliqué la route, j'en ai pour deux heures, mais je pars très en avance ne voulant pas prendre le risque d'arriver en retard.

   Elle avait une voix posée, un peu hésitante au téléphone, mais on sentait que l'on avait à faire à quelqu'un qui savait ce qu'elle voulait, aussi c'est sans étonnement que je l'ai découvert sur le pas de sa porte. Elle me sembla plus jeune que je ne l'avais imaginée. Elle était grande, des cheveux châtain clair, et des yeux aux teintes de rivière sous les arbres. Une femme de sa génération jean, baskets, et Sweat, le sourire avenant, elle me proposa d'entrer. Je savais qu'elle aussi m'avait bien observée, qu'elle m'avait jaugée, se demandant certainement si elle allait pouvoir me faire confiance, aussi avais-je pris mon visage le plus serein possible, ça n'était pas aisé, car en réalité je n'en menais pas large.

   Je pensais à ce moment-là que la partie la plus difficile de la rencontre était derrière moi, que j'avais dépassé le stade de la plus grande angoisse, celle de me faire accepter, je ne savais pas ce qui m'attendait. Pendant les premières minutes, il ne se passa rien, elle installa des tasses et des verres, une carafe d'eau et une cafetière. On sentait sa méticulosité à la précision de ses gestes, elle ne laissait rien au hasard, faisant en sorte que tout soit harmonieux. Elle était belle, la tête penchée de côté ses longues boucles d'oreilles rappelant la couleur de ses yeux.                         Maintenant que vous êtes là, il faut que je vous explique ce qui est arrivé. Elle ne disait pas ce qui m'est arrivé, c'est donc qu'elle allait me présenter une autre version des faits.

   Pour une autre version, ce fut une nouvelle version, je suis restée une heure et demie collée à mon siège, à aucun moment elle ne sollicita mon avis, elle parlait d'une voix sans timbre et sans affect, présentant une histoire très claire et très élaborée qui vous prenait au ventre ne vous laissant aucun espace de respiration.

Son récit sublimait sa beauté, il y avait une telle diffraction entre ce qu'elle disait et la façon dont elle le disait que son visage semblait lumineux.

Elle termina en me disant qu'elle avait tout raconté à Maurice (Mon homme à la carte d'identité) alors qu'il était encore en prison et qu'il lui avait envoyé une longue lettre pour lui dire qu'il lui pardonnait. Qu'elle n'était pour rien dans cette affaire, qu'elle n'avait été que la victime d'adultes prédateurs. Je n'avais pas osé bouger pendant tout son récit, voyant que je ne buvais pas mon café, elle s'était interrompue et avait saisi sa tasse pour que je l'imite.

   Il n'y avait rien à dire, rien à jouter, elle était la preuve vivante que la résilience n'était pas un vain mot et qu'il y avait une vie après l'horreur.

   Nous nous sommes embrassées au moment où je l'ai quittée, et là elle a versé quelques larmes, je n'ai pas bougé, la contenant avec mon corps jusqu'à ce qu'elle s'apaise,  elle s'est ébrouée comme un jeune chien, s'est écartée de moi le chagrin comme les nuages étaient partis, elle a même eu une ébauche de sourire m'a dit très doucement, merci. Sans attendre que je regagne ma voiture, elle s'est retournée, est entrée chez elle refermant sa porte.

J'avais deux heures devant moi pour méditer et faire le tri dans tout ce que je venais d'entendre. En attendant je savais que je ne m'étais pas démenée en vain mon vieil homme était innocent, ça, je l'avais pressenti depuis le début.