Le temps d'attente à la caisse n'est pas le même pour tout le monde!  Voilà le sujet sur lequel je devais plancher et, le cas échéant, écrire une petite nouvelle dans le cadre de notre atelier d'écriture du Château d'Avanton.

Cela m'a fait penser à un jour particulier où le temps d'attente à la caisse m'a paru très court.  Voici les faits :

Je me trouve dans la queue derrière une jeune femme de type roumain dans un hard discount pas très loin de chez moi. Je l'aperçois de loin. Une queue de cheval mal arrimée en haut de la tête d'où s'échappent quelques mèches rousses, le signe d'une mauvaise teinture à l'eau oxygénée. Quel âge peut-elle bien avoir, je me fais la remarque qu'elle parait bien âgée pour avoir des enfants si jeunes.

Autour d'elle gigotent deux enfants qui poussent de drôles de cris. Le garçon hirsute, les joues rouges et maculées de noir trépigne. Il va vers le présentoir en bout de la caisse et montre quelque chose. Puis il revient tirer sa mère, ou ce que je prends pour sa mère, par la manche de son blouson en skaï noir. Elle frissonne et dégage sa main pour lui faire des signes avec ses deux mains. Je comprends, car moi aussi,  je pratique ce langage étant éducatrice en milieu spécialisé.

Ainsi me dis-je, eux aussi connaissent le langage des sourds et muets.  Comme c'est étrange de voir cette petite famille. L'enfant veut et exige des chewing-gums de toutes les couleurs, contenues dans une boîte en plastique en forme de nounours. Il semble un peu plus vieux que sa sœur. Peut-être huit ans?

La petite sœur porte un pantalon sous sa robe en laine tricotée et des chaussures trop grandes pour elle. Elle doit avoir les cheveux très longs et on lui a noué une petite couette sur un côté qui lui donne un petit air penché. Comme une enfant sage, elle suce son pouce et ne dit rien, accrochée au chariot que sa mère a rempli. Elle doit avoir quatre ans.  En fait je vois que le chariot n'est pas vraiment rempli.  Une pizza, quelques boites de cordons bleus et aussi quelques paquets de gâteaux secs avec du chocolat dessus, et surtout des sachets  de bonbons à la menthe, acidulés, des caramels.  Je me trouve un peu voyeur de la vie d'autrui. Elle doit avoir un four, cette roumaine, car autrement elle n'aurait pas acheté de cordons bleus.

La caissière habillée de bleu marine, avec petit T- shirt blanc  à manches longues arbore un air très pimpant comparée avec la petite famille de roumains.  Elle est en train de passer les articles de la cliente qui se trouve à la caisse devant la Roumaine. Une femme entre deux âges, habillée de noir, les cheveux poivre et sel mal coiffés dépassent d'un foulard gris.

Son chariot est rempli, mais concentrée sur la Roumaine, je ne détaille pas ses achats.  Elle pose un à un sur le tapis les ingrédients de ses repas de la semaine.

Au-delà  la caisse, vers la sortie,  se tient une femme à forte carrure, un gros ventre,  boudinée dans son pantalon noir qui marque horriblement ses formes : l'agent de sécurité.  On dirait un homme tant elle est grande et forte. Je me fais la remarque qu'il est bien rare de voir des femmes dans ce métier. Pourtant, celle qui me fait face avec ses lèvres et ses sourcils tatoués, genre monstre de chair, est bien là pour surveiller les vols à l'étalage. Elle reluque depuis un moment déjà le manège des enfants roumains et elle commence à s'agiter en faisant les cent pas devant la caisse.

Derrière moi, quelqu'un me fait signe :

-La deuxième caisse vient de s'ouvrir.

Un ouvrier en salopette bleue, un sandwich dans une main, deux bières dans l'autre me fait signe : aller vers la droite.

Je contourne la gondole pour me présenter devant la caissière de la caisse N° 2.  Pendant ce temps là, la Roumaine passe à la caisse. Le petit garçon lâche la main de sa mère et file vers la sortie en passant devant la garde figée comme touchée par une décharge électrique à haut  voltage. La caissière pousse un cri et fait signe au garde de le poursuivre.  Apparemment, la garde ne doit pas prendre d'initiative sans le feu vert de la caissière. La petite fille se met à pleurer. La garde fait un signe en tapant par deux fois  sa poche revolver sur son flanc droit et dit laconiquement :

 Oui, dans sa poche!

Le petit garçon aux joues rouges s'est enfui vers la sortie pour voler apparemment au secours d'un affreux petit chien jaune à poil court à museau pointu.  Il a été  attaché par une corde à  un caddie devant le magasin et s'est entortillé jusqu'à ce qu'il soit sur le point de s'étrangler.  Il  aboie à présent comme si sa dernière heure était arrivée.

Au même moment, la caissière de la caisse N° 1 demande avec fermeté à la maman roumaine de poser les articles de son caddy sur le tapis roulant, ce qu'elle fait avec des gestes ultra rapides tout en gardant un œil sur le petit garçon qui court vers la sortie. Puis ses mains s'agitent à toute vitesse devant la caissière pour lui signifier quelque chose. Visiblement cette dernière ne comprend pas la langue des signes.  C'est alors que je me sens dans l'obligation d'intervenir car l'atmosphère commence à s'échauffer.  Cela ne m'est jamais encore arrivé de devoir faire du social à une caisse de magasin. Cela commence à devenir intéressant ce passage de caisse. Ce qui d'habitude me semble long me parait tout à coup intéressant.

Il faut dire  je n'aime pas passer à la caisse, je déteste même cela. Je ne sais pas exactement pourquoi mais ce que je préfère c'est me promener entre les rayons, rêver à de nouvelles recettes. Je peux tranquillement humer avec délice l'odeur du pain frais juste cuit,   tout en choisissant un bouquet de tulipes. Je peux décider de mon menu du jour, des jours à venir ou de la semaine : soit du rapide, des plats tout prêts, ou des plats élaborés, selon l'humeur et la disponibilité. Un jour d'hiver comme aujourd'hui, il est plaisant de se mettre à l'abri tout en parcourant les larges allées. C'est là que je viens après mon travail le jeudi matin, après avoir accompagné  les enfants handicapés sourds et muets dont je m'occupe à leur séance de piscine.

Sortie du magasin avec "la Roumaine", j'écoute à présent son point de vue sur le passage aux caisses : "Je suis du Monténégro et j'aime passer à la caisse. J'ai pris avec moi les deux enfants de mon frère, pour aller leur acheter des bonbons. Nous habitons depuis une semaine dans un endroit pas loin d'une grande route, près d'un grand croisement. Là se trouvent des quantités de magasins. Ils sont tous plus riches les uns que les autres. Nous autres, gens du voyage ne connaissons pas beaucoup les magasins pour riches. On s'arrête souvent avec la famille loin des villes dans les espaces que l'on nous indique. Moi, j'ai trente-huit ans et mes enfants sont grands déjà. Je suis juste venue du campement pour leur acheter des bonbons. J'aime beaucoup les magasins car je peux acheter quelque chose. Il suffit d'avoir de l'argent et on peut se faire plaisir, c'est magique."

La garde d'allure russe avait rattrapé l'enfant aux joues rouges au moment où il avait réussi à libérer le chien jaune. Elle à palper ses l'avait ramené à l'intérieur du magasin pour lui palper les poches.

Son visage, malgré  son calme étudié avait pris un air déçu : ce qu'elle avait pris pour un produit du super marché était une voiture en plastique rouge que l'enfant avait fourré là pour jouer pendant que sa mère faisait ses courses.

"Vous savez me dit-elle,"  une fois que nous étions sorties du magasin, "on ne vole pas, surtout pas aux caisses, on vient juste dans la journée, on met des steaks frais avec dates de péremption  dans un congélateur. Les employés du super marché les sortent et les mettent à la poubelle. Quand ils sortent les ordures le soir, on passe et on vient fouiller dedans, on récupère la viande".