En franchissant, seul, le seuil de sa porte, Marcel ne cherche pas à analyser la raison de l’immense soulagement qui l’envahit, le bonheur qu’il éprouve à humer l’odeur familière de pommes qui assaille ses narines dès ses premiers pas  dans la cuisine ainsi que celui de se défaire, au plus vite, des vêtements qui le brident et d’enfiler la liquette qui lui sert de tenue de nuit.

 Au retour de son voyage avorté,  il a seulement le sentiment d’avoir échappé à un grand danger. Après tant d’heures harassantes, il n’aspire plus qu’à se réfugier, sans même se restaurer quelque peu,  sous le volumineux édredon qui abrite ses nuits depuis son enfance.

Cependant le contact ordinairement rassurant des draps rêches ne parvient pas ce soir à le tranquilliser tant ses muscles sont douloureux et si intense l’impression pénible d’être toujours l’otage  du train en mouvement. L’apaisement initialement ressenti fait à présent place à l’inquiétude. En effet, pressé de se coucher, il a omis d’accomplir le rituel qu’il s’impose  après toute absence. Il doit donc se relever afin de s’assurer que, Jacques, le voisin occupant la maison mitoyenne à la sienne, n’a pas réussi à s’introduire chez lui.

 Il est vrai qu’avant son départ pour Lisieux, enfin pour ce qui devait être un départ pour Lisieux, il avait eu la sagesse de changer une fois encore ses serrures. Dépenses exorbitantes, à la longue, mais rendues indispensables depuis le nouveau contexte de voisinage.

 Néanmoins, par précaution, il lui faut vérifier sans plus attendre le niveau du contenu de la bouteille de Pernod. Tâche rendue facile depuis qu’il a eu la riche idée d’inscrire un repère, invisible aux yeux d’un profane, sur l’étiquette. Rassuré sur ce point, il lui reste cependant à contrôler que ce fouineur invétéré, il en a l’intime conviction, ne s’est pas introduit dans ses WC.

 La nuit fraîche oblige Marcel à enfiler son chandail avant de sortir, lampe de poche en main, pour gagner la cahute qui jouxte la maison. Le second rouleau de papier hygiénique n’a pas été entamé, par contre, il s’interroge en ce qui concerne le rouleau en cours. Dès demain, il s’emploiera à mettre au point une nouvelle stratégie propre à confondre indubitablement le malotru. Il lui est, en effet,  nécessaire d’établir des preuves irréfutables car, il ne sait pourquoi, la gendarmerie se montre de plus en plus sceptique et très peu réactive devant ses diverses plaintes.

 Qu’y peut-il, lui, si depuis quelques années, depuis surtout, il en a conscience, la mort de ses pauvres parents, il est victime d’une succession d’agressions contre ses biens ? Il ne peut pourtant pas accepter, sans réagir, de voir sa maison visitée, pour ne pas dire violée ? Ses filets à moutons régulièrement sectionnés ? Sa haie de thuyas totalement détruite par un poison puissant mais, soit disant, inconnu de l’expert requis pour analyser la terre contaminée ?

 Qui peut être assez sot pour imaginer que lui, Marcel, puisse prendre plaisir à ponctionner sa maigre retraite en inutiles frais d’expertises et d’avocats ?

De retour dans sa chambre, toujours incapable de trouver le sommeil, il continue à ruminer. Puis à se maudire. Il fallait vraiment que sa brutale et ridicule décision de prendre femme, en Normandie ou même ailleurs, lui ait totalement fait tourner la tête pour qu’il ait reporté sine die le dépôt de sa plainte contre ce malappris de Julien au lieu de réagir dès  le lendemain de l’incident.

 Encore une bonne raison de se féliciter d’être revenu aussi vite qu’il était parti. Quelle sottise le « démon de midi », comme disait feu sa pauvre mère, allait lui faire commettre ? Heureusement qu’aujourd’hui, comme hier, il a toujours su se reprendre à temps !

Il ne doit pas différer plus longtemps. Un sérieux rappel à l’ordre, pour employer la formule actuellement consacrée, s’impose. Demain, dès l’ouverture de la mairie, il s’y rendra afin de rencontrer le maire et de lui exposer ses griefs.

 Tout en s’agitant dans son lit, Marcel prépare son préambule :

« Bonjour Jean. Ce n’est pas au fils de Julien que je m’adresse mais au maire, premier magistrat de la commune en charge de faire respecter la loi. »

Je ne me laisserai surtout pas entortiller par ses sourires, son ton affable, ses appels au calme, à la tolérance. D’ailleurs, pour commencer, je ne devrais pas l’appeler par son prénom. C’est une grossière erreur. Je ne dois tolérer aucune familiarité. Aucune. Il faut, dès les premiers mots, établir de la distance entre nous.

« Bonjour Monsieur le Maire. Ce n’est pas à Jean, fils de Julien que je m’adresse mais au premier magistrat de la commune chargé de faire respecter la loi, toute la loi, rien que la loi. »

Tel que je le connais, il essaiera, en premier lieu de m’amadouer, mais plus vraisemblablement  de minimiser les faits, de me déstabiliser, voire même de me ridiculiser. Je vais donc jouer au plus fin. J’écrirai ma plainte et j’exigerai qu’il l’enregistre in extenso. Oui, c’est vraiment une riche idée, ainsi je ne risquerai pas de me faire déborder. Je resterai entièrement maître de la situation.

Puisque  j’ai le temps et que je suis bien trop énervé pour parvenir à dormir, je vais tout de suite rédiger ma doléance. La nuit a toujours  porté conseil.

Marcel enfile à nouveau pantoufles et chandail, installe son nécessaire à écrire sous la suspension de la cuisine et, s’emparant d’une liasse d’anciens bons de commande, d’un crayon et d’une gomme se met en devoir de griffonner un brouillon.

 

 

 

 

                       Monsieur le Maire,

 

J’ai le regret d’avoir à porter à votre connaissance le fait suivant :

Mardi 28 Mai 2013 alors que je descendais à pied, sur le côté gauche, le chemin du Roc aux loups afin de me rendre à ma bergerie située en contre bas, je me suis heurté, de plein front, au dénommé Julien Bussac qui montait ce même chemin sur le côté droit.

            En conséquence, je vous demande, Monsieur le Maire, de bien vouloir faire un rappel à la loi aux sus nommé Julien Bussac qui semble totalement ignorer le code de la route. Celui- ci  stipule en effet qu’un piéton doit circuler sur le côté gauche de la chaussée.

            J’ajouterai que Monsieur Julien Bussac a dédaigné dévier sa trajectoire puis, après la collision, refusé de s’excuser.

            Comptant sur votre diligence pour la suite à donner à cette affaire,

            Je vous prie, Monsieur le Maire, de croire en ma considération distinguée.

 

St Clément le Grand, le vendredi 31 Mai 2013

 

Marcel Dieuleveu

 

 

Tandis que la cloche de l’église bat les douze coups de minuit, Marcel ne peut réprimer une série de bâillements. Il ajourne au lendemain la tâche de recopier sa lettre dont le contenu le rempli de satisfaction. Il n’a pas perdu sa plume et ne renonce pas à faire respecter ses droits.

 

 

 

 

Renée-Claude (mai 2013)

Contrainte : employer l’expression « Puisque j’ai le temps »