-       Une croix géante !

-       Quoi ?

-       Une croix géante. À côté de chez ma grand-mère.

-       Géante comment ?

-       Géante plus haute que les maisons…

-       Oui, mais c'est la cambrousse là-bas, les maisons sont basses…

-       Non, non, c'est des maisons bien vieilles, elles ont toutes un étage, au moins.

-       Oui, ben, qu'est-ce que ça peut faire une croix, c'est pas la mort !

-       Ben, au début, personne ne disait rien. Puis, peu à peu, la croix s'est mise à clignoter la nuit, des fois, pas toutes les nuits, puis de plus en plus souvent. Alors, ils se demandent, ils voudraient savoir ce que ça peut être…

-       Et c'est pour ça que tu nous as emmenés ici ?

 

 

Le petit groupe qui a investi le minuscule coin salon à l'entrée ne s'est pas aperçu tout de suite qu'elle les écoutait. Pas fréquent, ni facile, de se retrouver dans une bibliothèque à un âge où l'on préfère l'ambiance sonore d'un café ou les commodités informatiques de la chambre de l'un ou de l'autre. Deux garçons, deux filles, simples copains ou plus, impossible à dire ; les deux filles, l'une enveloppée dans un châle bariolé, l'autre attifée en gothique, font face aux deux garçons en uniforme jean  ti-shirt ; le blond, silencieux, se met à la fixer quand il la voit les écouter. Les autres suivent son regard.

 

-       Madame, madame, vous pouvez nous aider ?

-       Vous aider ? mais à quoi ?

-       Vous nous avez entendus, non ?

-       Un peu, mais je ne vois pas en quoi je pourrais vous être utile. Je n'y connais rien en croix géantes ; et je ne sais pas ce que vous pouvez trouver ici, …

 

Peut-elle les détromper brutalement ? Peu coutumiers du lieu, ils doivent la prendre pour une bibliothécaire. Si elle y va trop vite, ils risquent de se braquer. Et sa curiosité n'aura plus qu'à aller se rhabiller.

 

-       Les livres, on sait pas bien chercher, mais sur internet, on doit pouvoir trouver quelque chose.

-       Sur internet, et vous venez à la médiathèque pour chercher sur internet ? Vous n'avez pas regardé, déjà ?

-       Ben, en fait je ne sais pas bien quoi chercher ; et puis toute seule, ça fait peur ; je préfèrerais avec vous, Madame, si vous voulez bien, et avec mes copains.

-       Bon, alors allons-y, il y a des ordinateurs là-bas, j'en vois de libres, installez-vous, on verra ce que je peux faire.

 

Depuis un moment, les méandres de Google leur crachent en vrac des informations aussi disparates que fourmillantes ; le tri n'est pas facile, et même si leur exploration se fait un peu plus habile, les conseils ne sont pas superflus. Debout derrière le groupe, Constance disparait derrière les statures juvéniles sans commune mesure avec la sienne, même chez les filles. Une coupe châtain courte tente d'adoucir l'ovale de son visage mature, quelques sillons se creusent, témoins des caprices de la vie autant que des années. La robe au-dessus du genou, les collants opaques, le foulard noué nonchalamment lui confèrent cette french touch, élégance à la française d'une génération "sans âge". L'espace autour de l'ordinateur qu'ils ont investi est aéré et en retrait, cela leur évite de se faire rappeler à l'ordre même si le niveau sonore coutumier de ce type de lieu est un peu dépassé. Le grand blond s'est attribué le clavier, entouré des deux filles, l'épaule gauche couverte par les longs cheveux raides et noirs de la plus mince alors que sa copine rive ses yeux verts sur l'écran au point de l'exploser. L'autre garçon, au physique anguleux imprévisible mais intéressant, les observe légèrement railleur, de l'air de celui qui se damnerait d'y prêter attention alors que ses yeux se trouvent eux aussi rituellement happés par l'écran. Encouragé par les propositions des trois autres, le pianoteur poursuit ses recherches, il ouvre un site, puis un autre, visiblement un peu au petit bonheur la chance. Ils sont touchants dans la conviction qu'ils mettent à explorer un sujet bien peu avouable à leur âge, à moins que ce soit pour tourner une vidéo de fantasy. Constance les laisse faire, soucieuse de ne pas les braquer dans leurs démarches avec des airs de Madame-je-sais-tout. Ils sauront bien lui dire s'ils ont besoin. Déjà qu'elle a dû déployer ses talents de négociatrice avec ses derniers clients de l'après-midi pour leur éviter la phobie aérienne, maintenant que rien ne l'oblige, elle s'amuse à les laisser fouiller, eux dont les pratiques courantes semblent plus communautaires qu'informatives. Elle qui s'ennuie dans ces pseudo-échanges sur les différents réseaux où elle s'est inscrite par effets de mode perçoit, là, le décalage de génération. Ils doivent avoir un peu de mal avec leurs profs. Et avec leurs révisions du bac, à vue de nez, c'est la tranche d'âge, ou pas loin.

 

-       Madame, madame, regardez ce qu'on a trouvé. Vous croyez que c'est bon ? On continue, là ? Vous, vous devez avoir l'habitude, de chercher des infos comme ça.

-       Euhhh, en fait, pas vraiment…

-       Comment ça, dans votre métier…

-       Mon métier… Ah non, désolée…

 

Elle tente de se retenir de rire, elle s'y attendait, pourtant, à leurs regards interloqués, elle se doutait bien qu'ils allaient la prendre pour une bibliothécaire. À laisser son esprit vagabonder, elle a réussi à se faire prendre au dépourvu. Retrouver son calme, impératif, leur répondre sans les affoler.

 

-       Ah non, désolée, je ne suis pas bibliothécaire.

-       Mais alors, vous devez nous prendre pour des tarés de vous avoir demandé ça…

-       Non, non, ne vous inquiétez pas, je veux bien vous aider, si je peux, puisque j'ai le temps…

-       Oh c'est trop gentil, madame, et puis c'est pas souvent qu'une personne comme vous nous dise qu'elle a du temps pour des jeunes comme nous.

 

Son visage garde la trace de la bonne humeur qu'a fait naitre cette confusion prévisible, et prévue. Ils sont touchants, ces jeunes, comme elle dit la petite, à être si polis avec elle. Pas sûr que leur langage entre eux, au tous les jours, soit aussi châtié…

 

-       Mais Madame, venez voir, dans ce que j'ai trouvé, y a à boire et à manger, comme dirait ma grand-mère…

-       Pour sûr, c'est à cause d'elle qu'on se tape ce taff !

-       Taff, taff, si ça te saoule, tu t'arraches, t'as pas le fil à la patte…

-       Oh ça ca, ça va…

-       Eh, on va où là ? C'est que vous voulez qu'on parte en vrille, ou quoi ?

 

Trop vite. Elle a pensé trop vite. Si elle leur laisse la bride sur le cou, ils creusent leur veine de vocabulaire djeun et dans cinq minutes ils la basculent du côté des centenaires. Va savoir s'ils ne le font pas exprès, histoire de la cliver, ou de ne pas montrer leur malaise, seconde hypothèse peut-être plus juste. Reprendre la main, vite, ou les laisser se débrouiller seuls.

 

-       Bon, d'accord, vous quatre, si vous me montriez plutôt où en sont vos recherches…

-       Oh oui, madame, excusez-nous, on voulait pas vous embrouiller. Avancez voir. En fait c'est toujours la même histoire qui revient. Par contre j'ai vu un autre truc, là, pour après…

 

L'écran est envahi par une grande croix blanche sur fond de ciel chargé irisé par un arc-en-ciel que des cartouches de texte entourent. D'autres fenêtres ont été ouvertes en bas, qu'elle survole. Ils n'en ont pas trouvé des pages, mais quand même…

 

-       D'abord, regardez les adresses de ce que vous avez ouvert, cela vous donnera des indications sur les sources, et la fiabilité ; par exemple, là vous voyez page perso, là une association, là trinité, là secte. Après vous pouvez lire, mais c'est mieux de faire attention à la source pour savoir dans quelle direction on veut vous emmener.

-       Alors, page perso, c'est mieux que secte…

-       Ah bon, pourquoi ?

-       Eh bien, page perso c'est quelqu'un qui écrit, qui s'est renseigné, c'est comme une association, c'est pour défendre des gens… alors que secte, ça fait peur…

-       Pas sûr que vous soyez dans la bonne voie. Page perso, association, ça peut être n'importe qui qui écrit n'importe quoi. Secte, regardez mieux, c'est www. prevensectes, et juste après vous voyez un tout petit peu de texte : "Page d'informations et de mise en garde".

-       Alors c'est pour nous dire de nous méfier ! Comment vous faites pour savoir tout ça ?

-       Privilège de l'âge !

-       Oui, mais nous on a toujours eu internet, plus hyperconnecté que nous tu meurs !

-       Digital natives ! Suffit pas d'être connecté, il faut aussi savoir quoi en faire. Vous n'apprenez pas ça au lycée ?

-       Un peu, pas trop…

-       Bon, on s'y met. Il faudrait quand même les lire, ces pages, la photo de la croix est très bien, mais si vous voulez en savoir plus… Comment voulez-vous procéder ? Quelqu'un lit et résume ? Ou lit tout haut ?

 

Une des filles, celle aux cheveux plus clairs et au châle coloré, s'est rapprochée de l'écran. Avec une autorité concédée par sa position – c'est elle qui a parlé de la croix près de chez sa grand-mère – elle commence à lire une des versions de cette histoire reprise sur chacun des sites, d'après ce que Constance a pu voir en survolant les pages ouvertes sur l'écran.

 

Dans un petit village de 1309 habitants, à Dozulé, chef-lieu de canton du Calvados, situé à mi-chemin entre Caen et Pont-l'évêque, une mère de famille de cinq enfants, Madeleine Aumont (née en 1924) aurait eu des apparitions et des révélations. Entre le 28 mars 1972 et le 6 octobre 1978, Madeleine aurait bénéficié de 49 interventions miraculeuses : apparitions d'une grande croix lumineuse, apparitions du Christ, apparitions de l'Hostie et de l'Archange St Michel. Ces apparitions étaient assorties ou non de communications orales qui constituent l'essentiel du message. Le Christ apparait 38 fois à Madeleine pour annoncer : "le cataclysme de cette génération et le temps de son retour dans la gloire. Pour le moment, c'est le temps du suprême effort du mal contre le Christ, c'est l'heure de Satan qui dirige le monde. Délié de sa prison, il occupe la face entière de la terre et va entrainer le monde dans une catastrophe telle qu'il n'y en a pas eu depuis le déluge et cela avant la fin du siècle. La grande tribulation est proche... des jours de détresse et de calamité vont s'abattre sur le monde entier... mais Dozulé, la ville bénie, sera épargnée et seuls seront sauvés ceux qui seront venus se repentir au pied de la Croix Glorieuse et se laver au bassin de purification. Après ces jours de détresse, apparaitra dans le ciel le Fils de l'Homme, lui-même, avec une grande majesté et une grande puissance ". (12ème, 14ème, 21ème apparitions) Puis le Christ donne l'ordre à Madeleine de transmettre à son Curé, à son évêque et finalement au Pape, sa demande de construire une croix glorieuse, un sanctuaire et un bassin de purification : "Dites au Prêtre de faire élever à cet endroit la Croix Glorieuse et au pied un sanctuaire. Faites creuser à 100 mètres un bassin et de l'eau en sortira. Allez dire à l'évêché toutes les paroles que je vous ai dites. Cette lettre sera remise au Pape en mains propres ..." et avec une précision et une minutie dignes d'un ingénieur ou d'un architecte, le Christ donne ses instructions pour la construction de la croix et du bassin : "Chaque bras de la Croix Glorieuse doit mesurer  123 mètres et sa hauteur six fois plus (= 738 mètres). Faites creuser un bassin de 2 mètres sur 1m50 et 1m de profondeur. Que la Croix Glorieuse et le 
Sanctuaire soient élevés pour la fin de la Sainte Année. " (15ème et 17ème apparitions)

 

-       Ouahhh… Quel plan ! J'y crois pas…

-       Et la croix à côté de chez ta grand-mère, elle est grande comme ça ?

-       Non, non, attendez la suite.

-       De toute façon, c'est pas possible de faire une croix de cette hauteur, tu te rends compte, c'est plus de deux fois la tour Eiffel, ils sont complètement barrés…

-       Tu continues ?

 

L'évêque de Bayeux, dès le départ, s'est toujours refusé à reconnaitre le message de Dozulé. Le 1er aout 1977, il change de poste le Curé de Dozulé qui soutenait la "voyante". Le 18 décembre 1982 dans le bulletin officiel de l'église de Bayeux il "désavoue ceux qui, sans aucun mandat de l'église, voudraient faire de Dozulé un  lieu de pèlerinage et de rassemblement". Au terme d'une commission diocésaine d'enquête, l'évêque de Bayeux publie une Ordonnance (le 24 juin 1985) et une Déclaration (le 8 décembre 1985).  Le 25 octobre 1985, par une lettre du Vatican adressée à l'évêque de Bayeux, le Cardinal Ratzinger, président de la Sacrée Congrégation de la Doctrine de la Foi, "approuve la procédure suivie et les dispositions de l'Ordonnance".

 

-       Alors, c'est fini, ça s'arrête là ?

-       Non, attends la suite, ça commence juste.

 

Un professeur de Yoga, dans la région picarde, apprend, en 1980, en lisant la revue "Atlantis", que des apparitions ont eu lieu à Dozulé. Il rencontre la voyante, Madeleine Aumont ; puis, de 1980 à 1982, se rend, à chaque weekend, à Dozulé, avec un petit groupe de ses élèves, pour étudier et transcrire les cahiers et les cassettes sur lesquelles sont consignés les récits des apparitions, en vue de rédiger et publier  le message de Dozulé". Le 2 avril 1982 est fondée l'association "Les Amis de la Croix Glorieuse de Dozulé", association loi 1901, qui a pour objet "d'annoncer au monde le message unique, définitif et ultime de Dozulé ; de réunir tous les moyens pour faire  élever la Croix Glorieuse, le Sanctuaire et réaliser le bassin de purification ; promouvoir toutes études indispensables à ces réalisations, et aussi tous autres bâtiments annexes et voies d'accès destinés aux pèlerinages". La communauté se soude, dans une soumission aveugle aux théories et pratiques de son maitre à penser, qui prophétise, à son tour, pour décembre 1982, la guerre civile et la famine, suivies d'une guerre mondiale, classique d'abord, puis nucléaire. Paris, Lyon, Marseille et Saint-Quentin seront détruits... mais la Bretagne sera protégée. Plusieurs adeptes quittent leur profession, leur famille, le département pour se réfugier en Loire-Atlantique, où il ont loué des maisons et stocké des provisions. En 1985, une petite armée devrait libérer la France et le vrai Roi, quitter sa terre d'exil pour se rendre à Dozulé, au sanctuaire, à l'ombre de la Croix Glorieuse, où il sera accueilli par le Fils de l'Homme en son second avènement. La secte a pris corps. Dès la fin de décembre 1982, grâce au courage d'une famille et à une campagne de presse pour dénoncer la secte naissante, une action efficace s'organise pour libérer les victimes de la secte. Fin 1985, tous les adeptes, sauf une jeune femme et un couple, quittent la secte ; certains accepteront de témoigner dans divers procès. Cette association : " Les Amis de la Croix Glorieuse de Dozulé" a été classée comme "secte" par le Rapport parlementaire sur "Les Sectes en France". Rapidement certaines personnes qui avaient travaillé au départ avec la secte picarde ont pris conscience de ses dérives sectaires et des dangers qu'elle faisait courir à la cause de Dozulé. Une première association, possédant le manuscrit élaboré par la secte, va se créer. Il suffira de retirer la préface pour publier intégralement le texte, le diffuser largement et organiser les premiers pèlerinages. Il faut croire que Dozulé représentait un intéressant fond de commerce à en juger par le nombre important d'associations concurrentes qui vont voir le jour et constituer cette impressionnante nébuleuse dozuléenne.

 

-       Je vous passe le nom de toutes les associations. Écoutez la fin.

 

Toutes ces associations sont-elles de bonne foi lorsqu'elles entrainent leurs fidèles vers un sanctuaire qui ne sera jamais édifié ? Le Maire de Dozulé a prévenu les présidents de ces associations, par lettre, le 20 novembre 1995, que le site de la Haute Butte choisi pour l'édification d'une croix monumentale est un site protégé, l'un des plus importants de la région, tant sur le plan scientifique que patrimonial et qu'aucune construction ne sera autorisée. C'est pourquoi, pour faire contre mauvaise fortune bon cœur, le mot d'ordre a été donné de construire, partout où on le peut, des modèles réduits, de petites croix lumineuses de 7m38. Des associations pour la construction de ces petites croix ont été créées, pendant que des familles constituaient des associations pour lutter contre l'implantation de ces croix, exemple : "L'Association contre l'implantation  de la Croix de Dozulé".[1]

 

-       C'est donc de ces croix lumineuses qu'il y a près de chez ta grand-mère ? La hauteur, 7m38, tu crois que ça colle ?

-       Oui, à vue de nez.

-       Complètement jetés ! Mais y avait peut-être pas de quoi avoir la trouille, franchement. Qu'est-ce que vous en pensez, vous, Madame ?

 

Constance les observe depuis un moment, attentifs à cette histoire, même si l'une d'eux a bien vu l'une de ces croix, ils sont perplexes. Elle a joué son rôle, ils ont lu une version correcte, la dérive sectaire ne semble pas les guetter sur ce sujet.

 

-       Moi, je dois dire que cela me fait réfléchir, par rapport à une autre histoire que j'ai entendue.

-       Ah bon, dites…

-       Non, je dois d'abord me renseigner, c'est trop vague. Je vais devoir vous quitter, je dois partir bientôt, et j'ai encore des livres à chercher.

-       Oui, c'est vrai, excusez-nous, nous ne voudrions pas abuser. Moi je vais rester encore un peu, j'ai vu un truc tout à l'heure, que je veux regarder. Maintenant que vous nous avez appris à chercher, je vais m'en servir.

-       Qu'est-ce que c'est ? Je suis curieuse…

-       Un truc qui s'appelle les illuminati.

-       Les illuminati ? Jamais entendu parler. Bonnes recherches. Faites attention à ce que vous lisez, surtout.

-       Merci pour le cours, Madame. C'est mieux qu'au lycée.

-       Oh oui, merci Madame. À une prochaine fois, j'espère !

-       Peut-être. Bonne chance, les jeunes.



[1] http://www.prevensectes.com/dozule2.htm