Assise sur un banc à l'ombre des tilleuls, j'examine en face de moi la rue principale de Coudray, je me suis installée là pour pouvoir la dessiner et par la même occasion observer les gens qui passent.

Après ma discussion avec Sara, il m'avait fallu prendre sur moi pour dépasser le choc émotionnel ressenti. Je m'étais retrouvée dans la situation de l'avocate à qui l'on demande d'accepter un nouveau dossier, qui découvre que les charges qui sont imputées à son futur client sont accablantes, et qu'elle doit prendre la décision d'accepter ou non de le défendre. Non que je me prenne pour une avocate, mais je m'étais tellement impliquée dans cette affaire que désormais, je voulais absolument en connaître les tenants et aboutissants.

   Il y a cependant loin de l'idée aux actes, en dehors de l'identité de cet homme, je ne disposais pas d'informations susceptibles de m'aider. J'avais bien une idée des pistes à explorer, mais fallait-il encore en avoir les moyens. Au cours de la conversation avec Sara celle-ci avait prononcé le nom de l'enfant impliquée dans ce drame, soit, mais c'était le nom qu'elle portait il y a trente et quelques années au moment des faits, aujourd'hui, elle devait être mariée, et la retrouver devenait beaucoup plus aléatoire.

   Au départ, on se fait souvent tout un monde des difficultés que l'on risque de rencontrer dans la pratique, en fait pour être efficace, il ne faut s'attaquer qu'à une seule piste à la fois, attraper un fil et le tirer tout doucement. Celle sur laquelle je jetais mon dévolu était cette habitante de Coudray, celle qui m'avait téléphoné pour me faire part de son désaccord avec la façon dont on m'avait traitée lors de ma visite à la mairie. Évidemment, elle ne m'avait pas donné son nom, mais c'était l'une de ces femmes droites, ayant des convictions, si je parvenais à lui mettre la main dessus, j'étais certaine qu'elle parlerait. Ce que j'avais à lui demander n'avait rien de bien compromettant à titre personnel et ne la mettait pas en cause. Cependant l'intéressée dont il était question avait peut-être organisé le black-out autour d'elle, de manière à ce qu'on ne lui rebatte pas les oreilles toute sa vie avec cette affaire et son statut de victime, ce qui aurait été compréhensible au regard des violences qu'elle avait subies, et du besoin qu'elle avait dû avoir de se reconstruire.

C'était ma deuxième journée de travail à Coudray sans que j'aie encore entraperçu ma téléphoniste, mais des coins de rideaux commençaient à se soulever de plus en plus fréquemment, ce qui était bon signe. La secrétaire de mairie était venue deux fois sur le pas de la porte, faisant mine de regarder le ciel, mais je savais bien qu'elle n'avait d'yeux que pour moi.  Ce fut enfin monsieur le maire qui, tel l'astre solaire, fit son apparition s'approchant de moi à grandes enjambées conquérantes.

   - Pouvez-vous m'expliquer ce que vous fabriquez sur ma commune depuis deux jours ?

   - Bonjour, monsieur le maire, toujours aussi avenant, je suis contente de vous revoir. Je prenais un malin plaisir à le pousser dans ses retranchements. Comme vous pouvez le constater, je dessine, lors de ma visite en mairie la dernière fois que je suis venue, là j'ai senti qu'il tiquait au fait que sa paupière droite fut prise de petits battements rapides, votre commune m'est apparue si charmante que j'ai décidé de venir y faire quelques croquis.

J'ouvris mon carton à dessins pour lui présenter les esquisses que j'avais relevées depuis la veille : détails du clocher, façade de la mairie, pignon d'une maison à encorbellement, arbre de la liberté. J'avais bien travaillé au point que j'en ai été toute étonnée moi-même. J'eus une inspiration subite et lui dédicaçai sur le champ le dessin représentant la mairie. Il se trouva pris de court, ne sachant s'il devait accepter mon présent ou le refuser, il s'embrouilla un peu dans ses paroles de remerciement pour finalement tourner les talons et regagner sa mairie en emportant mon dessin.

Je ne l'écoutais plus, attentive à une silhouette qui était apparue au fond de la place. Si cette dame avait continué à marcher normalement, je ne l'aurais pas observée avec autant d'attention, mais quand elle m'avait vu en grande discussion avec l'édile, elle avait marqué un temps d'arrêt, suivi d'un presque imperceptible mouvement de recul. Toi ma belle, tu as été surprise de me trouver là, et tu n'as pas envie de me rencontrer, pourtant il va bien falloir que cette rencontre se produise, après tu auras la paix je te le jure.

Elle est passée sans un regard, alors que toutes les autres personnes qui avaient traversé la place m'avaient dévorée des yeux, mourant visiblement de l'envie de venir jeter un coup d'œil sur mon travail. Seule une petite fille était venue jusqu'à moi. Tenant une baguette sous le bras, dont elle avait déjà dévorée un bon tiers.

  - Pourquoi tu fais ça, m'interpella-t-elle ?

  -  Parce que  j'aime, c'est mon papa qui m'a appris quand j'avais ton âge.

  - Moi mon papa y m'a pas appris, c'est beau.

  -  Merci ! Tu sais tous les papas ne savent pas dessiner

En disant ça, elle dansait d'un pied sur l'autre sans cesser une seconde, la danse de saint Guy aurait dit mon grand-père à qui cette agitation permanente des drôles mettait les nerfs en pelotes.

  - Si tu manges tout le pain, ta mère ne va pas être contente, car tu n'auras plus   faim pour le déjeuner. Elle ne répondit pas se contentant de me sourire.

Elle avait à peu près l'âge de la fillette violentée, autant que je pouvais me la représenter à partir des informations dont je disposais. On était déjà plus dans le centre du sujet, une petite fille rieuse aux joues rondes, aux jambes dorées, avec une jolie boucle dorée pour tenir ses cheveux un peu fous.

  - Ta maman te laisse sortir comme ça comme tu veux dans la rue.

  - Oui, mais elle me surveille, c'est elle qui vient de passer là-bas.

Bingo, je n'en attendais pas tant.

Elle me regardait cette fois l'air plus grave un peu incrédule, se demandant bien ce que j'entendais par te laisser sortir comme ça dans la rue, comme si on pouvait empêcher les enfants d'aller faire les courses. Quand nous avions leur âge nous courions aux quatre coins de la commune sans que personne ne s'en inquiète.

Moi, j'en savais assez, ne me manquait plus que le nom, ce fut tout simple de lui poser la question.

  - Tu t'appelles comment ?

  -  Sabine.

  - C'est très joli comme prénom. Sabine tu sais que cela signifie la femme aux secrets, Sabine comment ?

Ce qui est bien avec les petites filles bien élevées, c'est qu'elle ne me répondit pas : " Je t'en pose moi des questions" !

Mais se contenta de dire Sabine Saboureau. Merci mon petit cœur.

Je me mis en devoir de ramasser mon matériel, et d'aller le mettre à l'abri dans ma voiture. J'avais pris la précaution de dire à Sabine de m'attendre.

Nous sommes parties toutes les deux vers la maison de ses parents sans que ma démarche ne semble lui poser la moindre question. Elle continuait à pépier et à sauter comme un cabri, alors que moi je cherchais à trouver l'entrée en matière la plus plausible et la plus rassurante.

  -  Maman, y a une dame qui veut te parler !

La mère est apparue au seuil de sa cuisine me regardant d'un air peu amène.

  -  Je sais qui vous êtes, et je sais de quoi vous voulez me parler, mais je n'ai rien à vous dire sur cet homme. Elle avait envoyé sa fille dans sa chambre et elle s'essuyait mécaniquement les mains dans son tablier, le transformant en une boule informe.

Ne tenant pas compte de ses paroles d'accueil, je refermais la porte derrière moi, elle ne bougea pas et ne me demanda pas de sortir. Mon analyse était la bonne, cette femme avait des convictions et j'étais persuadée qu'elle me dirait la vérité.

  -  Je ne viens pas vous voir pour parler de l'homme comme vous dites, je sais ce qui s'est passé, ce qu'il a fait, je connais sa condamnation et je suis informée de sa libération, ça vous va.

   Elle semblait éberluée de m'avoir entendu lui délivrer ces informations que j'avais décidé de mettre en avant pour ébranler ses hésitations. Elle tergiversait se demandant bien, si j'étais au courant de toute l'affaire de ce que je pouvais bien avoir à lui demander. La porte de l'escalier venait de s'entrouvrir et je pouvais apercevoir la petite Sabine qui nous épiait curieuse de savoir ce que signifiait mon immixtion dans sa sphère familiale. Elle me donna la clé pour poursuivre, cette femme ne pouvait être indifférente au sort d'une petite fille qui au moment des faits avait approximativement l'âge de la sienne.

  -  Ce n'est pas de l'agresseur dont je voudrais m'entretenir avec vous, c'est de sa victime. Instinctivement elle avait porté les mains à sa bouche semblant étouffer un début de cri.                                                                                                                                 

   Cette rencontre est déjà presque de l'histoire ancienne, après avoir écouté mon plaidoyer, la mère de Sabine s'était détendue et m'avait fait entrer au salon me proposant un café ou un thé. Sa fille n'avait pas tardé à nous rejoindre scrutant nos visages pour savoir si nous étions fâchées et si elle était l'objet de cette conversation. La petite fille de l'époque était désormais une femme, elle s'était mariée, le couple n'avait pas tenu, mais elle avait gardé le nom de son ex-mari, personne ne comprenait pourquoi, enfin lui il avait accepté, ainsi elle disparaissait aux regards des curieux. Je ne crois pas me tromper, mais il m'a semblé qu'en les quittant, la mère était beaucoup plus détendue.                                                              

Ce matin, je suis allée à la sortie du groupe de marche : "comme quoi j'apprends petit à petit les règles de l'intégration villageoise", mon voisin est là, même s'il vient toujours travailler chez moi, je sens bien qu'il me bat froid, il est comme les chiens fidèles, il me semble qu'il est jaloux de Sara et de ses fréquentes visites. Il faudra que j'organise un repas en commun, peut-être qu'après s'être reniflé de près ils parviendront à s'apprivoiser.