"Bignonia, plante peu courante"

"Saleté...ça court partout…" Les grognements de mon père, la cisaille à la main ; il taille dru, énergie implacable.

C'est le début de l'été ; de la haute maison charentaise jaillissent des tintements de vaisselle, le raclement des bidons de lait à l'heure de la traite. Il est cinq heures, c'est la fin d'une belle journée, l'air est encore chaud et la poussière danse dans la lumière.

Je suis indifférente à toute cette douceur : j'ai 12 ans, je suis très en colère : ma mère a refusé de me laisser partir ce matin pour le village voisin. Je devais prendre le bus à 9 heures. Il en passe seulement un par jour dans notre hameau isolé. Je suis pratiquement la seule enfant, outre le fils du plâtrier, un certain Roger qui déjà prête la main à son père. Nous sommes issus de la Guerre de 39-45. Les hommes du hameau étaient tous partis au front, échelonnés, disparus. Roger et moi, nous sommes les fruits de deux permissions providentielles.

Me voilà plantée dans la cour, pleine de peine et de colère. Que vais-je faire ? Il faut que je fasse quelque chose !

Tout était pourtant prêt pour la journée sur les Chaumes. Nous avions tout organisé hier soir dans le car de ramassage scolaire qui relie la ville aux différents hameaux. But de l'expédition : le Creux du Renard, sorte de caverne moitié comblée par un éboulis de la colline ; les "romanichels" qui s'y étaient installés depuis deux mois avaient-ils levé le camp ? Un campement de nomades, foyer de cendres éteintes, vieux ustensiles de cuisine tout cabossés, une poêle sans manche fait office de casserole et une branche coupée sert de cuillère dans un chaudron noirci...

Mélange d'excitation et de crainte... : qu'allaient ils faire de nous s'ils étaient encore là !

Le vent de l'aventure pour les enfants naïfs et protégés que nous étions !!.

Le bus, je l'ai loupé ! Ils sont partis sans moi !

Pourtant, hier, mon père m'avait autorisée à partir avec eux. J'avais préparé mon piquenique, pris un vêtement chaud. Dans la grotte on ne sait jamais...

Eh bien, au dernier moment, ce fut non !!! Le non de ma mère. "Tu ne peux pas y aller, ça peut être dangereux, et puis toute la journée, comme ça, à trainer sur les chaumes..."

Comme d'habitude, je ne me suis pas rebellée et j'ai rangé mon sac. Je n'ai même pas cherché à dire le plaisir que je me faisais de cette journée. Je n'ai rien répondu et mon silence m'a étouffée une fois de plus!. Comme il m'étouffe depuis la mort de mon petit frère. Il avait cinq ans et une leucémie foudroyante l'a amené "vers les Anges" comme l'a dit le prêtre du haut de sa chaire, le jour où on l'a mis dans la terre. Depuis, on surveille mon teint, le blanc de mon œil et aussi mes selles vu que, pour lui, le cataclysme a débuté par une "jaunisse" soi-disant banale. On craint pour ma vie et c'est un poids insupportable. Je suis celle qui "nous reste" comme ils disent.

Envie irrépressible de me sauver ! Je sors de la cour par le gros porche. En face, je vois un panneau "Attention déviation". Il n'était pas là hier, ni les jours d'avant !

Il est jaune, d'un jaune violent bordé d'un liseré noir. La flèche indique la direction du bourg, théâtre de mes aventures rêvées. Des travaux obligent les voitures à passer devant notre maison. D'ordinaire personne, si ce n'est les troupeaux, ne circule ici. 

Je suis certaine qu'une voiture va passer. Avant de sortir j'ai repris mon sac et je le serre contre moi comme une bouée de secours. Dans ma tête c'est un tourbillon ! La colère revenue, le Creux du Renard, terre promise, terre de mystère et d'ailleurs, et mon frère parti vers les anges...Tout se mêle! Et la voiture qui va rouler et m'emporter. Je scrute la ligne grise de la route, personne! Je me sens forte et déterminée. Je scrute encore comme si mon regard suffisait à appeler mon libérateur.

Dans un champ, au loin, j'entends la sonnaille de la vache de tête qui va diriger le troupeau pour le retour à la ferme : la vache de tête ! La mère de tête ! La mère, chez nous gouverne, dirige. "Une maitresse femme" dit-on. Depuis que la mort lui a ravi ce fils qu'elle adorait, elle nous dirige du fond de sa douleur. Tout tourne autour d'elle. Elle nous conduit à l'étable des pleurs.

Une formidable envie de quitter le troupeau...partir...la question "aller où?" ne se pose même pas. Mettre entre toute cette douleur et moi, un chemin infranchissable.

La ligne grise de la route. Un grondement et une voiture sur la ligne grise. Je reconnais La camionnette de notre plus proche voisin. Elle brinqueballe sur ses pneus fatigués et passe la déviation en cahotant ; le voisin m'aperçoit et klaxonne. "Alors Alice tu fais du stop?" me lance t-il par la fenêtre. "Pas lui ! Il m'a vu, c'est fichu !". Je cherche à disparaitre contre le poteau, je me fais toute petite, insignifiante. La camionnette s'éloigne sur le chemin…

Je vis son passage comme un rappel de ce hameau que je veux fuir. L'euphorie peu à peu laisse place à l'angoisse. Je ne veux pas être repérée. Je m'assieds au milieu des giroflées jaunes sur la pierre de bornage. Je rapetisse. Je suis vide. Je ne pense à rien, sinon à me fondre dans le paysage telle une belette au bord de son terrier. J'en ai vu en accompagnant mon père à la chasse. Je guette les bruits, les odeurs, les menaces du vaste monde. Vais-je  pouvoir prendre ma liberté, me faufiler dans la forêt ?

Soudain, une onde froide me traverse... La peur des mauvaises rencontres, la peur de ces voitures qui, peut-être vont s'arrêter et me prendre, m'emporter maitrisée et hurlante dans les bois de tous les dangers. La peur des Romanichels. On dit dans les campagnes que leurs femmes enlèvent les enfants pour les vendre ! La peur des loups…

Je deviens encore plus petite. Tout est trop difficile. Je me mets à pleurer à gros sanglots. Je me mouche dans mon tablier, le sarrau à petits carreaux de l'école...

Coup de frein. Une voiture rétrograde et cherche son chemin devant la déviation, une élégante berline noire, sous le soleil finissant. Elle s'arrête. Sidérée, je ravale mes pleurs, je respire encore des sanglots. Le conducteur, un grand jeune homme me dit : "S'il vous plait, je vais au bourg. Est ce bien cette direction?..." J'indique le chemin. La voilà, la clé de l'évasion !!! Mais je reviens à une certaine réalité. Ce n'est plus : "je fuis droit devant moi". Je m'avance "Peut il m'emmener" ? La poussière et le crissement des cailloux. Il est reparti. Je n'ai rien demandé !

Soudain s'abat sur moi un soulagement d'avoir échappé à un grand péril qui ne peut pas dire son nom. La cour de la ferme m'appelle, avec sa grande maison rassurante. Je me faufile par la porte arrière. Je m'abats sur mon lit, en pleurs.

Le creux du renard est loin. Les chaumes aussi. Lointaine aussi la ferme et lointains mes parents.

J'ai raté mon coup cette fois. La déviation n'a pas suffi. Je sais que je recommencerai. Bientôt je serai grande et forte, capable de m'évader loin de l'immobile deuil.

 

Tours, le 30 Mars 2014