Au fur et à mesure que, dans son interminable traversée des banlieues, le train ralentit, le moral de Marcel faiblit. La vision de ces pavillons gris, presque tous identiques, entourés de leurs jardinets anémiques lui semble presque aussi débilitante que le spectacle de la rue principale du village au lendemain de la fête votive.

 L’arrivée imminente, en gare d’Austerlitz, affole son cœur alors que, dans le même temps, sa vessie se manifeste de façon plus impérieuse. Se refusant à laisser son bagage un instant sans surveillance, il ne s’autorise, depuis le départ, le moindre déplacement et se contente de dévorer, sous l’œil réprobateur de sa voisine, un brin écœurée par l’odeur forte du St Nectaire fermier, les deux énormes sandwichs préparés la veille au soir.

La vue des voyageurs commençant à s’apprêter fait naître en lui un nouveau dilemme : est-il plus judicieux de descendre parmi les premiers ou, au contraire, en dernier afin d’avoir toutes ses aises pour vérifier, sous son siège, qu’aucun objet ne lui ait échappé et pour éviter de prévisibles bousculades.

Sa pochette, fleurant bon le cuir neuf, bien serrée sous son bras gauche, fait de lui, certes, un homme nouveau mais aussi, il en a une conscience aigüe, une proie toute désignée pour les pickpockets, c’est pourquoi, il se tient prêt à la lutte armée à l’aide de la valise qui leste sa main droite. Sur la défensive donc, il chemine lentement sur le quai surveillant constamment ses côtés, ses arrières, et se heurte à plusieurs reprises à des gens pressés qui parfois l’invectivent.

Il tente de s’extirper du flot humain se dirigeant vers l’accès du métro car point n’est question pour lui, qui passa sa vie à vendre de la taupicine, de s’enterrer comme une taupe et, qui plus est, de circuler sous la Seine pour gagner la gare St Lazare.

Parvenu dans le hall, de plus en plus tenaillé par son envie pressante, il se résigne à débourser cinquante centimes d’euros pour se rendre aux toilettes. Le sourire avenant, trop avenant, pense-t-il, pour être désintéressé, de la préposée noire au nettoyage des sanitaires lui paraissant  suspect, il se refuse vigoureusement à lui abandonner, quelques instants, son bagage et, en dépit de l’inconfort, s’enferme avec lui.

Face au boulevard de l’Hôpital, son plan de Paris, maintes fois consulté, à la main, il renonce finalement au dernier moment à traverser pour se rendre à l’arrêt de bus et se décide à rejoindre la longue file d’attente des demandeurs de taxis.

Engoncé dans son imperméable enfilé par-dessus sa veste, il ruisselle de sueur sous ce chaud soleil de la fin mai. Au fur et à mesure que passent les minutes, la crainte d’arriver trop tard pour sa correspondance augmente son malaise et fait germer en lui le doute sur l’opportunité de sa démarche.

            Pourquoi ne s’être pas contenté de faire appel au service d’une agence matrimoniale locale ? Pourquoi cette subite lubie de convoler avec une normande ?

 Bien sûr la normande du père Paulhac était dure au mal et acharnée au travail. Pas dépensière pour un sou, ne parlant pas plus qu’il ne faut et surtout jamais plus haut que son mari, qualités rares chez une femme, cependant une corrézienne aurait, peut-être, aussi bien fait l’affaire. Pour la première fois de sa vie, Marcel se demande s’il a vraiment eu, là, une riche idée.

Le soleil, de plus en plus intense, brûle son crâne dégarni habitué à être protégé, en toutes saisons, par un chapeau à larges bords. Si cette attente se prolonge, il en est convaincu, le risque d’être frappé par un AVC est bien loin d’être nul. A cette seule idée, il sent ses jambes flageoler ; sa main droite, toujours crispée sur la poignée de sa valise qu’il lui est impossible de poser sur un sol à la propreté douteuse, s’engourdir. La peur d’être victime d’un malaise subit sur le trottoir de cette métropole, totalement inconnue, où il ne peut compter sur l’aide de quiconque, le taraude.

Bizarrement, alors que la file d’attente continue à s’allonger, aucun taxi ne pénètre dans la cour de la gare. Par contre, remontant le boulevard à grand renfort de klaxon, des dizaines et des dizaines de taxis défilent sous les yeux des voyageurs en attente. Des cris d’indignation s’élèvent : « Y’en a marre ! Quand c’est pas les trains qui sont en grève, c’est les taxis ! En France, c’est toujours le bordel ! Le client pris en otage ! »

Après l’indignation, la colère, vient le moment de la recherche d’une solution de rechange. Un grand nombre de personnes, grincheuses mais résignées, se dirigent, peu à peu, vers l’accès du métro alors que les portables surgissent des poches des autres : il s’agit d’appeler un proche au secours, de prévenir d’un retard de durée indéterminée.

Marcel réalise qu’il est probablement le seul individu de cette foule à ne pas posséder de portable mais en aurait-il un qu’il ne lui serait d’aucune utilité dans le cas présent. En dehors de son village, il ne connait personne susceptible de lui venir en aide. Lui qui  n’a jamais été confronté à un mouvement de grève, à une quelconque manifestation, est consterné. Hébété, épuisé, torturé par la soif, il s’appuie au mur.

 «  Même les bus ne circulent plus. C’est cuit, je vais rater ma correspondance. »

Le concert d’avertisseurs se fait maintenant insoutenable. Il lui faut trouver, au plus vite, un endroit calme. S’asseoir et rassembler ses idées. Depuis toujours, les bonnes décisions, c’est au milieu de son pré qu’il les prend. Dominant le Brezou, assis sur son pliant, au milieu de ses brebis, le gazouillis de l’eau le détend et lui permet d’analyser le plus  sereinement possible les situations. D’évaluer les éventuelles prises de risques.

            A cet instant, il réalise que, ce soir-là, obéissant à une pulsion, il omit de suivre cette démarche habituelle.

 Comment s’expliquer qu’aucun clignotant ne se soit allumé lorsqu’il rédigea sa lettre à l’Agence Fidélio d’Evreux ? Qu’aucun écriteau « Attention, déviation » ne l’ait mis en garde contre lui-même sur le chemin de la poste ?

Cette brusque prise de conscience de ses défaillances le panique plus encore. Il lui faut s’asseoir. S’asseoir dans un lieu paisible. Au plus vite, et faire le point. Le Jardin des Plantes, tout proche, pourrait être un refuge favorable mais il est inconcevable de traverser ce boulevard, au nom funeste qui plus est, où circule toujours, pare-chocs contre pare-chocs, cette cohorte de taxis en rébellion. Le plus sage est encore de retourner à l’intérieur de la gare et de se trouver un petit coin tranquille dans la buvette aperçue à l’arrivée. .

Serrant avec lassitude la poignée de son inséparable valise, il tente péniblement de se frayer un chemin entre les tables et les chaises pour constater aussitôt qu’aucune place n’est disponible hormis celles, équipées bizarrement de prises de courant et assorties à de hauts tabourets, sur lesquels il est hors de question, pour lui, de se jucher. Marcel se résigne donc à rebrousser chemin en dépit des protestations des consommateurs dérangés une seconde fois et à s’installer à l’une des rares tables encore disponibles qui font face aux rails.

Le brouhaha de la gare, le défilé permanent des voyageurs munis de bagages à roulettes ne permettent pas à Marcel de retrouver un minimum de sérénité alors qu’il est enfin assis devant un grand verre de Perrier glacé. Trop glacé pour ses intestins fragiles, s’alarme-t-il aussitôt.

 Cette dernière crainte a raison de ses ultimes forces de résistance au moment même où ses yeux embués se posent sur le tableau d’affichage des trains au départ. Toulouse ! Dans moins de vingt minutes, un train partira en direction de Toulouse. Un train pour Uzerche!

Marcel se sent pousser des ailes. Il repousse table et chaise avec vigueur. Doté d’une énergie insoupçonnable l’instant précédent, brandissant, tel un bouclier, sa valise devant lui, il fend la foule et monte à l’assaut de son train.

 De son train pour Uzerche.

 

 

Renée-Claude (avril 2014)

Phrase inductrice : « Attention, déviation  »