Chaque voyage provoquait chez lui le même sentiment de malaise,  comme s'il risquait une part de lui-même de devoir se glisser dans la file de voyageurs attendant pour se prêter aux divers contrôles. Il connaissait pourtant par cœur les procédures, passages sous les portiques de sécurité et présentation aux regards suspicieux des douaniers, du contenu intime des bagages. Si voyager était toujours un plaisir, les contraintes lui en étaient désormais pesantes, peut-être était ce dû à son atavisme d'exilé que de réagir de cette façon.

Il n'en demeurait pas moins qu'avec sa chevelure et son teint basané, il avait la conviction qu'on lui prêtait une attention toute particulière dans ces moments-là. Ce ressenti s'était exacerbé avec le temps, encore qu'aujourd'hui ne s'était-il pas risqué à prendre la compagnie la plus pointilleuse dans ses contrôles pour effectuer son vol sur cette destination.

Sa famille était installée aux États-Unis depuis les années quatre-vingt. Là-bas la vie était devenue impossible, et ils avaient dû partir. Ils s'étaient tous adaptés sans trop de difficultés à ce bouleversement, seule sa grand-mère n'avait jamais  accepté cette nouvelle forme de vie, pour elle c'était un principe.

Pour attraper l'avion de Tel-Aviv, il avait dû prendre son premier vol très tôt à Lincoln au fin fond du Nebraska, c'était indispensable pour rejoindre cette plate-forme aéroportuaire de New York d'où il repartirait en début d'après-midi, il n'en était qu'à la première partie du voyage, mais il était déjà épuisé.

Des heures à attendre, il ne savait  plus très bien le nombre de cafés et de sandwichs qu'il avait déjà avalés. En d'autres temps, il aurait sorti une cigarette pour calmer ses nerfs, mais ces mœurs n'avaient plus cours, il dut se contenter de mâcher des morceaux de réglisse comme s'il rongeait le temps.  De temps à autre, un peu anxieux, il vérifiait que les clés qu'on lui avait confiées étaient bien là où il les avait mises, quand il faisait ce geste, il avait à chaque fois un petit pincement au cœur. Pour être vraiment sûr de leur présence, il glissait la main dans sa poche, et quand il les avait trouvées, il les agitait pour les  faire tinter, ce bruit ténu ayant le don d'apaiser ses tensions. Il emportait également une photo en noir et blanc de sa grand- mère prise devant la maison. Il se demandait bien comment elle pouvait posséder une photo d'elle-même à cette période de sa jeunesse où les photographies étaient encore fort rares. Elle était belle à cet âge, en dépit sa tenue austère, longue tunique noire et voile sur la tête. Sur cette photo des années quarante, elle ne souriait pas, elle posait, l'air grave, ne semblant pas étonnée, peut-être ne savait-elle même pas ce que l'on était en train de faire. Ce n'était pas l'original qu'il tenait en main, jamais il n'aurait osé emporter un tel trésor, il s'était contenté d'en faire tirer des copies.                      

   Il fut interrompu dans sa rêverie par le contact d'une main sur son épaule, un couple se tenait devant lui, souriant, la femme lui montra une photo en lui demandant si elle lui appartenait, elle l'avait ramassée à quelques mètres de là virevoltant dans les courants d'air. La panique le prit, comment il avait pu commettre une telle erreur !... La femme le regardait avec tant de douceur qu'il s'apaisa.

-       Votre mère ? demanda-t-elle en lui rendant la photo.

Il fit non de la tête : "C'est ma grand-mère, au temps de sa jeunesse" La femme hocha la tête pour indiquer qu'elle comprenait.

Comment lui expliquer que c'était une photo d'autrefois d'avant "l'Al-Nakba", la catastrophe qui les avait conduits à s'exiler au Liban ? Il continuait de parler, non pour ces inconnus, mais pour lui-même comme s'il revisitait son histoire familiale. Nous étions bien au Liban, j'y suis né, c'est pour nous, les enfants, qu'ils ont décidé d'immigrer aux États-Unis après les massacres dans les camps de Sabra et Chatila. Il poursuivit après un temps de silence.                                 

-       Ils avaient refait leur vie, au bout de dix années, il avait même réussi à quitter les camps de réfugiés où la vie était trop difficile, ils avaient ouvert un commerce. Le malheur a de nouveau frappé à leur porte, il les avait rattrapés, mes grands-parents ont pris peur pour nous, nous avons pris le bateau, l'avion n'était pas dans nos moyens. Avec ce départ, ils renonçaient à jamais à l'espoir de rentrer chez eux, ce droit au retour auquel ils avaient toujours cru. Ici nous sommes tranquilles, rien ne pourra plus nous arriver.

La femme l'écouta en secouant la tête l'air grave, puis murmura quelques mots qu'il ne comprit pas, mais dans lesquels elle semblait dire "Que Dieu vous entende" ou quelque chose d'approchant.

Ce n'est qu'une fois embarqué dans le vol pour Tel-Aviv qu'il retrouva sa sérénité, retourner là-bas, parcourir des lieux qu'il n'avait jamais connus, c'était une aventure humaine exaltante. Il y avait encore des membres de la famille qui vivaient là-bas, et qui l'attendaient avec impatience. Désirs et attentes croisés, ils voulaient l'entendre raconter l'Amérique, le pays du grand Satan où ils avaient fui. Lui voulait les entendre raconter la Palestine où ils étaient demeurés, il voulait voir si c'était le même récit que celui que leur assénaient les parents et les grands-parents depuis son enfance. Ils se plaisaient à faire un récit qu'ils parfumaient de fleur d'oranger, d'huile d'olive aux couleurs safranées que l'on goûtait sur des morceaux de galette, de soleil presque permanent, avec une brise de mer porteuse de parfums de miel. Elle en pleurait sa pauvre grand-mère quand elle lui racontait tout ça, ses mains dessinant des arabesques devant elle. Dans ces moments de grands récits, elle était transformée, presque en transe, on s'attendait à la voir danser en frappant dans ses mains, tant le bonheur était dans sa voix.

-       Tu verras, tu peux rire et te moquer de moi si tu le veux, mais tu verras que tu seras surpris de tout ce que tu vas découvrir.

Il avait lu tout ce qu'il avait pu trouver sur le net ou dans la bibliothèque de son université à propos de la Palestine, de ses explorations, il ne ressortait rien qui put lui mettre du baume au cœur. Entre paysages désolés, récits de guerres et d'affrontements, il ne semblait y avoir de place que pour la misère et la désolation. D'ailleurs lorsque sa grand-mère avait annoncé qu'elle voulait qu'il se rende là-bas en Palestine avant qu'elle ne meure pour lui raconter ce qu'était devenu son village, et dans quel état était sa maison, toute la famille s'était récriée qu'il n'en était pas question. Ils étaient d'accord sur un seul point, c'est  qu'il n'avait rien à faire dans ce pays où il n'avait jamais mis les pieds, et que tout ce qu'il pouvait espérer y trouver en tant que traître habitant aux États-Unis et devenu américain, c'était de prendre une balle dans la tête.                                            

Lui avait tenu bon, comme le disait sa mère avec une certaine aigreur : "Si elle te demandait d'aller te jeter dans le feu, je crois bien que tu le ferais!". Il n'aurait pas été capable de dire pourquoi, mais il était certain qu'au fond elle avait raison. Il avait le sentiment que seule sa grand-mère disait la vérité. Les autres, il ne leur en voulait pas, encore que, ils n'étaient ici que par confort, pour rechercher de la sécurité, leur pays la Palestine, ils en avaient fait le deuil depuis bien longtemps. Elle, elle était entière, elle ne voulait rien entendre de tout cela, il n'y avait pas de compromis possible, elle considérait que sa place était là-bas, et elle l'affirmait haut et fort.                                                                                                             

Du temps où il était enfant, il se souvenait des querelles qui opposaient sa mère et sa grand-mère, elles poussaient des cris pendant des heures, les années passant, il ne s'était plus contenté du brouhaha des voix, il s'était mis à les écouter. C'est ainsi que par petites touches, il avait appris les tenants et les aboutissants de ce qu'avait été leur histoire, et de ce qui se passait là-bas. Il avait découvert et compris le drame qui se jouait au Proche-Orient, cet enchevêtrement de peuples et de déserts, ce face à face mortel d'hommes en armes prêts à s'entretuer, et l'histoire terrible de ces femmes, pleurant leurs morts. Car, et c'était ça la grandeur de sa grand-mère, elle ne faisait pas de différence entre les larmes d'une mère juive et celles d'une mère palestinienne. C'était la folie des hommes qui était en jeu, elle leur en voulait à tous de ne pas être capable de se taire deux minutes pour s'écouter. Il ne faut céder en rien à la violence, il faut rompre le maléfice disait-elle, elle avait gardé l'espoir jusqu'au jour où elle avait appris que, là-bas, on coupait les arbres, et même que l'on  déracinait oliviers et orangers au bulldozer. Dans un pays où ils avaient pourtant tant de mal à pousser c'était un geste criminel, et ça, elle ne le pardonnait pas aux militaires israéliens puisqu'il faut bien le dire, c'étaient eux qui pratiquaient ce type d'exaction.                                                                                                           "Pourquoi est-ce à nous que l'on a fait ça gémissait-elle, ils ont découpé notre pays en deux ? N'y avait-il pas d'autre endroit dans le monde où il eut été possible d'installer ces cousins errants, sans venir les mettre chez nous où ils ont volé nos terres. Si la politique ne s'en était pas mêlée, peut-être serions-nous parvenus à nous entendre, ajoutait-elle, mais il y a eu la guerre et ils avaient dû partir." Pourtant, à ce rêve, elle y revenait sans cesse,  car dans son idée, c'était un pari difficile mais tenable. Elle insistait s'appuyant sur l'exemple des accords franco-allemands, regarde-les, ils se sont entretués pendant des générations, mais depuis 1945 ils sont en paix et vivent en bonne intelligence, serions-nous moins intelligents qu'eux ?                                                                                   Le bruit sourd des réacteurs et sa tension nerveuse l'ont tenu éveillé presque jusqu'à l'atterrissage, il ne s'est endormi qu'aux dernières heures du voyage, juste tiré du sommeil par le choc des roues sur le tarmac de l'aéroport Ben Gourion . Dès la sortie de l'avion, il avait pu prendre conscience de la différence qui était faite dans le traitement des passagers. C'était en fonction de l'origine du passeport  que se faisait le tri, Israéliens, Palestiniens, Autres, il s'était placé naturellement dans la file des Palestiniens, quand l'homme qui le suivait lui fit remarquer qu'il devait prendre la file "Autres". Il se sentit gêné ayant le sentiment de trahir les siens, mais il put constater que dans cette file, en particulier avec son passeport américain cela permettait de gagner beaucoup plus rapidement la sortie.

Le chauffeur de taxi a écouté son histoire sans dire un mot, il a reconnu qu'il lui arrivait assez fréquemment de voir débarquer des familles entières venant découvrir le pays de leurs ancêtres, et revoir la maison dont ils avaient toujours les clés. Quand il eut entendu l'adresse, il parut un peu dubitatif.                          

-       Je n'en suis pas certain, mais j'ai des craintes...

Un quart d'heure plus tard, il l'arrêta devant un pan de mur où l'on distinguait une trace d'inscription et au pied duquel il put encore percevoir une pierre de seuil. Il sortit la photo, la présenta au chauffeur qui la monta au niveau de ses yeux en regardant le mur.

-       C'est bien là, mais désormais derrière ce mur, il n'y a plus rien, juste la "Highway Ayalon".

Il eut envie de pleurer, puis il eut une pensée émue pour sa grand-mère qui rêvait toujours de son jardin planté d'oliviers et d'orangers où elle passait des heures. Quand le lendemain, il eut sa famille au téléphone et qu'il raconta à sa grand-mère que son jardin était toujours aussi beau, il l'entendit renifler, puis elle lui dit d'une toute petite voix que c'était gentil de sa part, mais qu'il ne fallait pas lui mentir !

La route pour se rendre à Jéricho, ville dans laquelle il devait retrouver l'un de ses oncles lui parut assez courte. Mesurées à l'aune des plaines américaines, les villes israéliennes et palestiniennes étaient presque voisines. Pendant le voyage en car, il put tout à loisir découvrir les oliviers sur les collines calcinées par le soleil, les bergers et leurs troupeaux, les maigres champs, les routes poussiéreuses. Ce qui le frappa avant tout, ce fut l'omniprésence des militaires avec leurs checkpoints, les barbelés, les protections en béton, les files de pauvres bougres encadrées par des jeunes en treillis, armés au-delà de l'imaginable. C'était poignant ces familles attendant en silence, visage éteint, espérant que l'on finirait bien par les laisser passer. Pas un mot, pas une expression dans le regard, ne pas se faire remarquer, baisser la tête, ne pas regarder l'autre en face. Il pensait en avoir fini en passant en zone palestinienne, mais, là aussi, il eut la désagréable surprise de découvrir qu'il fallait montrer patte blanche, avec les mêmes jeunes en treillis casqués et barbus, sauf qu'ici il n'y avait pas de femmes en armes.

Durant ces heures, ces journées, il avait ouvert son cœur, ses oreilles ses papilles, il s'était laissé envahir par les parfums, les couleurs et les goûts des mets, les sonorités des voix, il avait dû contenir ses émotions à chaque instant, dix fois il avait failli se mettre à pleurer tant les sensations l'emportaient dans leurs méandres. Il croyait découvrir ce pays alors qu'il le portait déjà incrusté très profondément dans ses gènes.

Ce n'était pas un retour, de ce pays, il n'était même pas parti, ça n'était en aucun cas une découverte, ces paysages, il le connaissait par cœur, "C'est un endroit qu'il n'a jamais quitté, en vérité".

                                                                                                                          DG . Mazeuil- Avanton. Mars 2014.