Sur l'instant, en entendant cette information stupéfiante, je n'ai pas su quoi lui répondre, et je suis restée coite. Depuis le commencement de cette histoire, j'étais convaincue qu'elle pouvait déboucher sur des quantités de possibilités tant positives que négatives, mais de là à entendre ce que l'on venait de me raconter, il y avait loin et ça dépassait mon entendement.

   Dans la vie, chacun a ses échelles de valeurs quant au respect de l'intégrité de la personne humaine, et se fait son idée sur les limites à ne pas dépasser. Nous sommes inscrits dans l'histoire d'une famille, porteurs d'une éducation, au fil du temps nous nous sommes construit notre philosophie, un ensemble de données au travers duquel nous nous sommes forgé une idée de la vie pour ne pas dire un idéal de vie. Ainsi, il y a agressions et agressions, par exemple ceux qui se confrontent avec des personnes en capacité de se défendre ne se rangent pas dans la même catégorie que ceux qui s'en prennent à des personnes déficientes : personnes âgées, enfants, personnes handicapées. Je sais bien que d'autres me rétorqueront qu'une agression reste une agression et qu'il n'y a pas à faire de différence, ce qui n'est pas totalement faux. C'est la façon de voir la vie qui est inhérente à chacun d'entre nous, mais qui nous demande de mener une réflexion personnelle approfondie. Tant que l'on n'a pas été confronté personnellement à des situations si dramatiques, on dit un peu n'importe quoi. Quand dans la réalité de son quotidien, il faut prendre en charge ce type de problème, les réactions sont souvent fort différentes. L'un de mes collègues de bureau nous avait raconté qu'il avait envisagé de tuer un homme qu'il ne connaissait pas, mais qui avait fait subir des attouchements à son petit-fils. Des années après il en parlait avec encore des sanglots dans la voix.

Je buvais mon thé le regard dans le vide, toute à mes préoccupations, l'objet de mes réflexions s'était désormais déplacé pour ne penser qu'à cet enfant qui avait été violenté dans sa prime enfance, certainement traumatisé à jamais par ces actes, j'en avais les larmes qui me venaient aux yeux.

-   Je suis désolée d'être venue t'apprendre cette terrible nouvelle, mais il fallait absolument que tu saches la vérité et que tu ne partes pas en lutte contre des moulins à vent. Tu sais, ça ne retire rien au drame, mais cette affaire est tout de même fort ancienne, puisque les faits se sont produits il y a maintenant plus de trente ans.

En effet, cela faisait tout de même une différence, la petite fille devait désormais être une jeune femme, peut-être même était-elle mère de famille à son tour…

- Au fait, dans ma tête, je me dis que c'est une petite fille qui a été agressée, mais c'est peut-être un jeune garçon ?

- Non, non tu as raison, c'est bien d'une petite fille dont il s'agit, elle avait sept ans au moment des faits. L'homme en a pris pour trente ans, il est sorti de centrale, il y a trois ans. Si cela t'intéresse, je t'apporterai le dossier lors de ma prochaine visite. Il y a dans cette affaire un élément étonnant, que ce soit au cours de l'instruction, ou de son procès, l'homme n'a jamais prononcé un mot pour protester de son innocence, ou pour reconnaître les faits ou demander pardon de ce qu'il avait fait.

*****

Nous avons dîné sans trop nous parler au-delà de ce qu'il était nécessaire entre gens bien élevés. Elle, car elle culpabilisait d'avoir jeté le trouble dans mon histoire et d'avoir gâché ma journée, moi parce que depuis qu'elle m'avait informé je m'étais repliée dans mes pensées, ruminant ce qui m'apparaissait comme impensable.

Je savais pertinemment que des affaires si épouvantables, il s'en produisait des quantités tous les jours, que régulièrement des informations circulaient, mais de là à se retrouver indirectement impliquée, il y avait un monde.

Je sentais que mon repas n'allait pas passer, aussi je me suis contentée d'une tasse d'eau chaude en guise de café. Je me disais : "fais un effort, elle s'est donné du mal pour apporter des réponses à tes questions et toi tu te refermes comme une huître, la plantant là devant son assiette vide".

J'ai levé les yeux, elle me regardait et elle m'a souri, elle est chic me suis-je dit, elle ne m'en veut pas.

- Qu'est-ce que tu as décidé, tu vas en rester là, ou bien ?

Pour elle, il semblait évident qu'il ne pouvait être question de pousser la réflexion au-delà, il était coupable, point à la ligne, il avait payé c'était très bien, on n'allait tout de même pas lui dresser un arc de triomphe, maintenant il fallait lui ficher la paix.

- Je ne sais pas encore, je suis tellement troublée, c'est épouvantable soit, mais ce qui me trouble, c'est ce silence, son silence, cette absence de défense, il aurait pu dire quelque chose s'expliquer, pleurer, et lui n'a rien dit, ça tombait bien, on lui a collé le maximum.

- Tu ne voulais tout de même pas qu'ils lui déroulent le tapis rouge, ces mecs-là sont des rebuts de l'humanité, en plus, ils récidivent souvent dès qu'on les libère, alors basta...

La conversation commençait à prendre mauvaise tournure, il devait y avoir chez elle un abcès qui la faisait souffrir et n'était pas percé, mais je ne me voyais mal en train de jouer les psys de service, si l'un de ces jours, il lui prenait l'envie d'en parler, elle le ferait, sinon elle était en droit d'avoir ses secrets. Comme si elle avait suivi le cheminement de mes pensées, elle reprit la parole.

- J'ai eu des problèmes à un moment de ma vie, pas aussi graves que ce qui est arrivé dans cette histoire, mais ça m'a tout de même beaucoup marquée et j'y pense toujours. En ce qui concerne ton pervers, je pense qu'ils auraient mieux fait de le châtrer pour solde de tout compte, excuse-moi, tu vas peut-être me trouver un peu crue, mais sur l'instant c'est tout ce que ça m'inspire.

Je me suis dit que mes réflexions à propos de cette affaire, pour le moment, j'allais les garder pour moi. Nous avons terminé la journée à planter des rosiers dans le jardin dans une bonne humeur retrouvée.

*****

Il faut avouer qu'après son départ, je me suis sentie soulagée, notre dernière discussion m'avait laissé dans la bouche un goût amer, les jours qui ont suivi son passage furent agités, je n'arrivais pas à retrouver la paix de l'esprit, il y avait toujours cette révélation qui venait s'imprimer dans mes pensées prenant le dessus sur mes autres réflexions, m'empêchant de penser.

Elle avait raison la petite, je me faisais un monde avec un drame qui m'était complètement extérieur, mais comment faire autrement. Si j'avais appris l'affaire comme on le fait habituellement par un entrefilet dans la presse ou par deux secondes d'informations au cours du journal de vingt heures, je ne dis pas. Mais moi je n'en étais pas là, j'avais découvert des éléments qui jetaient un éclairage troublant sur le récit des faits.

Qu'avait-on besoin d'organiser toute cette mise en scène peu de temps après sa sortie de prison ? Cette question me paraissait être d'un certain poids dans la balance de mon indécision, c'est simple, elle me taraudait : On avait vidé sa maison, jeté le reste de ses affaires loin de sa commune de résidence, et l'on avait tenté de me dissuader de m'intéresser à son sort. Cela faisait tout de même beaucoup de pourquoi. J'eus un premier élément de réponse en écoutant une émission de la télévision régionale qui permettait à tout un chacun de poser des questions à propos des règles régissant les questions sociales dans le département.

Une femme demandait s'il était vrai que dans certaines situations, qu'elle détailla  longuement, les services de l'action sociale pouvaient se permettre de mettre en vente la maison de certains pensionnaires en maison de retraite et si cette pratique était bien légale.

Une responsable lui expliqua en termes châtiés et techniques qu'en effet dans certaines circonstances, cette pratique était utilisée pour réunir les fonds nécessaires  au paiement du séjour de la personne accueillie dans un établissement de long séjour. Je me souviens juste que la femme à qui l'on venait de donner cette réponse n'était pas du tout d'accord avec cette façon de faire et qu'elle bloqua tout un moment la table ronde par ses récriminations.

Pour moi cette information capitale venait de donner un éclairage nouveau au paysage de mon affaire, la maison de mon quidam allait être vendue ou peut-être l'était-elle déjà pour payer son séjour. Le pauvre vieux si l'on peut dire ne devait pas avoir grand-chose comme pension de retraite vue le nombre d'années qu'il venait de passer à l'ombre. Dans le fond, il n'y avait peut-être pas de complot, tout simplement un besoin technique, ce faisant à partir de là, j'allais sans doute pouvoir découvrir dans quelle maison de retraite il avait été placé. Il y a seulement quelques jours, je pensais bien ne jamais parvenir à élucider cette affaire et désormais j'avais deux pistes sérieuses pour faire avancer mes recherches.

D'une part, celle de l'enfant qui avait subi l'agression, encore que rien n'était gagné de ce côté-là, il fallait déjà la retrouver, ensuite, faudrait-il qu'elle accepte de se confier à moi.

D'autre part, la piste de celui qui aux yeux de tous passait pour un criminel, et qui était parti finir ses jours dans une maison de retraite, il n'était pas plus certain que dans le cas de sa victime, il ait quelque envie de se confier à moi.

*****

Cette affaire m'avait épuisée, j'y avais pensé tout le temps en particulier les nuits où j'avais des difficultés à dormir, elle interférait même dans mes rêves, j'avais le sentiment qu'il y avait des résurgences troublantes qui les perturbaient sans parvenir à me souvenir de celles-ci à mon réveil.

Il aurait fallu que je me trouve d'autres occupations pour occuper mes journées et me changer les idées, la maison et ses chantiers cela avait des limites, je ne pouvais tout de même pas la repeindre une deuxième fois pour dire d'avoir la paix. Je m'étais mis au vélo et à la marche en solitaire ayant perçu dans les paroles de mon voisin des allusions auxquelles je n'avais nulle envie de m'intéresser pour l'instant et je préférais prendre un peu mes distances. La marche a une action bienfaitrice de remise en ordre tant du corps que de l'esprit encore faut-il qu'en cours de parcours, on ne se laisse pas envahir par toutes ses ruminations habituelles.

Dans un jury d'assises, on appelle "ça l'intime conviction", et bien au cours de mes promenades, je me suis forgé mon intime conviction et j'ai décidé que j'allais poursuivre ma démarche.

Dans mon esprit, il n'était pas question d'une simple quête de la vérité, si vérité, il y avait, mais d'une recherche dans le sens de rendre la liberté. Les paroles qui n'ont pas été prononcées vous empoisonnent la vie tout aussi sûrement que l'eau croupie d'une fontaine. Une fois cette décision prise, j'ai tout doucement retrouvé la paix et mon sommeil s'est fait plus serein.