Marcel, de plus en plus indécis, reste figé devant les vêtements qu’il a sortis de son armoire pour les disposer, en éventail, sur le grand lit de la chambre de ses parents après avoir, très exceptionnellement, ouvert les volets en grand. Une bouffée de naphtaline le prend à la gorge et le fait tousser aux larmes.

Devant la glace, il enfile de nouveau son pantalon en épais velours vert d’eau, le trouve décidément trop rustique pour la traversée de Paris qui le mènera, en taxi, de la gare d’Austerlitz à la gare St Lazare.

 Il considère maintenant, avec scrupule, son costume noir  réservé habituellement à sa participation rituelle aux enterrements. Le tombé impeccable du pantalon a raison de ses tergiversations mais c’est en vain qu’il tente d’en remonter la fermeture éclair, obstinément grippée, depuis son passage au pressing.

Ce jean flambant neuf ? Pourquoi pas ? Cela le rajeunira si toutefois il a besoin d’être rajeuni car ses bientôt 65 ans, il  ne les fait pas, c’est certain. Un coup d’œil dans la glace confirme son absence de bedaine et le rassure définitivement sur ses chances à venir. Et puis, ce jean, acheté rue Toulzac, même soldé, lui a coûté une  fortune. Au moment même où il arrive à un tournant de sa vie, il n’a su résister au nom de la marque : New Man !

Un new man, c’est exactement ce qu’il veut devenir. Un new man que l’on regarde, que l’on admire, que l’on désire.

Plus il avance en âge, plus il aspire à ressembler à son jeune frère Daniel, décédé une nuit de fête au village, il y a des années de cela. Mort d’avoir trop bu, trop dansé, trop aimé ?

Daniel ? C’était tout son contraire : grand, mince, les cheveux blonds bouclés pareils à ceux d’un chérubin, rieur, il avait tout pour plaire aux filles. Toutes lui faisaient les yeux doux même la reine de beauté du canton. Toutes étaient prêtes à le suivre et à s’enfouir, après quelques slows langoureux, dans la chaude odeur des bottes de paille. Toutes rêvaient de se faire épouser et de devenir, à ses côtés, patronne du restaurant « à la bonne côtelette » de Lubersac.

Alors que lui, Marcel, lorsqu’il s’approchait d’une jouvencelle, pour la convier à danser, il avait la désagréable sensation d’être devenu tout à fait transparent. Elle regardait obstinément ailleurs, droit devant ou derrière, ou le plus souvent se mettait à frictionner ses chevilles avec ardeur avant de daigner lui faire l’aumône d’une excuse :

« Non, merci, j’ai trop mal aux pieds ou…Mes chaussures me blessent…Plus tard, pour l’instant je suis trop fatiguée. »

Mais il y avait rarement un plus tard tout au moins avec une jeune fille qui ne soit ni un laideron, ni une traînée qui aurait fait courir des risques à sa santé.   

Certes il y eut Françoise, la petite domestique de la ferme des Cazalès. Elle espérait qu’il l’épouserait après cette nuit passée au creux d’une meule de foin au-dessus de l’étable.

Courageuse et avenante, elle aurait pu plaire à la mère et au père mais comment leur expliquer que lui, le fils aîné, envisageait de convoler avec une fille de l’assistance publique ? C’était tout bonnement impensable !

Les mois passèrent. Marcel ne trouva jamais le courage de leur parler. Lassée d’attendre, Françoise s’en alla : femme de chambre à l’hôtel de la Gare, à Cahors. Nourrie. Logée. Marcel  espéra pouvoir la retrouver une fois par mois lorsque ses tournées de produits phyto sanitaires le conduiraient dans la région mais Françoise joua les indignées. Il apprit qu’elle s’était mariée à un représentant en parfums. Il s’en sentit fortement ulcéré puis finit par admettre que ses désinfectants pour porcheries, étables et écuries ne pouvaient rivaliser, pour les délicates narines d’une femme de chambre, avec les suaves odeurs d’eau de toilette.

Afin de rétablir son amour propre, quelque peu ébranlé par ses échecs amoureux répétés, ainsi que dans l’espoir de devenir enfin autonome par rapport à ses parents, il entreprit de restaurer une très vieille bâtisse située au milieu d’un de  leur pré et laissée à l’abandon depuis quelques générations.

La toiture en partie arrachée invitait la végétation à se développer à l’intérieur, un arbre poussait devant l’imposant manteau de la cheminée, une chouette effraie surveillait avec beaucoup d’intérêt la famille de loirs qui caracolait sur les poutres pourrissantes.

La restauration du gros œuvre terminée, Marcel  enfouit sous une chape de béton le magnifique pisé de galets bleus puis, le carrelage posé, il  installa une cuisine où trônaient les appareils ménagers les plus modernes. La maison fut bientôt entièrement meublée cependant Marcel n’y vint jamais habiter. Il se contenta de la faire visiter à quelques rares privilégiés et de conduire paître ses moutons autour de la bâtisse aux volets obstinément clos.

De fêtes à St Bonnet en fêtes à St Pardoux, l’horloge du temps tourna et Marcel se résigna. En vieillissant ses parents perdirent, petit à petit, de leur autorité et lui  abandonnèrent les rênes de leur minuscule propriété. A présent, à son retour de tournées, il régnait en maître sur le ménage, le petit élevage de moutons, les quelques terres à pâture. Il  apprécia, à son juste prix, cette liberté toute neuve et se prit à penser qu’une femme, à la maison, serait davantage source de soucis que de satisfactions.

Dix ans après la mort de ses parents, il continua à vivre dans leur petite maison dénuée de tout confort et, peu à peu, perdit jusqu’à l’habitude de parler. Sa solitude était totale, pas même un chat ou un chien pour lui tenir compagnie. Le visage caché sous un grand chapeau hiver comme été, le plus souvent vêtu d’un long ciré et chaussé de lourdes bottes, il effectuait ses déplacements à vélo. Lorsqu’un villageois l’interpellait, il mettait à peine pied à terre et bougonnait : « Il est l’heure d’aller faire la soupe ! »

Seule  la télévision lui apportait un semblant de vie. Il lui consacrait toutes ses soirées. C’est ainsi  qu’un soir, la diffusion du film « Je vous trouve très beau »  vint subitement bouleverser la vision qu’il avait de son existence. Il s’identifia aussitôt à ce paysan qui, las de vivre seul dans sa ferme et d’en assumer toutes les charges, se décida à chercher une épouse.

 La rubrique des petites annonces de la Montagne réussit heureusement à solutionner rapidement son problème : « Fidélio c’est l’agence qu’il me faut !  Son nom même est un gage de sérieux, de sécurité. J’ai beaucoup réfléchi et… j’ai eu une riche idée » se félicitait-il.

Néanmoins, pour mettre toutes les chances de son côté, il s’adressa à une succursale de Normandie. Lisieux, lui sembla être un excellent choix. Il se souvenait très bien que sa mère nourrissait une dévotion toute particulière envers Ste Thérèse dont la représentation, très défraîchie, figurait toujours en bonne place, sous le crucifix, à la tête de leur lit. Il n’hésita donc pas, après un vague signe de croix, à se placer sous sa protection.

            A présent,  devant la grande glace de l’armoire parentale, Marcel se livre à d’ultimes essais de chemises : à carreaux, cela fait péquenaud ; unies, elles manquent de fantaisie ; il se décide pour des rayures. Même dilemme pour choisir entre le blouson et la veste croisée.

Enfin prêt, il toise son image. Se défie : Son âge ? Ce  n’est pas un handicap. Bien au contraire. C’est un sérieux atout. Sa femme se sentira protégée. Elles aiment ça, les femmes, être protégées. S’il se compare à Michel Blanc, la comparaison est indéniablement à son avantage : il n’est pas chauve, lui, au moins ! Nul besoin, donc, d’aller chercher sa dulcinée au cœur des pays de l’Est et cela d’autant plus qu’il est, depuis toujours, un anti européen convaincu.

Et puis…les normandes, c’est bien connu, sont dures au mal, ne rechignent pas à l’ouvrage, sont en prise avec les choses de la terre. Et la terre… qu’elle soit normande ou limousine, c’est la terre !

« J’ai beaucoup réfléchi et j’ai eu une riche idée » se félicite-t-il, à nouveau, tout en enfilant sa gabardine.

Huit heures sonnent au carillon : il  n’y a plus de temps à perdre. Le train est dans 85  minutes à Uzerche. Faut-il surtout que sa 4 L ne lui fasse pas faux bond pour l’emmener à la gare.

Au moment de fermer sa porte à clef, une bouffée d’angoisse lui serre brusquement la gorge : « C’est un endroit qu’il n’a jamais quitté, en vérité. »

 

Renée-Claude  ( février 2014 )