Quelle brute ! Me jeter ainsi sans prévenir. Droit dans le pilier en béton. "Dégage, crevure ! Sors de ma lumière !" J'ai beau dévaler, dévaler, j'en ai le tournis, jamais je n'arriverai en bas à temps. Une sortie, s'il vous plait, une porte, une fenêtre, n'importe quoi, je vais sauter. Pas d'issue de secours, j'y croyais, pourtant, cette tache claire, là-haut, blanche, crème, de légers rais de lumière ; je m'y voyais, un paradis rose bonbon. Et hop, la déglingue, d'un coup. Quelle bête je fais ! Continuer, continuer, j'ai pas le choix ! Mon genou me fait mal, il a dû y aller fort, ma cheville flanche, boum, une volée d'escalier en moins, me relever, vite, trouver la sortie, une sortie, je suis en nage, j'ai froid, j'étouffe, je tremble, mon corps m'échappe…

 

 

-       Ça va, là ? Tu m'as fait peur ! Tu hurlais…

-       Quoi ? quoi ?

-       Un cauchemar, encore ? Là, là, du calme, tout va bien.

-       Quoi… Qu'est-ce que je disais ?

-       Oh, confus, tu parlais de brute, de sortie…

-       Je suis trempée, une fois de plus, j'en peux plus, toutes les nuits, ça revient…

-       Qu'est-ce qui revient ? Si tu vidais ton sac…

-       Incapable… Je me réveille trempée de sueur et crevée, comme si j'avais couru le marathon, et le vide total dans ma tête. J'en ai marre.

-       Tu veux dire que tu as tout oublié, déjà…

-       J'ai des bribes, des trucs, mais rien de précis, je sais, tu vas encore me dire que je devrais voir quelqu'un…

-       C'est toi qui l'as dit.

-       Voir quelqu'un, t'en as de bonnes, ma vie en est remplie de quelques-uns, toute la journée je parle !

-       Ça, pour parler, tu parles… Bon, pour l'instant, rendors-toi, la nuit est juste commencée…

-       C'est vrai que de côté-là, au moins, je me rendors comme un bébé…

-       Profites-en, avec un peu de chance t'auras un ticket pour un deuxième cauchemar !

-       Si tu le dis… quelle chance…

 

 

Les crachotements du café se font insistants, couvrant progressivement le jet de la douche qui s'estompe ; les tartines giclent du grille-pain, une va encore se plaquer derrière, là où c'est dur de les attraper. Le ciel peine à s'extirper d'une nuit humide et nuageuse, hantée par quelles latences oniriques que la radio recouvre d'un uniforme de nouvelles en vrac. Sur la table de la cuisine attendent beurre, yaourts fermiers, et deux pots de confiture, pêche de vigne et rhubarbe, parmi celles que Constance a le mieux réussies la saison dernière. Un journal déplié couvre presque tout l'espace libre, concédant juste aux assiettes et aux tasses les quelques centimètres carrés indispensables.

 

-       Toujours du café, ou tu t'es remise au thé ?

-       Non, non, café, j'en ai bien besoin ce matin !

-       Alors, Madame Birotteau, la fin de la nuit a été bonne ?

 

Elle le fixe, de son œil des nuits funestes, consternée. Alors qu'elle est encore en robe de chambre, les cheveux mouillés, à moitié maquillée, Paul est déjà prêt, chemise bleu ciel à fines rayures et pantalon noir impeccable, cheveux bruns frisotant d'humidité, des plus classique ce matin, et les rendez-vous bien calés de sa journée n'atteignent pas son sens de l'humour.

 

-       Madame Birotteau ? C'est dans ton journal ? Un peu plus j'aurais droit à Madame Irma…

-       Non, je plaisante mais c'est sérieux, tu ne te souviens pas du début de César Birotteau ?

-       Là, au réveil, j'avoue que non, je cale… Tu as fait des études de lettres, toi, première nouvelle !

-       Études de lettres, non, mais César Birotteau, c'est la genèse de l'économie moderne, j'avais un prof en éco-droit qui ne jurait que par ce roman, des citations à chaque cours… Ensuite j'ai un peu oublié Balzac, mais avec le principe que les souvenirs les plus anciens reviennent, j'ai de l'espoir.

-      

-       Oui, le début, c'est Madame Birotteau qui se réveille en sursaut, elle vient de faire un rêve atroce, elle s'est vue en haillons en train de se faire l'aumône à la porte de sa propre boutique, un dédoublement prémonitoire… Au fait, j'y pense, j'avais jamais fait le lien, tu sais qu'elle s'appelle comme toi ?

-       Comme moi, comment ça ?

-       Oui, Constance, tu ne savais pas ?

-       Eh bien, pour tout te dire, je ne suis pas sure d'avoir lu César Birotteau, sinon le prénom m'aurait marquée. Cette histoire ne me dit rien. Quant au rêve, j'espère que le mien ne l'était pas, prémonitoire…

-       Je croyais que tu ne t'en souvenais jamais…

-       Si, là, ça me revient, pendant que tu parles… L'histoire de dédoublement surement, je suis un homme, je me fais jeter par une brute, pour quelle raison ?… aucun souvenir, il me fracasse le genou, et je dévale un escalier, je cherche la sortie, je hurle…

 

Le café est trop chaud, Paul qui a renoncé la semaine dernière à y mettre du lait n'a pas d'autre choix que de souffler dessus, au risque d'agacer Constance sensible sur ce sujet depuis qu'elle a, elle, arrêté le sucre, signe probablement d'un rapport ambigu à l'amertume. Son habitude de boire son café brulant avec une très légère moue, ce dégout à peine esquissé, ne la rend pas moins intransigeante envers toute émanation ou borborygme durant son petit-déjeuner. Mais ce matin, aucune réaction, elle regarde son bol qu'elle tient en l'entourant des deux mains, et continue à dévider la pelote de son cauchemar sous les yeux de son compagnon, médusé.

 

-       Eh bien, quand tu t'y mets ! Jamais tu ne parles de tes rêves, mais là, chapeau ! Toi qui as plutôt le réveil mutique, d'habitude…

-       Tu vois bien que je n'ai pas besoin de voir quelqu'un… Oh là, là, je vais être en retard, il faut que je m'habille. Tu pars à quelle heure ?

-       Là, maintenant, je range et je me sauve, j'ai des rendez-vous toute la journée. Ce soir, ne m'attends pas trop tôt !

-       T'inquiète, je finis plus tôt, mais je dois passer à la bibliothèque, j'en profiterai pour prendre mon temps cette fois, quand j'y vais d'habitude, c'est toujours en coup de vent.

-       Super, et profites-en pour prendre César Birotteau, ce serait bien un comble qu'ils ne l'aient pas, ça ne doit pas sortir si souvent.

-       Ah ah ah…

-       Allez, bonne journée, j'y vais.