La jeune assistante, qui m'avait succédé au travail, était charmante, c'est pourquoi je l'avais invitée à déjeuner avec mes amies. Cette journée des anciennes collègues fut mémorable, nous étions réunies pour arroser mon départ à la retraite. Nous nous étions comportées en collégiennes et avions beaucoup ri. Enfin si l'on veut, avec le recul, ces rires m'apparaissaient aujourd'hui un peu graves, c'étaient des rires que l'on appelle de ses vœux pour oublier les ans passés, et le temps qui court, faire comme s'ils avaient le pouvoir d'effacer son l'âge et ses rides. Quelle que soit l'interprétation que l'on en donne, cette abondance de rires nous avait fait du bien.                                                                

Je me trouvais un peu ridicule de répéter à chaque fois que je parlais de cette jeune femme : "La jeune assistante" alors qu'elle se prénommait Laure, mais c'est ainsi que je la voyais, elle avait quinze ans de moins que moi, ce qui n'est pas rien au point qu'elle m'intimidait un peu. Je me doutais bien que dès qu'elle avait pris ses fonctions, elle avait dû faire pas mal de ménage et passé mon organisation du travail aux oubliettes, enfin pas de quoi fouetter un chat, c'est dans ce sens que coule l'histoire, il doit y avoir une évolution positive, ou gare à la sclérose.

   J'avais été très contente d'apprendre que c'était elle qui avait été retenue pour prendre ma relève, je l'estimais beaucoup. Je pense qu'en certaines circonstances, il est plus sage de ne pas savoir qui nous remplacera, la comparaison est ainsi évitée et l'image renvoyée moins cruelle, moins brutale, mais là il n'y avait pas eu de problème, elle était la bonne remplaçante. Pendant ces deux journées de détente, nous avions formé un bon binôme et le courant était passé comme au temps où nous travaillions ensemble. Au moment de partir, elle avait marqué une hésitation, alors qu'elle avait déjà démarré sa voiture et s'apprêtait à prendre la route. Elle était revenue en arrière, a baissé la glace et m'avait dit: "Tu sais si tu veux pour ton histoire, je peux me charger de faire les recherches, j'ai déjà bossé dans des services de contentieux où il fallait monter des dossiers, et puis dans ce cas, ça ne doit pas être trop compliqué".

Surprise par sa proposition, je n'avais pas su trop quoi lui répondre sur l'instant, pour en définitive bégayer : "C'est gentil de ta part, enfin, si ça ne te dérange pas trop". Je me suis dit, elle est seule, et elle a envie de revenir, alors pourquoi pas.

***                                                                                                                             

   Le silence avait repris ses droits sur la maison et dans ma tête et je m'étais replongée dans mes chantiers. Certains me plaisaient bien, dans ce domaine comme partout, il fallait avoir de l'imagination et un sens des matériaux et de l'utilisation des outils. J'avais une prédilection pour des opérations comme la pose du carrelage. J'en aurais mis partout, mon truc, c'était de carreler les appuis de fenêtres, je vous le recommande, c'est rapide, pratique, ça donne de la classe, enfin des petits aménagements de ce genre. Par contre, ce dont j'avais le plus horreur, c'était de décoller les vieux papiers peints, et de peindre les plafonds. Je suis une maniaque et j'exècre les travaux dans lesquels je ne suis pas performante, et comme on ne se refait pas !

Dès le départ, je m'étais fixé un tableau de marche assez strict, et jusque-là, je m'y tenais assez bien, je m'étais monté ma petite entreprise à moi toute seule.

   Pendant ces semaines, j'étais dans le même état d'esprit qu'à l'époque où j'attendais la réponse de mon inconnu, j'espérais à chaque passage du facteur qu'il m'amènerait des nouvelles, ces petits riens qui viennent rompre la routine. Avouons que je commençais à me dire que la petite m'avait mené en bateau, et qu'elle avait complètement oublié mon affaire, mais dans mon for intérieur, je me faisais un devoir d'espérer.

   Pour faire taire mon impatience, je m'étais mise à écrire tout ce que je savais de cette affaire, en inscrivant parallèlement les supputations que ces événements m'inspiraient. C'était de bons exercices à même de cultiver la mémoire, et de renforcer sa logique, et puis ça donnait un peu du sens au silence et au vide.

   Depuis mon installation, les relations avec mon environnement avaient visiblement été contrariées par mon récit à l'employé municipal de ma découverte à la carrière. Monsieur le maire devait être le dépositaire exclusif de toute découverte pouvant nuire à l'image de sa commune, ou, à celle de ses administrés, et dans ce domaine, à leurs yeux j'avais failli. Je me pensais même un peu parano en cherchant dans les propos des rares mamies qui venaient me voir, des éléments qui soient de nature à étayer mes hypothèses ou à me faire découvrir leurs manigances.

   Il devait bien y en avoir une ou deux dans le lot qui venaient me rendre visite, en ayant des arrière-pensées de ce genre, les autres, étant le plus souvent de simples curieuses, désireuses de découvrir comment la Parisienne avait bien pu s'installer dans cette vieille baraque crasseuse. Je ne coupais pas à leur demande de visiter la maison de fond en comble, ni aux hochements de tête sentencieux devant ma salle d'eau et ma cuisine Lapeyre, qui n'avaient rien de bien rupin, mais dont l'agencement des couleurs les laissait béates. Ça faisait parler dans les chaumières, et pendant ce temps-là, ils n'inventaient pas d'autres balivernes à mon propos.

   Devant mon incapacité à tenir en respect le foisonnement de la nature dans mon jardin, et quand je dis foisonnement, n'allez pas penser qu'il y a la exagération de ma part, car je suis loin de la vérité. Mais, après avoir vécu toute ma vie en appartement la transition n'était pas simple. Quand il y a des gestes et des techniques qui manquent à vos savoir-faire et à votre culture je découvrais que ça ne s'invente pas. Pour me sortir de cet embarras, je m'étais résignée à demander à l'un de mes voisins de venir me prêter main-forte, au moins pour la phase de reconquête avais-je ajouté. C'était un monsieur plus tout jeune, mais en vieillissant on sait bien que tout devient relatif, sous ses airs poussifs, il fallait le voir manier la bêche et pousser la tondeuse.                                                                                            

-       Vous devriez aller reporter cette machine, m'avait-il dit dès le premier jour en découvrant la tondeuse que j'avais choisie dans un magasin spécialisé, car sa couleur me plaisait bien, avec la surface que vous avez, il faut que vous preniez une machine autotractée, ce sera beaucoup moins fatigant. Vous ne vous en êtes pas servie, ils vont vous la reprendre sans aucun problème.

  Il avait traité ainsi toutes mes difficultés, se dérangeant, téléphonant à ma place, j'ai même dû y mettre le holà, car il commençait à prendre des décisions sans m'en référer. En définitive rien de bien méchant, au regard de tout ce qu'il faisait pour moi. Cerise sur le gâteau et ce dans un domaine qui n'était pas compris dans les attributions définies par notre accord, il allait me permettre de m'intégrer en douceur dans la vie de cette communauté rurale. Moi qui avais des difficultés à me faire reconnaître par mon entourage et me trouvais un peu à l'écart, il me tenait au courant de tous les petits potins de la commune, et cela d'une façon tellement humoristique, que je finis par lui demander l'autorisation de prendre des notes me disant qu'un jour je pourrais en faire une rubrique d'instants de vie, avouons que nous n'en étions pas là. Il m'avoua un beau matin, alors qu'il m'expliquait comment planter du poireau, que les gens du village me trouvaient un peu poseuse, j'ouvris de grands yeux, moi qui accueillais toute personne qui se présentait, le plus gentiment possible.

-       C'est là votre problème, vous accueillez les gens chez vous, mais jamais vous n'allez vers eux. Par exemple quand-il y a une manifestation à la salle des fêtes, vous l'ignorez invariablement.

  J'eus beau lui expliquer que les lotos ou la belote ne m'attiraient guère... n'osant poursuivre en lui parlant du repas offert aux "vieux" pour Noël, ni de la sortie au Casino de Paris avec huit heures de car dans la journée, Verchuren vous vrillant les oreilles en prime, tant à l'aller qu'au retour, avec des coupures de trompes de chasse que les passagers du car applaudissaient bruyamment.                                                             

-       Cela, je peux le comprendre, ajouta-t-il, mais il y a le club informatique, les repas à thèmes, les marches du lundi matin, le vélo aux beaux jours.

  En l'écoutant je réalisais qu'en effet je ne m'étais pas donné beaucoup de mal pour aller au-devant des autres. J'avais des excuses, mais à quoi bon les lui donner, j'avais dû déménager, la maison n'était pas en état, elle ne l'était toujours pas d'ailleurs, et les travaux me prenaient tout mon temps.

  Je n'osais lui avouer que la solitude m'avait fait du bien, que je me voyais mal sauter : " Du trop du travail dans le trop de la vie d'après" sans me laisser un sas de respiration dans lequel je pourrais me dépouiller de mes anciennes fonctions, de mon stress, et de l'image des gens que j'avais connus. Nous étions en train de goûter un Pineau de sa fabrication qu'il m'avait apporté, en l'accompagnant de tanches de fromage et de saucisson ; il me regardait l'œil rieur au-dessus de son verre et m'écoutait en appréciant ce petit en cas sur le pouce comme il m'avait dit.                           

-       Je suis conscient de ce que vous vivez, c'est un comportement normal et il ne faut pas vous en faire un monde, mais dites-vous bien que tous ces gens qui vous entourent ont connu, eux aussi, à un moment où un autre des mêmes angoisses que vous, et si vous veniez les voir, ils vous étonneraient pas leur plaisir de vivre.

Je n'ai pas su ou osé lui répondre, j'ai fini mon verre cul sec et je me suis mise à tousser.      

-       Ce n'est pas le tout, a-t-il dit, c'est qu'il nous reste une botte de plant de poireaux à mettre en terre....

Toi me suis-je dis, j'ai eu beaucoup de chance de tomber sur toi.                               

 Nous nous sommes convenus qu'à la prochaine soirée à thème organisée par le comité des fêtes, il viendrait me chercher et me présenterait à ses amis et connaissances et, que moi, de mon côté, je préparerais un gâteau....

   Je n'avais pas entendu la voiture arriver, et tout à coup elle a été dans ma cuisine une bouteille dans une main, un emballage de pâtissier dans l'autre. Cette fois nous nous sommes spontanément tombé dans les bras, trop heureuses de nous retrouver. C'est que c'est un apprentissage que la solitude, même au milieu des autres on peut être seul, il faut attendre que se nouent les contacts; et puis il y a toujours cette petite voix qui vous susurre au creux de l'oreille que c'était tout de même mieux avant, bref une petite visite met toujours du baume au cœur. Je faisais rire mes visiteurs en leur racontant que je ne m'ennuyais pas avec tout ce que je devais faire, mais qu'il y avait un domaine dans lequel je me trouvais devant un échec rédhibitoire :                                                 

-       Quand je parle à mon râteau, il écoute, mais il ne me répond jamais.

 

***

   J'ai accéléré le mouvement pour préparer le repas, "ce sera tout simple, je ne t'attendais pas". J'ai tout de même sorti un bocal d'asperge, et une terrine, couru au jardin arracher une salade qu'elle s'est dépêchée de préparer et nous avons pu passer à l'apéritif. Elle s'était rappelé mes commentaires à propos du Coteaux du layon et c'est ce qu'elle m'avait apporté, nous nous sommes fait un plaisir de la déguster en grignotant des fruits secs. Je me disais, elle ne dit rien c'est qu'il n'y a certainement rien à dire, mais elle est sympa, elle ne veut pas gâcher nos retrouvailles.

   Nous avons pris les cafés dans la cuisine tout contre une fenêtre chauffée par le soleil. C'était bien après un repas émaillé de phrases faisant état du passé et des vieux souvenirs, de retrouver calme et silence.

-       Tu sais que tu as une chance en or de pouvoir vivre ici, loin du tumulte, du stress, et de la pression du travail.

Nous avons alors digressé sur les conditions de vie de nos parents respectifs qui eux, en avaient vraiment bavé au travail et si peu profité de leur retraite.              

-       Je suis rosse finit-elle par dire, je te fais attendre alors que te connaissant tu dois te demander si j'ai abouti sur quelque chose dans ma recherche à propos de ton vieux Papy. Ce n'est pas que je voulais te faire languir, mais je ne savais pas comment t'annoncer ce que j'ai découvert.

   Elle marqua un temps de silence pour terminer son café, fit tourner sa tasse entre ses doigts, et finit par se lancer.

-       Ton gentil bonhomme, c'est un sale type qui a été condamné pour avoir violenté la fillette de ses voisins. Heureusement, la petite a parlé et il en a pris pour trente ans, ce qui n'était que justice !

Sur quoi elle se tut, me laissant abasourdi par la nouvelle, sur les photos, il avait une si bonne tête.