La porte était difficile à pousser, mais quand elle cédait une petite cloche faisait retentir un tintement aigrelet. Une voix du creux de la maison criait voilà, voilà j'arrive. Pour les enfants, il y avait là à disposition, toutes les tentations que l'on pensait pouvoir imaginer. Il y en avait partout, dans des cageots, des boîtes en carton, des bocaux de verre, des sacs de jute, et même des boîtes en fer blanc, sans parler de tout ce qui pendait des poutres du plafond. Quand l'objet du désir ne se trouvait pas dans la pièce, l'épicière courait dans la maison pour chercher sous son lit ou tout en haut d'une armoire, ce que le client désirait.                                         Elle avait des bonbons dans de grands bocaux ou de grosses bulles de verre dont il fallait dévisser le couvercle pour se servir, pour les enfants ce secteur était l'objet de toutes les convoitises car c'est ce qu'ils étaient venus chercher en priorité. Mine de rien, elle avait l'œil les surveillant sans rien dire quand ils plongeaient la main avec délectation, peu d'entre eux pouvaient se vanter d'avoir pu lui grappiller un caramel qu'il n'avait pas payé. Pas question de lui présenter une grosse pièce ou pire encore un billet, car sinon, la méfiance se laissait paraître, cent sous étant sa limite de tolérance, au-delà elle interrogeait la mère du débiteur dès qu'elle la rencontrait sur la place et gare ! Ensuite, s'y découvrait tout ce dont on pouvait avoir besoin dans une maison : quelques boîtes de conserve de poisson, du savon noir, en paillette ou en gros blocs odorants, des balais, des brosses, du café Caïffa, des paquets de Pâtes, des seaux et des brocs en fer blanc. Des produits plus rares comme du bicarbonate, des bougies et quelques bouteilles de pétrole à lamper et des allumettes, et l'huile qu'elle transvasait dans la bouteille qu'on lui apportait...

Pendant longtemps ce village avait vécu en autarcie, les habitants se contentant de consommer ce qu'ils produisaient eux-mêmes, c'est-à-dire presque tout. L'hiver, ils taillaient leurs sabots et les manches de leurs outils, avec l'osier des marais, ils tressaient paniers, nasses, et corbeilles. De l'argile des carrières les potiers tiraient jarres et ustensiles, ces jolis objets aux couleurs mordorées que l'on peut aujourd'hui acheter pour quelques euros dans les vides greniers du dimanche. Les fruits venaient du verger ou de la treille, le poisson des nasses posées au fond de la rivière, à chaque automne, on tuait un goret bien gras, le dimanche un poulet ou un lapin. Les marais qui cernaient le village d'une ceinture vert tendre fournissaient à foison les légumes de saison, à bien y penser cela avait gardé quelques relents de jardin d'Éden.

Un marchand ambulant passait une fois par mois avec sa voiture tirée par deux chevaux, il attirait bon nombre de gens du voisinage. Parmi ceux qui se réunissaient autour de son attelage, il y avait ceux qui achetaient et ceux qui regardaient, l'argent était rare et ne se trouvait pas sous le pied d'un cheval. L'homme était fin vendeur sachant se jouer de l'orgueil de l'une, de la naïveté de l'autre, s'appuyant sur la pression des dizaines de regards braqués sur la scène pour pousser son avantage, il ne repartait jamais sans avoir fait de bonnes affaires. Avec lui c'était magique quand il commençait à déballer ses marchandises, c'était du théâtre, et longtemps après son passage les femmes parlaient encore de tout ce que ce bateleur leur avait leur fait miroiter.

Tant que l'agriculture avait marché et nourri les familles et les hommes qui travaillaient la terre cette petite économie avaient fonctionné vaille que vaille, puis les catastrophes avaient repris. Ce n'était pas comme au temps des bandes de reîtres qui entre deux guerres de religion dévastaient les campagnes ou lorsque les armées anglaises et françaises ravageaient nos provinces. Ce fut un drame plus naturel si l'on peut dire qui sonna le tocsin : le phylloxéra fléau implacable qui en quelques années effaça pour un temps les vignes de leurs coteaux. Personne n'avait rien vu venir, ce mal insidieux ruina en quelques saisons les espoirs de tout un chacun et plus grave encore, quand il n'y eut plus de production, il n'y eut plus d'argent.

C'est difficile de s'habituer à la disparition des moyens monétaires, de revenir au troc de biens ou de services, mais il fallait survivre et chacun entreprit de trouver un moyen de gagner quelques argents, ce furent des temps rudes, la population s'érodait, il n'y avait plus de travail pour tous, c'est que la vigne était mangeuse de main-d'œuvre.

Le forgeron avait moins de bêtes à ferrer, le charron de voitures à construire les maçons restaient à attendre l'ouvrage bras ballants, seule contrainte, il y avait la nécessité de trouver à manger, on avait perdu l'habitude de faire son pain, le boulanger faisait ses affaires, les petites épiceries se multiplièrent. On lavait le linge, on ravaudait pour faire durer les vêtements tout le monde se voulait couturière ou repasseuse, lavandière ou tâcheron, personne n'était dupe, il y avait comme la naissance de métiers de service dans l'air.

Il y eut un moment ou la situation sembla se stabiliser, beaucoup de petits agriculteurs étaient parties, les autres ceux qui étaient restés avaient agrandi leurs exploitations, arraché les vignes et changé de mode de culture, l'argent refit son apparition et les affaires reprirent.

L'orage semblait s'éloigner quand d'autres bruits sinistres commencèrent à courir la campagne, la guerre cette tare de la race humaine semblait vouloir revenir, les hommes prompts à la bagarre souhaitaient aller prendre une revanche sur le Prussien, les femmes priaient car elles savaient qu'il n'y avait rien de bon à attendre de ces gesticulations. Mais personne n'écouta leurs prières et leurs lamentations. Le boucher comble d'ironie morbide fut tranché en deux par un éclat d'obus, le boulanger revint, mais il ne savait plus que rester assis sur une chaise devant chez lui en agitant la tête. Plus grave encore la population du bourg et des hameaux, qui avait commencé à décroître avant le conflit, avait vu l'exode s'accélérer et nombre de maisons étaient à l'abandon, les exploitations s'agrandirent.

La paix revenu, tout le monde se félicita de l'arrivée du premier tracteur et des premières automobiles, c'était le progrès, la porte de l'épicière ne sonna plus aussi souvent, les lavandières se firent rares, les maçons reprirent leurs truelles, l'orage semble-t-il était terminé.

Les temps avaient changé, ce n'est plus un camelot avec ses chevaux, qui passait dans le village mais le coopérateur avec une antique camionnette. Une grande épicerie avait ouvert ses portes dans la petite ville voisine, ce fut l'attraction, les premiers à aller y faire des courses furent ébahis : - Mais crénom, c'est qu'il fallait des sous pour aller là-bas, il y avait de tout, mais c'était cher.

L'épicière tint bon, elle faisait dépôt de gaz et cabine téléphonique pour tenter d'enrayer la chute, mais rien n'y faisait de mois en mois, son chiffre d'affaires baissait. Enfin quand elle comptait les rares pièces et billets qui étaient dans sa boîte en fer blanc, il n'y avait pratiquement rien. Dans le village certains la regardèrent même de travers insinuant qu'elle les avait volés pendant des années leur vendant les produits à des prix prohibitifs.

Sa porte ne sonnait plus que rarement c'était pour vendre une pile ou une boîte d'allumettes. Elle feuilletait son vieux cahier de comptes dans lequel elle avait noté pendant les périodes difficiles les créances de ses clients impécunieux. Certains étaient partie en oubliant de venir la voir pour la régler, peut-être faute de moyens, mais quand même, elle avait de l'attachement pour eux et ne comprenait pas cette forme d'ingratitude.

Tous ceux qui avaient tenté de se mettre au commerce avaient abandonné pour ne pas manger de l'argent comme ils disaient, elle était la dernière, la résistante, seuls les cafés tenaient encore. La place devint déserte et silencieuse, le forgeron ayant définitivement posé ses outils sur l'enclume. Il ne se dégageait plus d'odeur de copeaux de bois de l'atelier du charron, et le bourrelier avait depuis un certain temps déjà abandonné son alène.

Aujourd'hui, le village est vide et silencieux, seul y gronde par instants un tracteur en route pour les champs, mais hormis les agriculteurs, plus personne n'y travaille, même les cafés ont tiré les rideaux. De la vieille épicerie seule demeure la sonnette sur le pas de la porte et les récits qu'en font les anciens.

 

                                                                                                                                      DG-La Massinière. 2014