Elle venait de terminer un stage à Niort. Elle s'était rendue compte pendant ces quatre jours d'une intensité extrême que ses forces s'amenuisaient. L'aquarelle était sa passion depuis déjà plus de vingt ans et jusqu'à ce jour, elle s'était toujours réveillée avec l'envie de découvrir, l'envie de peindre, des arbres, des paysages  des bords de rivière. Une autre passion l'habitait depuis qu'elle avait passé son bac : l’enseignement.

 

Les stagiaires n'étaient pas plus difficiles que les autres années. Ils n'étaient pas moins attentifs, ni plus dissipés. Ils avaient tous apporté le matériel qu'elle avait recommandé par mail quinze jours auparavant. Elle avait fait ses démonstrations dans un calme relatif, certes. On aurait même pu ajouter : dans une ambiance recueillie.  Cependant, elle s'était surprise à dire : "je bavarde trop - je sais que c'est possible, alors j'en profite". Elle était un peu stressée, un peu énervée.  Cela venait certainement de l'intérieur. Ce matin,  elle s'était réveillée  en sursaut après un cauchemar qui l'avait laissée haletante, ses cheveux longs auburn collés par la sueur.

 

Elle avait besoin de calme et savait où le trouver.

 

Une envie soudaine la saisit de se retrouver seule dans ce coin de France qui la ramenait à  l'essentiel, à chaque fois qu'elle s'y rendait. Alors qu'elle habitait la région parisienne depuis quelques trente ans, elle revenait avec un plaisir toujours plus grand vers la région de son enfance, certainement une des plus belle en automne. Peut-être avait-elle même participé à son goût pour la peinture.

 

Dans la salle de bains carrelée de vert, elle s'était tressé les cheveux avec soin. Elle en profitait pour respirer sur un mode un deux trois " je bloque un deux, puis un deux trois quatre cinq six je bloque un deux, je souffle". La sophrologie qu'elle pratiquait depuis peu dans son quartier de la place de la République, lui permettait de retrouver tant bien que mal son équilibre.

 

Les traits reposés par une bonne nuit de sommeil, elle quitta Albi dans sa petite Audi  bleue et s'engagea dans la forêt de la Grésine.

 

Ce matin, elle avait apporté en plus de son carnet de dessin et de sa petite boîte de peinture de voyage, une chaise pliante. Elle serait ainsi plus à l'aise pour s'attarder et lézarder un peu dans le timide soleil de ce printemps qui avait tant tardé.

 

La brume  caressait doucement le vallon  escarpé qui s'étendait devant elle. Pas une brume épaisse de novembre. De la brume par ci par là,  dense  sur le sommet de la colline.

"Tiens, elle se confond avec le ciel, on ne voit  presque plus le relief. Par contre sur le côté gauche, on aperçoit bien l'escarpement pointu de ce pic. Comment s'appelle-t-il déjà. Si Maman était là, elle saurait bien me dire son nom. Je remarque qu'elle a plus de mémoire que moi. Le fond du vallon est sombre, la brume n'y tient pas"

 

Elle ne connaissait pas cet endroit très solitaire et peureux. Sa raison de femme d’un certain âge lui rappelait qu’il n’y avait rien à craindre. Elle serra le carnet à dessin sur sa poitrine pour contenir le pincement qu'elle ressentait au niveau de la poitrine. Elle le reconnut. La même émotion qu’elle avait ressenti lors son cauchemar l’autre soir pendant le stage. La peur terrifiante de se trouver seule dans la nature en cette fin d’après- midi de printemps en un endroit isolé. Elle fit un effort sur elle-même pour maîtriser cette  angoisse qui montait à présent du tréfonds de son estomac. Elle se rapprocha des rochers blancs et gris  qui lui offraient pourtant un siège pas trop confortable, car elle avait oublié son pliant dans la voiture.

Pourtant à ce moment précis, ils représentaient la sécurité. Elle serra son carnet de croquis contre son cœur en essayant de contenir les battements sourds qui la glaçaient et s’assit lourdement face à la brume.

 

Alors lui revint cette image impossible à chasser de ses souvenirs.  Toute petite fille, elle dormait dans une pièce remplie de fenêtres et de portes : la salle à manger. Elle pleurait chaque soir pour que ses parents laissent la lumière allumée.

- Juste une toute petite lampe.

- Non était invariablement la réponse, tu es grande maintenant.

 

Ses parents la faisaient dormir dans le noir et ils avaient pour sûr bien d'autres soucis que la terreur et les cauchemars de leur petite fille. Ils étaient très occupés et les autres enfants de la famille s'accommodaient aisément de cette habitude d'éteindre les lampes la nuit. Petite fille sensible, elle imaginait aussitôt que la pièce était peuplée de petits gnomes frappeurs qui  allaient lui sauter dessus, l’attraper par les pieds ou par les cheveux qu’elle avait très longs et bruns.

 

Sur le côté gauche, s'étendaient des petites herbes rases.  Bien sur la couleur de l'herbe est verte habituellement. Cependant, là avec la pluie presque chaude tombée ces derniers jours, elles étaient d'un vert délavé, un vert jaune ravissant.

"Ces herbes sont blanches comme les touches d'un piano". "C’est cela, ne pas penser à mon angoisse, juste m’envoyer me forcer à écouter en pensée du Mozart, le concerto N°4 celui que je préfère. Il va peut-être chasser cette angoisse, la peur du noir.

Vite une autre pensée pour conjurer le noir :

Ces rochers sur lesquels je suis assise  pourraient bien être peints dans un gris coloré, quelque chose comme du caput mortem mélangé avec du jaune winsor et du bleu indanthrène.

 

Se détendre maintenant, ne plus essayer de sauver la face devant un  public comme elle le fait à chaque stage.

Le vallon embrumé est propice à la mélancolie. Et bien j'y cède avec plaisir car je n'en peux plus de faire semblant de faire des grimaces.

Est-ce que une personne de mon entourage pourrait se rend compte de mes souffrances. Jusque là, tout se passait en silence jusqu'au jour du cauchemar terrible.

 

 

Un bruit de pas la fit sursauter. Quelqu’un approchait en sifflotant. Un air à la mode lui arrivait dans le dos. Elle s’évertuait maintenant à fixer les bouquets de rhododendrons sur sa gauche en essayant de se concentrer sur la teinte qu’elle utiliserait pour les peindre. Les arbres étaient son sujet de prédilection et elle passait des heures de préparation dans son atelier avant de passer au tableau définitif, esquisse après esquisse, jusqu'à la perfection.

 

Les pas prenaient uns consistance plus humaine. On distinguait à présent nettement des voix, ils étaient deux. Une voix de ténor léger, chantante, qui chantait d’ailleurs par moment. Lui répondait un baryton, une voix plus sourde. Elle se détendit soudain :

"Je ne resterai pas seule dans ce vallon brumeux." "Mais au fait que fait Raoul en ce moment".

 

Son mari était parti au Mans sur le circuit de voitures anciennes. Elle aurait préféré faire cette promenade en sa compagnie, certes, mais il avait aussi de son côté ses hobbies, et c’était bien ainsi.

 

Mais pourquoi,  était-elle  condamnée. Cette vision d’elle, prostrée, hagarde déchirée par le doute et les mémoires du passé la poursuit depuis la fin de son stage.

Car le cauchemar si terrible lui avait fait vivre une condamnation à mort. Elle n'avait pas su pourquoi. Elle avait compris qu'elle devait se racheter. En vrai. Trouver les moyens pour payer une sorte de caution. Elle avait pensé à la peinture, gagner de l'argent avec ses aquarelles. On lui avait dit que ce n'était pas suffisant. Son mari l'avait réveillée et prise dans ses bras pour la consoler.

 

 

"Qu'ai-je fait ou pas fait pour mériter un tel sort?

Petit vallon vas-tu me répondre, et toi mes herbes « piano », et vous petites fleurettes roses, je suis ici dans la solitude pour vous demander conseil".

En effet, elle avait souvent pris ses grandes décisions dans la nature, entourée d'arbres ou de rochers.

 

Elle leur tournait le dos mais les entendit nettement. Ils étaient là tout près. Un bosquet d'épineux les cachait encore à sa vue.

 

- Bien le bonjour M'dame, furent les premières paroles prononcées par l'un des inconnus.

 

Elle sourit et son visage reprit un peu de couleurs, tandis qu'elle tournait la tête en faisant valser sa tresse brune dans un mouvement presque enfantin. Ses yeux d'un vert très pâle, presque délavé vinrent fixer la scène qui se présentait à elle.

 

Deux jeunes hommes lui faisaient face, des jeunes randonneurs. L'un s'appuyait sur une canne de marche de montagne, et le second tenait un harmonica dans sa main droite.

"Ce sont des jeunes, il doivent avoir dans les vingt ans"

 

- Bonjour Messieurs, vous m'avez surprise dans ma méditation. J'étais en train d'admirer ce beau vallon, tout en écoutant de la musique dans ma tête".

- Et bien nous, pas besoin de l'écouter dans notre tête, nous l'écoutons en vrai avec des écouteurs Bluetooth.

Nous avons chargé de la musique sur Youtube, c'est facile, et après, on convertit en MP3, et le tour est joué. Pas besoin ni d'acheter des CD ni de télécharger.

Son copain renchérit :

- en plus  on prend des risques en téléchargeant illégalement.

 

Elle sourit en pensant qu'ils avaient pratiquement l'âge de ses petits enfants qu'elle ne voyait pas souvent car ils habitaient en Polynésie. Elle avait envie de passer un moment avec eux.

- Peut-être pourriez- vous me montrer comment vous vous y prenez car cela m'intéresse beaucoup. Ce n'est pas facile de courir chez les disquaires acheter les derniers disques de piano sortis dans les bacs. Et puis, je n'ai pas trop de temps avec ma peinture.

- Ah bon m'dame, vous peignez? Et vous peignez quoi?

Parce que nous, on peint aussi, on est "graffeurs".

- Je donne des cours d'aquarelle, surtout des paysages. J'aime beaucoup les ambiances comme celles devant lesquelles nous nous trouvons là, la brume, le vallon sombre, les rochers bruns. J'aime bien les contrastes.

Mais vous, vous peignez quoi au juste?

- Ben, vous savez bien dit le brun avec ses cheveux ébouriffés dans les yeux qu'il avait très sombres.

 

Il montra ses mains. Elles portaient des traces de peinture rouge, bleu et noir.

- On peint cela des tags ou des fresques de rue, si vous préférez.

- Mais que faites vous dans la campagne alors, s'entendit-elle leur répliquer. Elle commençait à être intriguée par leur look, un peu étrange et par le gros sac à dos en toile de l'armée que le brun portait sur son dos.

- Vous permettez que l'on prenne place sur "vos rochers".

- Faites, faites, ce sont mes rochers, si on veut. Je les occupe depuis une demie - heure seulement.

 

Ils posèrent leur sac à côté des affaires de peinture de Nadine et en sortirent une petite boîte en fer. Celui qui n'avait pas les mains tachées de peinture commença à rouler une sorte de cigarette, mais elle se rendit compte que c'était plutôt un gros pétard, comme on dit.

 

- Tenez M'dame, goutez-y c'est de la bonne. On la fait pousser dans notre cave.

- Mais c'est du chitt, c'est strictement interdit de fumer cela.

En disant ces mots, elle se rendit compte que le lieu ne se prêtait absolument pas à une leçon de morale, et que finalement ce n'étaient pas des élèves, ni des stagiaires. Ils avaient le droit de fumer.

 

Elle se trouvait dans un moment de vide, un moment suspendu. Dans un autre contexte, elle aurait refusé énergiquement de tirer sur cette "clope". Elle fumait très peu, Nadine, uniquement dans un contexte social. Là, elle se trouvait dans un moment spécial, comme suspendu. D'abord ses états d'âme, et puis ce paysage si bouleversant, si tendre, tacheté de bouquets si pâles, que finalement, elle se laissa aller.

 

- Juste une bouffée alors.

 

C'est dans ce contexte que lui vint la phrase libératrice qui lui permit avec sa psychothérapeute de ne plus jamais souffrir de ses angoisses :

 

 

" Il faut libérer les mémoires anciennes pour trouver l'inspiration "