À choisir de situer son roman entre le nord de l'Algérie et la banlieue parisienne, à le faire débuter à la manière d'un conte, Cloé Korman prenait le risque de s'inscrire dans les stéréotypes sur les migrations, les entredeux, l'interculturalité. Elle y avait échappé dans son premier roman, Les hommes-couleurs, qui mêlait une histoire de migrants clandestins  à celle d'une famille française, en le situant à la frontière mexico-étasunienne. Elle y échappe à nouveau dans Les saisons de Louveplaine, par ses choix narratifs, nourris probablement de sa rencontre avec les lycéens de Jacques Brel à La Courneuve dont elle a accompagné l'atelier d'écriture autour de portraits d'habitants.

 

L'auteure aurait pu se focaliser sur le destin de Hassan dont les trafics, qui assurent le quotidien de sa famille restée en Algérie, l'acculent à disparaitre, se cacher puis être liquidé pour avoir voulu apercevoir sa femme une dernière fois. Mais elle choisit plutôt de confier à une narratrice le fil du récit des aventures de Nour : "C'est arrivé à une fille que j'ai connue toute petite, avant l'école, et à un jeune homme qui vivait par ici." Ce pourrait être le début d'un conte, ou d'une love story, mais non, pas plus qu'une histoire classique de regroupement familial. La jeune épouse, lasse d'attendre et soupçonneuse, décide de rejoindre son mari dans l'appartement de la banlieue parisienne qu'il a loué pour elle et leur bébé ; et c'est en comprenant et comblant peu à peu la double vacuité qui l'attendait, d'un appartement aussi vide que désert, qu'elle construit son identité de femme.

 

L'auteure aurait pu nous enfermer dans le pathos et la misère des banlieues nord, des petits trafics aux combats de chiens, de l'émeute des jeunes du quartier aux luttes d'égos de chefs. Mais elle choisit définitivement l'humanité dont la reconnaissance et les marques composent le quotidien de Nour, tous ces personnages qui, chacun à leur manière, tissent des liens entre des personnes, plus qu'entre des cultures. Voisine infirmière - passeure entre deux univers, jeune caïd - lycéen exemplaire, professeure ferme et attentive, médecin autoritaire et juste, commissaire vigilant et modérateur, voisin à l'écoute et prévenant, mère sénégalaise muette jusqu'à ce que qu'on trouve un interprète. Et les langues vont se délier, par petites touches, révélant les accommodements de ceux qui doivent s'adapter pour survivre, y compris dans les choix de genre, les efforts de négociation pour que les situations n'explosent pas, que l'émeute soit contenue, que tous puissent continuer à vivre. Y compris les policiers qui ont provoqué l'émeute à leur insu, et qui finiront par le voir, vraiment, ce cerf au bois cassé qui a traversé la route, ils ont presque des preuves…

 

Au bout de sa recherche, Nour peut rétablir le contact avec sa famille en Algérie, avec sa petite fille qui lui parle pour la première fois au téléphone. Le fil n'aura été coupé qu'un temps, juste le temps nécessaire pour que la vie s'impose, et que l'humanité tisse un univers vivable et digne. Nour peut s'installer, maintenant, elle se débrouillera. Elle n'a pas eu besoin de se poser la question en termes de cultures, différences ou entredeux, enrichie de ses rencontres, elle apporte autant d'humanité qu'elle en reçoit. Et l'imagination peut reprendre ses droits, le cerf au bois cassé existe bien pour ceux qui le voient.

 

Les Saisons de Louveplaine, Cloé Korman, Seuil 2013

La Courneuve, mémoires vives, par les élèves de 1ère L du Lycée Jacques Brel de la Courneuve, avec l'aide de Cloé Korman, Médiapop éditions 2011

Les hommes-couleurs, Cloé Korman, Seuil 2010, Prix du livre inter 2010