De quelles attitudes profondes les récentes manifestations de comportements racistes, dans leur violence et leur bestialité, sont-elles le révélateur ? D'un racisme anciennement généralisé qui, en cours de résorption, choque d'autant plus qu'il se heurte aux limites de l'indicible, de l'impensable ? Ou de peurs difficiles à surmonter, même par la rationalisation et la conscientisation ? Deux romans récents, qui prennent la part de cette confusion intérieure, "L'invention de nos vies", de Karine Tuil, et "Il faut beaucoup aimer les hommes", de Marie Darrieussecq, se trouvent magistralement éclairés par l'article de Patrick Chamoiseau (le Monde du 15 novembre 2013) et par l'exposition qui se tient au Musée du Quai Branly, à Paris, "Kanak, l'Art est une parole".

Faisant suite aux attaques subies par la Ministre de la Justice, Christiane Taubira, Patrick Chamoiseau explique, encore et encore, que "le racisme est irrationnel [et]  n'a aucune fondement logique.", montrant combien notre cerveau reptilien, siège des forces vitales, besoins naturels et comportements primitifs, est prompt à s'activer. "Dès lors, l'argument n'a plus d'importance, on ne discute plus d'idées, on n'a plus les moyens de le faire." Et la permanence du racisme anti-nègre, le plus fort encore aujourd'hui selon lui, prend naissance dans la spécificité de la "traite atlantique", qui a produit un esclavage d'un type particulier, considéré comme irréversible. "L'esclavage américain, c'est l'animalisation définitive de tout un phénotype. Dans le monde entier, sous influence occidentale, le phénotype nègre est aujourd'hui ce qu'il y a de plus déprécié." Pouvons-nous faire autrement que de partager son optimisme quand il affirme que  seule la Relation peut faire front aux "racistes [qui] n'ont plus de refuge", une Relation nourrie d'une éthique " capable de nous porter vers l'Autre, d'installer la différence comme brique fondamentale des aventures du vivant." ?

C'est bien une de ces briques que pose l'exposition "Kanak, l'Art est une parole", au Musée du Quai Branly. Présentée du point de vue d'un Kanak, elle nous fait plonger aux sources des déshumanisations qui conduisent au racisme ordinaire ; il aura fallu du temps pour que soit analysée et rejetée cette disqualification de "l'autre" différent par sa couleur de peau et ses coutumes. La Coutume, comme le rappelle cette exposition, est d'abord, en Nouvelle Calédonie, un objet relationnel ; l'entrée en contact passe par un don d'un tissu, de menus objets, qui symbolisent la rencontre avec l'autre et permettent que la parole soit échangée. Désormais, des objets en apparence anodins prennent une valeur sociale qui leur confère un statut d'œuvre d'art. Et un travail de parole, par l'abandon du nom "canaque" donné par les colons au profit du plus traditionnel "kanak", s'est aussi révélé nécessaire pour la reconnaissance  et l'autonomisation des autochtones calédoniens.

À l'inverse, les deux romans, s'ils peuvent poser deux autres briques "des aventures du vivant", c'est que, ne s'attaquant pas de front à des comportements racistes, ils mettent en scène des personnages aux prises avec cette angoisse fondamentale : suis-je objet, ou pire, moi-même sujet de racisme ?

Les situations sont fort différentes. "L'invention de nos vies" rejoue, dans le Paris étudiant des années quatre-vingt, un début de Jules et Jim où l'un serait Samir et l'autre Samuel. Karine Tuil, faisant vivre à Nina un choix cornélien et rationnel, éjecte Samir et le propulse au faîte de la société new-yorkaise grâce à un travail acharné, une utilisation judicieuse de ses opportunités professionnelles, et un mariage patricien dans la meilleure société juive. Et grâce, surtout, à un mensonge par lequel il réinvente sa vie en empruntant à celle de Samuel. Qui, lui, réussit nettement moins bien dans sa banlieue parisienne, même s'il a "gagné" la très belle Nina. Au point de tout faire basculer en dérangeant l'ordre établi par son ami de jeunesse. Samir, pris dans un imbroglio, perdra tous ses proches, ou presque, en révélant son mensonge : il s'y était cru acculé devant les refus essuyés par son brillant diplôme  de docteur en droit associé à un prénom trop connoté. Suffisait-il d'attendre un peu, comme le lui suggère à la fin son patron et ami parisien qui l'avait recruté ? Aurait-il passé le cap s'il n'avait pas changé Samir en Sam ? Pouvait-il renier indéfiniment sa famille, sa mère bonne musulmane, son demi-frère blond qui l'entraine à son insu dans des aventures rocambolesques sur fond d'après 11 septembre ? Quant à Samuel, après avoir poussé Nina à le quitter par un jeu pervers, il réussit enfin à écrire le roman de sa vie, ou plutôt de la vie de son ami, qui fait de lui un écrivain reconnu. Après s'être pillés mutuellement, les deux anciens amis ne peuvent que se retrouver seuls. Dans ce roman où les personnages vivent très soumis à un destin intériorisé, le seul geste de révolte est celui des femmes, l'épouse de Samir qui pouvait tout supporter mais pas un tel mensonge, sa mère qui a soutenu ses fils dans leurs errements jusqu'à une mise en cause trop violente de son rôle de mère, Nina qui, abandonnée, renonce à la beauté et décide de vivre sa vie sans être soumise au désir des hommes.

Le désir, non d'un homme, mais pour un homme, occupe tout l'espace physique et mental de Solange, dans "Il faut beaucoup aimer les hommes". Au point de ne vivre plus que dans l'attente, l'espoir, le désespoir. Rien de plus banal que cet état de passion amoureuse, si ce n'est que Solange, originaire du pays basque, venue à Hollywood faire du cinéma, est blanche, quand l'objet de son désir, Kouhesso, prodigieux acteur d'origine camerounaise, est noir. Rien de plus banal qu'un couple mixte, croyait la narratrice de Marie Darrieussecq. Et pourtant elle perçoit vite que dans ce milieu de superstars hollywoodiennes, la mixité n'est pas si courante. Les Noirs américains, s'ils sont bien loin par leurs standards de vie de l'Afrique que Kouhesso a fuie, restent entre eux. Et son amant est sourcilleux, un seul "Oh" de recul de ses amis parisiens creuse l'écart. Elle-même se remet en question : quelles traces de racisme peut-elle traquer au plus profond de son être ? Pour tenter de le rejoindre dans son intime, elle le suit au fond du Cameroun, du Congo, où le film, qu'il tourne comme réalisateur avec les plus grandes stars, véritable gouffre financier, lui laisse un rôle. "La promise", qu'elle était, qu'elle tourne, ne le sera plus après cette aventure africaine. Il ne lui restera que les stigmates d'un désir violent, la promise, ce ne sera pas elle, la créature superbe qui accompagne Kouhesso dix ans plus tard est "mi-canadienne mi-sud-africaine" ; la déclaration d'amour rétrospective sur laquelle se termine le roman n'aura pas suffi à balayer les frontières. Rejetée dans sa capacité à "se porter vers l'Autre", Solange suscite une question : s'agit-il d'une banale histoire d'amour qui se finit mal, ou d'une question de couleur, de culture ?...

Les romans font leur chemin, "L'Art est une parole" qui sonde, fouille, fait émerger nos angoisses et désirs enfouis et, ainsi, tisse peu à peu cette Relation chère à Patrick Chamoiseau : "Il nous faut comprendre que, dans la Relation, l'Autre n'est même plus l'étranger, même plus l'incertain, l'imprévisible ou l‘impossible : c'est maintenant l'impensable. L'impensable c'est l'"en dehors" ultime."

Patrick Chamoiseau, Les racistes n'ont plus de refuge, Le Monde, 15 septembre 2013

Marie Darrieussecq, Il faut beaucoup aimer les hommes, septembre 2013, POL éditeur, Prix Médicis 2013

Karine Tuil, L'Invention de nos vies, aout 2013, Grasset

Kanak, L'Art est une parole, exposition jusqu'au 26 janvier 2014, commissaires Emmanuel Kasarhérou & Roger Boulay, Musée du Quai Branly, Paris,