La mère ressortit assez contrariée de son entrevue avec la directrice de l'école maternelle. On accusait son fils, abusivement bien sûr, de frapper et de mordre ses petits camarades. C'est qu'on avait dû le « provoquer ».

    A l'école primaire, il avait l'autorité naturelle qui lui permettait de choisir les jeux et d'entraîner assez facilement les autres mais si un rival organisait un jeu différent, il intervenait pour dénigrer, ridiculiser le jeu rival, et, comme il était assez vigoureux, il s'ensuivait quelques horions avec les réfractaires. Au collège, son comportement l'envoya à l'occasion devant le conseil de discipline, institution disparue de nos jours,

    Au lycée, son intelligence suffisante lui permettait d'obtenir de bons résultats dans quelques matières choisies. Bien entendu, en tant que délégué de classe il volait au secours de ses copains et fidèles suiveurs dès que ceux-ci étaient en difficulté.

    Au baccalauréat il eut le bonheur de tomber pour son sujet de philosophie sur « l'exercice du pouvoir »- un sujet prédestiné! Il cita la phrase sublime : « Maître de moi comme de l'univers », il se souvint  que toute carrière de dictateur, d'homme politique dirons nous, se commence à gauche, César, tribun de la plèbe, Rienzi héros d'opéra Wagnérien dressant le peuple contre les nobles, à l'époque de la renaissance italienne, il songea au programme terriblement agressif pour les industriels et les hobereaux propriétaires terriens de Prusse orientale que le parti national socialiste ouvrier avait initialement annoncé. Il mentionna la marche sur Rome de Mussolini...: le peuple en révolte ! Danton, Robespierre !

    Sur le coup, il ne s'aperçut même pas que cela finissait toujours mal. Il ignorait à l'époque le contr'exemple pourtant fameux, d'un homme de Vichy accédant et se maintenant au pouvoir avec les voix de la gauche! Quelques citations du « prince « de Machiavel. Sa rêverie avec les réflexions concernant l'exercice du pouvoir que le colonel De Gaulle développait dès les années « 30 » dans « le fil de l'épée » - le secret, la distance entre soi et les subordonnés, la force morale, se priver du réconfort de l'amitié et de l'intimité même avec les égaux... Des égaux? Allons donc!... Impensable! Des adversaires sans doute. Il fut fier de sa dissertation.

   Il eut l'occasion d'appliquer ces maximes dès qu'il fut en rivalité avec d'autres responsables du mouvement syndical étudiant. Il fallait insidieusement, parfois violemment, faire comprendre aux militants que tel responsable était coupable de « dérive fasciste », un autre de collusion avec les « staliniens ». Cela fonctionne assez bien, Il fut secrétaire général du mouvement.

   La suite fut plus âpre, entrer dans différents partis, les quittant avec éclat lorsque les échelons se faisaient trop lents, trop ardus à gravir ou lorsque des résistances opiniâtres se manifestaient, il fallait partir avec éclat avant d'être exclu et garder l'initiative.

   Heureusement les partis politiques étaient abondants et variés, il était aisé de trouver matière à dénigrer ceux où l'on n'était pas, ou plus. La période étant propice à l'agitation, aux bagarres de rue à la sortie des meetings, il fallait des amis. Son charisme lui permit de s'assurer la fidélité de gros bras. Il leur fallait un uniforme! Discret! Trop de choses voyantes avaient existé par le passé, il importait de ne pas prêter le flanc à la critique, qui surgirait bien toute seule.

    Une soirée entière avec des amis dans une célèbre brasserie permit de choisir cet « uniforme » pas de bottes pour sûr!! Des souliers noirs, c'est très correct pour les meetings tranquilles, remplaçables par des santiags pour les quartiers plus risqués où il faudrait courir vite, la police était également un danger considérable! Une veste de type blazer, pas très habillé mais plus respectable que le blouson, la couleur? Et celle de la cravate? Prises dans le drapeau national du pays, en évitant les coloris trop connotés. Trouver un nom à ces militants qui agissaient pour le bien du peuple...Une tournée de bière de plus et le nom tomba « la main du peuple ». Personne ne trouva mieux.

   Parvenu au sommet du parti, il fallut en réorienter l'image afin de fuir les côtés tombés en défaveur dans l'imaginaire des électeurs.

   Certains caciques resteraient fidèles à la ligne antérieure, et refusaient de se démettre, les plus idéologues avaient déjà fait sécession, les autres ? Une bonne campagne de presse, hélas très coûteuse en vint à bout. Il fut aisé de prouver leurs malversations financières. L'un d'eux mourut même d'un accident de ski sur une piste isolée - fracture du crâne. Il y avait beaucoup de sapins alentour.

  Les bagarres de réunions électorales n'étaient qu'un péché de jeunesse, il fallait affronter les ténors adverses lors de débats radiophoniques ou télévisés, des face-à-face terriblement éprouvants, des répétitions avec des conseillers en « communication », plus personne n'osait parler de propagande, morte avec la deuxième guerre mondiale. Le « bourrage de crâne », lui, était mort avec la première!

   Il fallait ingurgiter des milliers de chiffres, de données sur l'économie afin de contrer dans l'instant l'affirmation imprévisible de l'adversaire, apprendre à sourire l'air entendu devant la plus perfide attaque et placer  l'argument concocté par l'équipe, en le présentant comme d'une telle évidence que l'ennemi devait en être foudroyé.

   Après des semaines où ces activités atteignirent un paroxysme d'intensité, un soir, le plus éprouvant, la sublime nouvelle tomba. Il était élu... Le champagne, les fidèles, les admiratrices, les obscurs ceux qui avaient reçu des coups, les administratifs, la presse, la télévision étaient là, Nuit divine, sommeil bref et profond.

   Le réveil était confus, enivrant une intronisation, des motards autour d'une voiture blindée, les ambassadeurs étrangers à ses genoux avec hypocrisie pour la majorité, les drapeaux, la fanfare de la garde, pas la sienne propre, celle que payait l'État! Maintenant il faudrait gérer la mutation et le renoncement à toutes les promesses qui ne seraient pas tenues, accuser les prédécesseurs, les minorités suspectes etc…; les stratégies ; donner le moins possible à ceux qui l'avaient soutenu: industriels, banquiers, syndicats, lobbies des droits de l'homme, de l'immigration, les écologistes de toutes sortes, les partis religieux, sans qu'ils se retournent trop vite contre lui, et prendre le plus possible à tout le monde! Le prédécesseur ayant laissé une situation financière, évidemment déplorable, il y avait une dette sociale à rembourser! Machiavel, lors de ses études lui ayant enseigné que le « prince » arrivant au pouvoir se devait  de faire au peuple en une seule fois tout le mal nécessaire afin de distiller lentement tous les bienfaits éventuels au fil des années, il s y appliqua,

   Parmi les premières mesures prises, il y eut la libération des quelques membres de « la  main du peuple » incarcérés pour différents actes que la police, partisane, avait jugés répréhensibles, il y eut le droit pour les membres de « la main du peuple » de porter une arme individuelle de défense, certains ayant perdu la vie lors de la conquête du pouvoir, Une cérémonie nocturne grandiose avec torches et oriflammes leur rendit hommage, des chœurs chantèrent l'hymne du parti! Il y eut, peu après, la mise au point d'un système d'évasion monétaire vers quelques petits États bancaires afin dans un premier temps d'acquérir une résidence dans les capitales de quelques États jugés stables et démocratiques et de constituer des réserves nécessaires à sa survie au cas improbable où le peuple ne saurait reconnaître le bonheur que lui apportera la nouvelle gouvernance.

      L'ère des grandes réformes arrivait, l abolition de la peine de mort, cela serait du meilleur effet sur les démocraties voisines, de toutes façons elle n'était plus appliquée depuis déjà quelques années, et une réelle peine de perpétuité dans les mines des monts métallifères suffisait à débarrasser la société des petits malfrats ordinaires, les prisons seraient reconverties en centres de rééducation, Il fit venir de pays voisins des « rééducateurs expérimentés ». Pour les opposants et les « traitres », un accident de ski, à l étranger, on l'a vu, est toujours possible mais un empoisonnement dû  à des substances très rares serait, il va de soi, attribué  à des agents étrangers, Toujours envisageable,  et de loin préférable à un procès politique! Le mariage homosexuel autorisé, cela sonne bien la démocratie et les droits de l'homme! L opinion publique étant révulsée par un tel affichage, la « main du peuple » veillerait à ce que le sentiment populaire ne soit pas offusqué! Depuis toujours, des minorités allogènes rebelles à l'enseignement, au service militaire et au travail posaient des problèmes à la police qui s'intéressait à l'origine des moyens de subsistance de ces sociétés très fermées, Une association caritative qui les soutenait se mit en relation avec des mouvements occidentaux de défense des droits de l'Homme (et de la femme) car peu de gens savent voir la majuscule, et il fut décidé d'autoriser la libre circulation de ces peuples, ce qui allègerait considérablement  les problèmes de sécurité intérieure. Les nouveaux programmes scolaires furent conformes  à la vérité, la « Vérité » était désormais le nom de la radio d'État ; la seule, comme le quotidien, quasiment unique,

 

     De nombreuses mutations eurent lieu dans les états majors de l'armée et de la police. Impossible de laisser en poste des incapables qui n'avaient rien compris  aux nécessaires réformes de l'État, l'armée fut d'ailleurs satisfaite des achats d'armements performants auprès des pays producteurs ceux-ci le furent également, et cela ne pouvait qu'avoir un effet salutaire  sur les États voisins, « la main du peuple » ayant reçu des blindés légers de type anti-émeutes il fallait un uniforme adapté. L'armée, hostile, ayant refusé de les fournir, ils furent copiés en étoffe noire, c'est neutre le noir, les pattes de col et les  épaulettes portant les couleurs du parti.

      D'importants travaux furent entrepris au palais présidentiel, aménagements de confort, mais surtout de sécurité! On ne se méfie jamais assez des malades mentaux. Il fit venir de Versailles et du Louvre des restaurateurs pour former les artisans dont le patrimoine architectural de son pays avait le plus grand besoin après des décennies d'abandon,

  Le rêve s'ouvrait ; à lui de le faire durer à l'infini!

  Comment gérer l'État afin que d'autres élections n'aient pas lieu d'être, ou soient, au pire nécessairement remportées. Un peuple en état de fusion avec son chef a-t-il besoin d'élections ?

  Dans son pays, cela s'était produit par le passé, sans succès durable d'ailleurs, mais l'époque avait pris goût aux changements de présidents. Cela ne modifiait  qu'à peine la coloration des discours mais cela vengeait le peuple des méfaits du règne précédent. » C'était un réel souci! La main du peuple » qui venait, rappelons le, de recevoir le droit de porter des armes, pour sa défense et, nous l'avons dit, quelques blindés, veillerait.

  Dans un rêve il se vit sur un long  tapis aux couleurs du parti flottant au dessus d'une avenue  évoquant les Champs-Élysées, avec un soleil rouge, prêt à s'encastrer dans l'arche, il n'avait pas noté que c'était de ce côté là, un soleil couchant.

 

                                                                        Jean Fournier