C'est du haut d'un escalier où je me tenais caché que je l'observais travailler, c'était magnifique, lorsque son marteau brandi à bout de bras venait heurter le métal rougi et qu'il s'en élevait des gerbes d'étincelles dans un beau tintement sonore. Certains de ses visiteurs le baptisaient Vulcain, moi je ne comprenais pas pourquoi, puisqu' il s'appelait Hector.

Je voulais absolument découvrir, comment il réussissait ce tour de force de façonner d'aussi belles volutes et comment il parvenait à maîtriser les formes que prenait le métal, d'où ma position d'observateur en haut des escaliers.

J'eus une sorte de révélation un matin où recevant l'un de ses clients, j'entendis ce dernier lui dire : "Tu sais vulcain qu'une bonne fée a dû se pencher sur ton berceau le jour de ta naissance, pour t'avoir donné le pouvoir de maîtriser la transformation du métal. Tu es capable de prendre une pièce de ferraille rouillée et de la façonner en ces magnifiques arabesques".

   C'était donc là son secret, une fée s'était penchée sur lui à sa naissance, après ça, ce n'était pas trop difficile d'être doué, il suffisait de savoir lever le marteau et de le laisser retomber en respectant le rythme.

   Il passait des journées entières à tracer à la craie des courbes ou autres formes sur des planches ou sur le béton du sol de son atelier, puis il s'ingéniait à tenter de donner au métal la forme de ce qu'il avait dessiné. Que de temps perdu, quand on possède un pouvoir magique, on l'exploite, ce que moi je voulais voir, c'était le jaillissant des flammes de sa forge et ses pièces projetant des myriades d'étincelles sous ses coups de marteau.

   Il pouvait s'escrimer des heures durant sur une pièce rétive, jurant parfois, la remettant au feu de temps à autre pour l'assouplir et tenter de la maîtriser. Quand le fil du métal lui échappait trop longtemps et qu'il ne parvenait pas à ses fins, il finissait par jeter la rebelle sur un tas de chutes au fond de l'atelier, et il partait marcher d'un pas vif le long du canal pour retrouver son calme ou renouveler son inspiration.

   J'ai dû attendre longtemps avant d'avoir la chance qu'il abandonne sa forge quelques minutes, c'est que c'était important, je voulais savoir si j'étais moi aussi porteur de ce pouvoir, allez savoir, les fées, ça va, ça vient !

Le plus difficile au milieu du fatras de ses outils fut d'en trouver un à ma main, certains étaient si lourds qu'il ne m'était même pas possible de les décoller de l'enclume. Je finis par me saisir d'un marteau qui me paraissait le plus adapté à mes besoins et que je parvenais à manier, il me fallait maintenant trouver un morceau de métal à façonner. Par chance, il s'en trouvait un posé sur l'enclume, je m'en saisis comme je le lui avais si souvent vu faire. Le contact fut brutal, si c'était ainsi que le pouvoir se révélait à l'apprenti, il fallait l'accepter et serrer les dents. J'ai bien senti les larmes me monter aux yeux et une odeur de brûlé envahir le local. Heureusement qu'il est arrivé pour faire cesser ma torture.

- Qu'est-ce que tu nous fais là malheureux, une pièce noire ne veut pas dire froide. Sur quoi il s'empara d'une bouteille d'alcool à brûler dont il m'aspergea la main. Cours me dit-il et revient me voir lorsque le feu sera passé.

Au retour, il me questionna sur ce qui m'avait poussé à faire cette tentative, j'avais encore des sanglots dans la gorge, mais je parvins à lui expliquer que j'avais voulu vérifier si moi aussi j'avais le pouvoir !

- Le pouvoir, quel pouvoir ?

- Le vôtre, celui de façonner le métal en le travaillant sur l'enclume. Il ne disait rien, se contentant de m'écouter en hochant la tête et de murmurer par instants sûr, sûr !

J'acceptai sa proposition de l'accompagner dans sa promenade le long du canal, il me montra le roseau qui s'inclinait sous le vent, la branche de saule tout arquée qui frottait à la surface de l'onde y traçant des arabesques, les vagues qui se dessinaient sur la surface sous l'impact d'une pierre que j'y avais lancée.

Ma main resta de longs jours enveloppée dans un gros pansement, ma mère n'avait rien dit, elle avait écouté les explications d'Hector puis m'avait serré contre elle, n'émettant que des onomatopées tandis qu'Hector parlait.

- J'espère que vous l'autoriserez à continuer à venir me voir ? Ce à quoi mes parents consentirent, mon père ayant juste voulu voir l'état de ma main blessée : "Tu ne t'es pas raté" !

Quand je suis retourné à la forge, Hector avait débarrassé un coin d'établi devant lequel il avait installé une vieille chaise surmontée d'un Bottin. Il me tendit un grand cahier à dessin, une boîte de crayons et une gomme.

- Maintenant si tu veux, tu vas me dessiner ce que nous avons vu en marchand le long du canal. Devant mon air ahuri, il me précisa : "Essaie de te souvenir de quoi nous avons parlé et ce que nous avons observé pendant notre sortie".

Je suis resté un long moment dubitatif devant mon cahier me demandant bien ce que j'allais pouvoir dessiner qui soit de nature à l'impressionner. Je revis le roseau, le reflet d'un pont, la branche de saule, les ricochets, vite, vite, je gribouillais tout ce qui défilait devant mes yeux.

- C'est bien, mais maintenant tu vas chercher les lignes directrices celles qui te guideront vers les formes.

Je m'agitais sur ma chaise en mordillant mon crayon, ce jour-là je fus incapable d'aller plus loin, simplement un peu plus tard je me brûlai la fesse sur un charbon ardent tombé de la forge, alors qu'assis par terre je le regardais ajuster les éléments d'une pièce en cours de réalisation sur le gabarit qu'il avait tracé sur le béton. Je percevais la magie du geste, il avait retrouvé son pouvoir de commander au métal. C'est à cet instant que j'ai reconnu la ligne, elle s'inspirait de la branche d'un cèdre ployant sous l'amas de ses cônes. Lentement j'ai fait le tour de l'atelier et en examinant ses œuvres, j'ai cherché à deviner ce qu'il avait observé pour soutenir son inspiration.

Je n'étais plus dans une forge, j'étais dans la nature, les murs n'étaient plus noirs, mais ondulaient avec le vent, les barres de métal n'étaient plus de fer, mais arbres, plantes, oiseaux, quelquefois il les imitait, d'autres, il les sublimait. Son œil captait, son cerveau guidait sa main dans la création, son imagination faisait le reste et au bout du compte c'était sublime.

Je ne le voyais plus avec les mêmes yeux, au début c'était magique, désormais je savais ce que recouvrait la magie de ses œuvres, du travail, du travail et encore du travail. Il me tenait dans sa main aussi forte qu'il tenait son marteau, jusqu'à ce que je parvienne à dessiner une courbe qui soit porteuse de grâce comme une arabesque de danseuse. Il s'interrompait dans son travail, relevait les lunettes qui le protégeaient des escarbilles sur son front et venait regarder mon travail par-dessus mon épaule. Quand c'était satisfaisant, il disait juste, passe à autre chose, sinon il me tapotait l'épaule, je savais alors que ma courbe était torse et que mon dessin manquait d'équilibre. Une fois deux fois voire dix fois j'arrachais ma page pour reprendre ma ligne et puis un beau matin, on passait à un autre apprentissage.

Je supportais de plus en plus mal de devoir en rester au dessin sans pouvoir passer à une autre activité. Il le sentit, cela devait aussi faire partie de son pouvoir et un matin quand je l'ai rejoint dans la forge, il m'a expliqué que nous repartions en exploration. Cette fois me dit-il, nous allons aller étudier les feuilles des arbres. Il avait devant lui un livre représentant des ouvrages de ferronnerie, il avait marqué toutes les pages où l'on pouvait découvrir des feuilles incluses dans ces réalisations. Elles cachaient les jonctions, les points de soudure, enfin tout ce que l'on ne voulait pas laisser voir, elles étaient là pour rehausser le décor, peintes, dorées, rouillées.

Je ne voyais pas bien ce qu'il attendait de moi, l'explication fut rapide et simple, nous allons dessiner des feuilles et toi tu vas les réaliser. Je n'étais pas venu le voir pour devenir feuilliste qu'est-ce qu'il se figurait ? Il passa outre à mes grognements d'adolescent et nous partîmes explorer la forêt.

Il y avait du choix sur le bord du canal ou dans la forêt toute proche, des grandes et des petites, des rondes et des dentelées sans parler de celles en forme de fer de lance. Les premières que je traçais étaient informes et je ne mettais pas trop de cœur à l'ouvrage, comme il ne me disait rien œuvrant dans son coin, j'ai dû les redessiner dix fois, vingt fois, les dernières avaient tout de même fière allure. Il n'a pas fait de commentaire, il a été chercher un morceau de tôle me demandant d'y reporter une feuille de tilleul, après quoi il a fallu la découper avec une cisaille. La saisissant d'une main avec des pinces, il s'est mis à la marteler, sous ses coups précis, elle est devenue feuille vivante, flottant dans le vent au bout de sa branche, elle a pris du volume s'est tortillée comme sous l'action du soleil.

Il m'a fallu de nombreuses séances de travail pour qu'enfin, je découvre dans mes mains le pouvoir de faire vivre le métal. J'ai eu plus souvent qu'à mon tour les doigts écorchés par mes feuilles, avant que je les aie eu ébarbées. Mon oeil apprenait à voir, ma main à agir sous l'impulsion de mon esprit. Ma plus belle récompense, ce fut lorsqu'il intégra une série de feuilles que j'avais réalisées à l'une de ses œuvres.                                                                  

   L'année suivante en arrivant en vacances, je me précipitai pour aller le voir dans sa forge, celle-ci était fermée, de l'herbe plein la cour ! Un voisin me dit que pendant l'hiver Vulcain était parti, je n'ai pas cherché à approfondir son information, j'ai simplement remercié les Dieux, en silence, d'avoir délégué vers moi un tel maître pour se pencher sur mon adolescence.

 

  

                                                                                                                                    DG . Massinière  décembre 2013