...si celui-ci était joli et verdoyant, les déclivités importantes qu'il comportait m'auraient fait rendre mon dernier souffle bien avant que d'arriver au but. Ce n'était pas une région où il aurait bon circuler sans avoir fait le plein de son réservoir avant le départ ou d'avoir le malheur de tomber en panne. Sur ces trente kilomètres, je n'ai pas croisé une âme ni vu un hameau de plus de trois maisons, pas même de tracteurs, les seuls que je pus apercevoir, officier au loin dans le milieu des champs. Pour vous simplifier le déplacement, la route ne comportait pratiquement pas de panneaux indicateurs signalant la direction de Coudray, heureusement pour moi, j'avais préparé mon escapade, mais certains carrefours me posèrent réellement une énigme. Sur les derniers kilomètres alors que j'étais presque arrivée, un joli clocher roman joua pour moi le rôle d'amer pour me mener à bon port.

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   C'était le village de la belle au bois dormant, hormis quelques rideaux dont le coin se relevait discrètement sur mon passage il n'y avait personne dans la rue principale. Je me suis dit, avant de passer en mairie, tu as le temps de faire un petit tour par l'église et le cimetière ça te permettra de t'imprégner de l'ambiance des lieux.                                                                                                      

L'église était sombre, les baies destinées à l'éclairer étaient étroites comme des meurtrières, lui donnant la force d'un lieu de paix et de méditation, elle avait beaucoup de caractère pour un si petit village. Elle possédait de très beaux chapiteaux, vestiges d'une époque plus prospère. Ils étaient décorés en alternance de motifs végétaux, feuilles d'acanthe et de laurier, ou d'animaux mythiques, griffons ou basilics représentés dans des postures étranges, tantôt menaçants ou protecteurs selon le message que le sculpteur avait voulu faire passer. L'un d'entre eux me frappa plus particulièrement, c'était un poulpe dont le sculpteur s'était emmêlé le ciseau et la massette dans le décompte des bras, à l'époque cette créature marine devait être assimilée à un gardien des portes des enfers. J'avais un peu espéré en visitant l'église y rencontrer l'une de ces femmes qui prennent en charge les lieux de culte, discrètes, mais au courant de tout, elle aurait pu me renseigner, mais ça n'était pas mon jour, le lieu était vide et sonore, seul le bruit de mon pas répondit à mon attente. Je me serais bien installé un moment dans l'une des stalles du chœur, elles étaient superbes et patinées par les siècles, aux endroits où les mains prenaient appui pour se relever, le bois était usé et plus brillant encore.

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   J'étais arrivé en ces lieux sous une pluie légère et en sortant de la nef, j'eus l'agréable surprise de découvrir qu'un joli rayon de soleil donnait vie au paysage, ce qui m'encouragea à poursuivre mes visites. J'optais pour gagner le cimetière joutant l'église. J'y eus plus de chances, une femme était là près d'une tombe qu'elle avait débarrassée de tout ce qui la recouvrait pour pouvoir la lessiver, elle y mettait beaucoup d'application. Elle n'avait pas réagi lorsque la porte avait grincé sous ma poussée, donnant le signal qu'un vivant entrait dans le domaine des morts, mais je sentais qu'elle suivait mes déplacements dans leurs moindres détails. Un moment n'y tenant plus, elle abandonna sa besogne, se releva en s'essuyant les mains, repoussa ses mèches humides sur son front avant de trottiner vers moi. Elle était toute ridée, mais ses yeux souriaient, doux et chaleureux, ses bras étaient développés comme ceux des lavandières ou des repasseuses des tableaux de Degas. Une chose était certaine, en plus des travaux de force, elle avait dû souvent travailler au grand air car elle avait la peau d'une couleur cuivrée presque dorée mais marquée par les stigmates laissés par le vent et les intempéries.                                                                                                             

- J'va vous paraître indiscrète, mais j'vois qu'vous cherchez quéque chose, peut-être que je pourra vous aider.                                                                               

Je m'empressai de la remercier pour cette offre de service, il est vrai que je n'y avais pas pensé en entrant mais c'était en fait une très bonne idée. Si mon correspondant n'était plus que "Feu monsieur..." Je n'allais pas y passer plus de temps que nécessaire.                                                                                             

-  Si - C'est t'y qu'vous cherchez la tombe d'un parent, dites-moi son nom et je vous la montrerai.  Elle venait de prononcer les mots magiques et de me donner une bouffée d'espoir, cela ne dura pas, quand j'eus donné le nom de mon inconnu, elle plissa le front porta les mains à son visage, se malaxa le menton. On aurait dit une boussole folle recherchant sa route par temps d'orage, elle tourna successivement le buste vers les quatre points cardinaux.                                                                  Je voyais bien, enfin, j'entendais bien qu'elle se récitait des listes de noms comme on chantait autrefois les litanies des Saints dans les églises, mais la petite lueur que je m'attendais à voir apparaître dans son œil, annonciatrice de la réussite de sa quête ne vint pas.  Quand elle se retourna vers moi, se fut pour me demander de lui répéter le nom en ajoutant, - Vous êtes bien sûre qu'il est enterré ici ? Elle rumina encore un instant puis changea de comportement en disant :                                                                                                                   

 - Non je ne vois pas ! Pourtant pendant vingt ans je suis passé dans toutes les maisons du canton pour inviter les familles aux enterrements.                                        

Sur quoi, elle retourna à son activée antérieure après m'avoir gratifié d'un signe de tête, mais sans m'adresser un regard supplémentaire.                                  

Elle en avait de bonnes, cette brave femme, si j'avais eu la moindre certitude, je me serais débrouillée toute seule. Une piste venait de se refermer, ça ne voulait pas dire que mon quidam était vivant, la seule vérité qui tenait, c'était qu'il n'était pas enterré dans le cimetière de la commune. Si je l'avais retrouvé étendu sous une dalle, je ne vous cacherais pas que c'eût été une déception, là tous les espoirs me restaient permis.

                                                      ***

   Il n'y avait pas une multitude de rues dans ce village, j'ai alors pensé que ce ne serait pas trop compliqué de trouver la maison de mon vieux sage, il y aurait peut-être  là une chance de pouvoir questionner un membre de sa famille où l'un de ses voisins, et ainsi d'obtenir ce que je cherchais.

   C'est à ce moment que j'ai ressenti un petit coup de blues, vous savez cet arrêt brutal du fonctionnement du cœur et des fonctions motrices. S'il y avait eu un café, j'y serais entrée pour me poser quelques minutes et boire un verre d'eau avant d'entreprendre cette nouvelle démarche, non que je sois trop fatiguée, il fallait que je me pose. De café, il n'y avait pas, j'ai donc continué à marcher. Tout à coup j'avais ressenti un besoin urgent de réfléchir, on agit, on agit et tout à coup il y a saturation, il faut pouvoir faire le point souffler, au sens réel du terme, inspirer et expirer, reprendre doucement le contrôle de son esprit de ses sens par son souffle, savoir, se pencher sur soi-même.                                   

Sans que j'en aie bien pris conscience sur l'instant, la remarque que m'avait faite Christine ma collègue, l'autre jour en déjeunant avait fait son chemin dans mon esprit. Elle avait perçu, parce que nous nous connaissons bien, nous avons quinze ans de travail en commun derrière nous, elle avait perçu que depuis que j'avais entrepris ce cheminement vers la retraite, j'avais perdu de ma sérénité. Je racontais toujours à qui voulait bien l'entendre que j'avais grande hâte d'atteindre ce stade de la vie, que je le considérais comme l'accession au nirvana, qu'enfin je pourrais faire tout ce que je voulais en toute liberté. Quand mon mari vivait encore, il parlait souvent de sa retraite en Bretagne en face des îles des Glénan, jamais il ne s'était posé la question de savoir si à moi, ça me ferait plaisir de prendre le petit déjeuner sur la terrasse en écoutant chanter le vent et exploser les vagues sur les récifs, tout en regardant passer les touristes dès que les beaux jours seraient revenus ?                                                                          

Maintenant que j'étais seule, je découvrais que ça n'était pas plus facile de choisir, alors que c'était à moi de décider, de me prendre en main, j'avais devant moi une multitude de vides à combler et de décisions à prendre. Il fallait que je comble son absence, ce qui n'était pas rien, nous avions quand même près de trente ans de vie commune et ça laisse des traces qui certains jours me laissaient amère et hébétée. Après une vie professionnelle foisonnante et riche, il allait falloir que j'imagine la vie sans les collègues que je venais de quitter et qui étaient pour moi plus qu'un cercle de vie. Comment allais-je compenser les doses d'adrénaline que me procuraient le travail et son stress. Au travail, on râle, on se plaint, certains jours, on y va le ventre noué, mais dans le fond, c'est un espace où l'on se dope, faute de quoi on ne tiendrait pas en avançant en âge. Puis il y a l'angoisse la plus importante de toutes, l'appréhension que procure cette hémorragie de jeunesse qui imperturbablement nous écarte de la vie, nous précisant les échéances des façons la plus claires.                                                                                                 

Me revenait en mémoire une interview de Pablo Neruda que l'on interrogeait à propos de sa poésie : "Tout est dans la métaphore, tout est métaphore" Mon inconnu de la carrière, était-il là pour compenser le vide incommensurable qui s'ouvrait dans ma vie, ma métaphore à moi, enfin, si je me laissais submerger.

***

   La rue portait bien son nom, "La rue du Peu", une plaque émaillée visée sur la première maison était là pour en attester, on lit bien ce que l'on a imaginé, la plaque bleu et blanc n'indiquait pas rue, mais impasse, je fus prise d'un fou rire, espérons que ça n'était pas un signe. La maison était un peu plus loin sur la droite, basse et triste, les volets étaient fermés mais pendaient lamentablement, ils n'avaient pas dû voir de peintre peut-être bien depuis leur installation. Les mauvaises herbes et les ronces se disputaient la cour et étaient parvenues à remplir tout l'espace disponible. On voyait bien qu'une allée avait été taillée dans ce fouillis à une époque récente. Il ne faudrait pas beaucoup de temps à Dame nature pour reprendre l'intégralité de ses droits et tout recouvrir à nouveau.

***

   Mon voyage de retour s'était déroulé sans anicroche, mais cette recherche dont je me faisais tout un monde et sur lequel je basais mes espérances m'avait laissé sur ma faim. Rien de nouveau, si ce n'est une vision des lieux, mais pas une rencontre intéressante, pas la plus petite information, si ce n'est qu'il n'était pas dans le cimetière, avouez que c'est tout de même bien peu.

Le mérite de mes démarches et de mes emballements était d'avoir secoué mon esprit et de m'avoir relancé en avant comme une balle. Il y avait pourtant un revers à la médaille, la secousse et la tension étaient telle que j'avais par instants le sentiment que je pourrais devenir folle, tant ces événements m'avaient remué la mémoire                                                                                                               

En entrant à la mairie, j'avais été très bien accueilli par la secrétaire, mais erreur de débutante, je n'avais pas préparé mes questions. Pour moi il suffisait de demander et l'on obtenait une réponse. La secrétaire tout d'abord souriante a pris un air grave après écouté ma requête.                                                                         

- Monsieur le maire est à côté avec deux conseillers, je vais lui poser la question.

Il s'était déplacé en personne pour s'inquiéter de ce que je voulais savoir, au demeurant tout à fait charmant, il plissait les sourcils pour se donner un air grave, et l'on sentait bien que ça n'était un monsieur à qui, il ne fallait pas la faire.                     
- Cette personne que vous recherchez est-elle l'un de vos parents ?                                                

 Devant ma réponse négative, il s'était détendu, hochant la tête d'un air patelin.           

- Je suis désolé que vous ayez fait tout ce chemin pour rien, mais en aucun cas nous ne pouvons vous donner des renseignements concernant une personne qui vous est étrangère, sauf bien évidemment si vous appartenez à une administration. Si vous aviez été sa sœur, la situation eût été toute différente.

   Dans le coin de la pièce une femme l'air pincé écoutait cet échange qui ruinait mes espérances, elle tenait un dossier à la main et l'on sentait bien qu'elle n'avait qu'une hâte, celle de me voir quitter les lieux. Je tentai une dernière approche :  

- A moi, vous ne pouvez rien me dire, je comprends votre position, mais par contre vous pouvez dire à un membre de la famille de ce monsieur que quelqu'un à cherché à le joindre. Comme suite à quoi j'avais lentement énoncé mon numéro de téléphone pour que la secrétaire puisse le noter sur son bloc. Le maire nous avait quittés avant que je n'ai terminé faisant signe de la tête à la secrétaire qu'elle pouvait prendre mon message.                                                                                        Depuis cette journée-là, il fait très beau et pour m'apaiser, je débroussaille le fond de mon jardin.