Je tombe à l'instant sur ton annonce dans Libé. C'est souvent par les messages que je commence ma lecture du journal, avant les actualités en Egypte ou en Syrie, avant l'affaire du bijoutier justicier, cela me fait comme une respiration...

Ce matin, les choses sérieuses attendront, il me faut absolument te répondre de toute urgence !

Tu dois être un peu timbrée pour t'imaginer que de ce court contact visuel puisse sortir une histoire ! Et suffisamment aisée – ou peut-être désespérée – pour investir dans une annonce qui avait infiniment peu de chances d'atteindre son but !

Et qu'attends-tu, en fait, de ce coup d'épée dans l'eau ?

Es-tu romantique au point de croire au coup de foudre ?

Te vois-tu passer avec moi le prochain demi-siècle, ou bien une après-midi dans un hôtel ?

Plus simplement, fraîchement débarquée à Paris, es-tu en mal d'amitiés que toute occasion pourrait déclencher ?

Et qu'as-tu vu en moi, pour ne détailler que ma coiffure, assez banale au demeurant, et mon imper de chez C&A qui n'a de remarquable que de me protéger de la pluie...

         Toi monté à Château d'eau mardi 19h15

         Pardessus gris, catogan

         Donné une pièce au chanteur

         Nos regards se sont croisés

         Moi assise en face

         Veste cuir noire piercing au sourcil

         Cheveux blonds courts

         Te revoir

         Écrire au journal qui transmettra

 

         J'ai donné un euro au Rom à l'accordéon. Et alors ? Cela fait-il de moi un chevalier au grand cœur ? Peut-être ai-je seulement voulu protester contre les paroles de notre ministre de l'intérieur !

 

         Mais assez de railleries, tu ne t'es pas trompée, je t'avais remarquée. Tu parles de ton piercing, mais c'est le lézard tatoué au creux de ta clavicule qui m'a ému. Il était lové là comme s'il voulait se réchauffer en ce début d'automne, et il m'a fait rêver d'un été où nous serions tous deux allongés sur une plage après l'amour, en Crète, peut-être ? J'aimerais beaucoup m'y rendre, et je me suis pris à gamberger,  ce serait nos premières vacances, nous serions encore gauches et précautionneux, ne ferions paraître que le meilleur de nous, encore étonnés de notre improbable rencontre, soucieux de faire durer l'idylle...

         Le temps de mes divagations, et nous avions passé Réaumur-Sébastopol. Je m'approchais de ma destination, Châtelet, où j'avais rendez-vous avec un couple d'amis pour un spectacle de Pina Bausch au Théâtre de la Ville. Est-ce que tu aimes la danse ? Vu ton style, ce serait plutôt le hip-hop, et il me faudrait t'attirer vers ma passion, ce ne serait sans doute pas trop difficile, dans ton regard qui croisait le mien subrepticement je lisais une vivacité et une curiosité de bon augure, une touche de coquinerie aussi comme si tu cherchais à me brancher, à me pousser à entamer une conversation... Mais dans le métro, à une heure de pointe, personne ne parle à personne... si ce n'est à son portable pour annoncer son arrivée imminente, et « est-ce que je prends du pain » ? Par contre, chercher le dialogue avec une inconnue, c'était réservé aux touristes au cœur de la journée, pas aux vrais Parisiens que nous étions tous deux.

         Et deux stations, que peut-on dire en deux stations, ce n'est vraiment pas assez pour échanger un numéro de portable ! J'ai pensé descendre un peu plus loin, à Odéon, j'avais le temps, le spectacle n'était qu'à 20h30, et puis qu'est-ce que ça m'aurait donné, je suis suffisamment rationnel pour ne pas céder à des rêveries de telle sorte. Le moment venu, je me suis levé, j'ai zigzagué à travers la foule jusqu'à la porte, au moment de sortir, je me suis tourné vers toi, et bien sûr, « nos regards se sont croisés » de nouveau, comme tu le dis dans ton annonce.

 

         Tout cela, c'était mardi dernier. Le spectacle était fantastique, mis à part cet hurluberlu qui a failli déstabiliser Pina lors d'un solo en criant au vol et à la supercherie, « où était passé l'art dans tout ça, ces gens qui titubent sur scène, et dire que j'ai payé pour voir ça... »

Je ne sais pas pourquoi je te raconte ça, toujours est-il que le temps a passé, et inutile de mentir, je t'ai  quasiment oubliée. Oui, bien sûr, quand je monte à Château d'Eau, le soir, je jette un regard à la ronde, sait-on jamais, mais la probabilité est bien faible que nous soyons dans la même rame, à la même heure. Je ne suis pas un lecteur régulier de Libé, je le consulte quelquefois sur ma tablette, Le Monde est quand même plus fiable, plus sérieux, et je dois avouer que ma réputation, quand j'arrive au bureau avec un autre canard, est légèrement écornée.

 

         Là, ce matin, il n'y a pas trop de boulot, et pas grand monde non plus, alors, oui, « j'écris au journal, qui transmettra ». Je me plais à penser que cette annonce paraît tous les jours depuis notre rencontre avortée, et que tu es dans l'attente. Comment ça se passe, au journal ? Comment transmettent-ils les réponses ?  Une réexpédition sans doute, donc il va te falloir patienter encore un ou deux jours avant de me lire. Ma lettre va-t-elle te plaire ? Que pourrais-je ajouter sur moi qui te donne envie de poursuivre plus avant ? Le bureau, c'est sans importance, mon récent divorce, aussi, et il n'y a pas eu d'enfants, donc pas de séquelles, c'est plutôt de mes autres amours que je pourrais t'entretenir. Je joins à ma lettre une photo de moi sur ma moto, quand il fait beau c'est avec elle que je me déplace dans Paris, mais c'est surtout pour les virées avec les amis que je l'utilise. Parfois, ils viennent avec leurs copines, si ça te chante on pourra faire les Gorges du Tarn à l'occasion d'un long week-end ? Je suis aussi inscrit dans une salle de muscu, c'est important d''entretenir son corps, n'est-ce pas ? Enfin j'ai une vie culturelle assez remplie, entre spectacles de danse, concerts et cinés. Donc, écervelée, s'abstenir ! Mais non, je plaisante, je n'exige rien de toi, ou si, peut-être une chose, c'est que tu acceptes de dîner avec moi, disons mardi prochain, cela fera alors 15 jours, et nous verrons si l'intérêt s'est émoussé, ou au contraire aiguisé, si compatibilité il y a entre nous, ou bien si nous ne sommes que deux illuminés que le hasard a mis en contact.

         Je te propose l'Indien à l'angle de la rue Strasbourg St-Denis et du passage du Désir, métro Château d'Eau, bien sûr, 20 heures, je m'y rendrai directement après le boulot, et pour que tu sois bien sûre de me reconnaître, je porterai le pardessus gris et les cheveux en catogan.

          A mardi donc, d'ici là essayons de ne pas trop nous conter de fariboles, je t'embrasse,

                                                                                          Lucas.

PS : mon numéro de portable en cas d'empêchement : 06 .. .. .. ..

 

         Mardi, 20 heures. Je suis attablé depuis déjà une demi-heure, et les serveurs commencent à s'impatienter. Il faut dire que l'odeur de curry et la bonne réputation de ce lieu fait que les places sont chères et qu'il faut les rentabiliser ! Oui, je sais, je t'avais dit 20 heures, mais au bureau je n'arrivais plus à me concentrer, il y avait des « problèmes urgents » à tire-larigot, un dégât des eaux dans un trois-pièces de l'avenue du Maine, des poubelles vandalisées dans la résidence Dorval rue de Paradis, et même une histoire de tapage à cause d'un cabot qui hurlait à la mort dès que sa mémère avait passé la porte de son appartement rue de la Grange aux Belles. Et ç'avait été comme ça toute la journée. Alors j'ai tiré le rideau de l'agence plus tôt que prévu !  En route, j'ai bu une bière au café avec François, c'est le petit vieux qui fait la manche au coin de l'impasse du Désir, je l'aime bien, il n'a l'air de rien mais il a été voiturier au Ritz, et il a toujours des anecdotes du passé à raconter. Comme quoi il n'y a pas toujours besoin de s'enlivrer pour vivre par procuration la vie des autres ! Tout le monde l'apprécie dans le quartier, et tant qu'il n'aura pas perdu la mémoire, il aura de quoi subsister !

         Mais me voilà à divaguer devant une chaise vide, j'espère que tu ne vas pas faire ta coquette et me laisser poireauter trop longtemps, on va me foutre à la porte !

Voilà la femme avec ses roses, mais pourquoi vient-elle me voir, elle voit bien que je n'ai personne à draguer ! Elle me tend une rose, et lorsque je lui fais signe, elle me dit : « c'est pour vous, c'est payé, Monsieur ! ».

Et là, dans le cellophane, j'aperçois une enveloppe... C'est toi, sûrement... Plusieurs feuillets, à l'intérieur. Je commence ma lecture :

« Cher Lucas, désolée, ne m'attends pas ce soir... » Inutile d'en lire plus pour le moment, je quitte le restaurant sous l'œil agacé des serveurs. Ma table est immédiatement occupée. 

 

         Je rentre chez moi en fulminant. Qu'est-ce qui m'a pris de m'enflammer comme une midinette, et dire que j'avais refusé une invitation à l'Opéra Garnier pour me faire planter là par une allumeuse, à qui j'avais en plus confié ma photo et un bout de moi-même ! Heureusement, elle n'avait que mon prénom et mon numéro de portable, on ne sait jamais ! Pour un peu je mettrais bien sa missive dans la première poubelle qui traîne, pourquoi pas dans une boite aux lettres, retour à l'envoyeur, à l'envoyeuse, à l'allumeuse... mais bien sûr il n'y a pas d'adresse.

Assis sur le canapé, je me sers un double scotch, attrape un paquet de cacahuètes, j'ai faim, quoi !

Et me mets malgré tout à la lecture.

 

         « Désolée, ne m'attends pas ce soir, depuis hier je tourne et retourne dans ma tête ce que je vais bien pouvoir te dire, c'est si difficile !

         Pourtant, j'ai bien écrit cette annonce, et ta réponse, que je n'espérais pas, m'a comblée. Tu vas me prendre encore plus pour une timbrée, de te poser un lapin comme ça... Ou bien penser que ce que tu m'as révélé de toi ne m'a pas inspirée ? Bien au contraire, j'aimerais tant sentir le vent sur ma joue et l'odeur de ton cuir en regardant défiler les Gorges du Tarn. Quant à la danse, c'est mon art préféré ! Et pas seulement la moderne, et le hip-hop, mais aussi la classique... la jazz, la flamenco !

Je goûte moins l'opéra, et vais rarement au cinéma, mis à part pour quelques bons vieux classiques en V.O. sous-titrée.

         Mais pourquoi te parler de mes goûts, et liras-tu seulement cette lettre jusqu'au bout ? Ca ne fait rien, je continue... Il n'y a rien que j'aime plus que de lire un bon roman devant la cheminée, et, paradoxalement, de parcourir le monde de chemins en chemins de randonnée. Mais je ne suis pas vieux jeu pour autant ! Tu l'as bien remarqué à mon piercing, cadeau de mon dernier amour, et à ma salamandre... cadeau de... mais je ne vais pas t'énumérer toutes mes rencontres ! Si nous partagions quelque chose, que me laisserais-tu de toi ? Peut-être rien d'autre que ta présence pour toujours, j'aimerais tant cela, car je ne suis pas, détrompe-toi, une frivole qui enchaîne les conquêtes à tire-larigot ! Il y a qu'au bout d'un moment, les hommes se lassent de moi, et toi, je ne supporterais pas que tu en fasses autant !

Je ne sais pas pourquoi, mais je crois que je suis tombée en amour. Dans le coup d'œil que tu m'as jeté, j'ai vu une tendresse que, je pense, tu prodigues à tous les êtres qui te sont chers, une intelligence des gens qui a sûrement motivé ton obole au chanteur, une sympathie... et crois-moi, je m'y connais dans l'interprétation des regards !

Je ne sais pas me mettre en avant, que te dirais-je encore pour te donner envie de m'aimer ? Il y a une chose cependant qui fait ma vraie force, et me procure tant de déboires. Je tourne autour du pot, c'est vraiment une richesse, car elle me permet de décrypter les gens en profondeur, de détecter les mensonges, de lire dans les expressions et les mimiques aussi bien que sur les lèvres... Ca y est, j'ai lâché le morceau ! Tu auras certainement compris pourquoi mes petits amis se débinent toujours. Je pourrais rester dans mon monde, et fréquenter la communauté des sourds muets, mais mes parents ont toujours voulu que je sois comme les autres, ils ont fait comme si ma différence n'existait pas, j'ai dû lutter pour qu'ils acceptent que j'apprenne la langue des signes, et j'en ai gardé l'envie de côtoyer des bien-entendants. Ce qui demande à mes amis une grande patience, car si certains se sont mis à signer, pour les autres il faut qu'ils acceptent le temps de latence nécessaire à la rédaction de ma réponse sur une ardoise blanche, celle avec laquelle je communique avec mes parents... Mais eux, c'est la famille, ils sont bien obligés, alors que les autres, surtout à notre époque où tout va si vite, ne supportent pas longtemps cette communication au ralenti.

         Et tu vois, ce soir, au restaurant, j'aurais bien sûr lu sur tes lèvres, mais imagine le choc si tu m'avais vue sortir de mon sac mon matériel pour te répondre, celui que j'utiliserai avec la marchande de roses que j'ai repérée pour lui demander de te porter cette missive.

Si tu m'as lue jusque là, tu auras compris pourquoi je t'ai posé un lapin. Ce soir, je suis lucide, je me protège, et nous ne nous reverrons pas. Pardonne-moi ma petite annonce insensée. A moins que, au hasard de nos déplacements souterrains... Mais je ne vais que rarement dans le 10ème, cela me permettra de tourner la page.

 

                                                               Affectueusement,

                                                                                  Gysèle.