Le magnétophone s’est arrêté depuis longtemps ; le silence nocturne, interrompu seulement par le claquement sec d’un volet malmené par les bourrasques de mars, enveloppe à nouveau la maison. C’est le moment où, tel un loup solitaire, Gilles s’autorise enfin à quitter son repaire afin de gagner les marais au sein desquels il erre, en zigzag, interminablement à la recherche d’un fugace apaisement.

 Lorsque ses jambes fourbues se dérobent sous lui, il lui arrive de s’allonger dans un des chemins herbeux et de s’abîmer dans la contemplation des nuages tel un marabout hurluberlu interrogeant  les entrailles de l’animal rituellement sacrifié. La bouteille lancée près de trois mois plus tôt a-t-elle été récupérée ou s’est-elle fracassée contre un rocher sans aucun respect pour le message contenu ? Doit-il continuer à vivre ou plutôt à survivre dans l’expectative d’une soudaine arrestation ? Retrouvera-t-il un jour l’élan vital nécessaire à la création ? Un peu de joie de vivre ? « Qui est heureux ? Celui qui attend quelque chose, ou celui qui n’attend rien ? »  s’interroge-t- il alors.

 Si, le temps passant, la raison lui dit que c’est une faribole de se scruter ainsi, qu’il n’a plus rien à attendre, parviendra-t-il à effacer la vision de cet enfant désarticulé qui s’interpose en permanence entre le monde et lui ? A  s’absoudre de sa lâcheté ? A se réconcilier avec lui-même ? Ou va-t-il devenir totalement timbré ?

 Au fond de lui, une voix lui dicte qu’il serait préférable d’aller s’allonger, à marée  haute, sur le sable si accueillant de la plage de la Conche puis de se laisser secouer, tourmenter, emporter par la mer. Mais de cela non plus, il n’a pas le courage.

 Le clapotis régulier de l’eau ayant parfois raison de sa vigilance, il parvient à s’endormir avant de se réveiller, transi et plus angoissé encore, à l’aube d’une nouvelle journée d’attente.

Attente au cours de laquelle il tente vainement, mais néanmoins avec un farouche acharnement, d’apaiser son tourment en se livrant à une sorte de corps à corps avec la toile. A coups de pinceaux, à coups de couteaux, il empâte le trait puis d’un geste rageur l’écrase. Il crucifie des silhouettes d’enfants qui toutes iront rejoindre les dizaines d’autres, aussi malmenées, entassées dans un coin de son atelier.

Une pulsion brutale le conduit parfois à les ressortir de leur purgatoire, à les aligner  pour une tentative de dialogue avec cet éternel personnage sans regard avant de les reléguer à nouveau et de se précipiter sur la bouteille de whisky qu’il ne prend plus toujours la peine de reboucher , de s’avachir au fond de sa banquette où un sommeil peuplé de cauchemars viendra enfin le cueillir.

Il se réveillera, quelques heures plus tard, en fin d’après-midi, trempé de sueur glacée, le cœur battant, hanté par les visions de  l’enfant aux yeux dilatés d’étonnement devant une mort si injustement donnée.

A ses côtés, se superposant à demi à lui, ainsi qu’un double presque transparent, la silhouette floue d’un autre enfant se profile. Point n’est besoin de consulter un psy pour analyser ce cauchemar récurent.

Cet autre, Gilles l’identifie parfaitement. C’est l’enfant de Hiette ou, plus exactement, c’est celui qui aurait dû être le leur s’il ne lui avait pas refusé cette maternité, s’il ne l’avait pas amenée à avorter. Il aurait approximativement le même âge que le petit migrant.

Quelques goulées supplémentaires de whisky auront raison de ses visions insupportables mais ne l’empêcheront pas d’entendre, en dépit de ses mains crispées sur ses oreilles, le bruit des quatre petits poings frappant, cognant aux volets disjoints, le bruit de leurs voix se mêlant au vent et appelant à l’aide.

Ne supportant plus ces hallucinations, Gilles sort alors, court sur la plage se mesurer au vent mais l’eau ruisselant sur ses joues lui rappelle encore le visage noyé de larmes de Hiette à la sortie de la clinique chic  où il l’avait conduite pour avorter ;  lui rappelle encore le visage inondé de pluie de l’enfant migrant.

Un besoin impérieux de se délivrer, par la peinture, de ces visions d’enfants torturés, écrabouillés s’empare à nouveau de lui, il lui faut regagner son antre afin de faire gicler son angoisse sur la toile.

 

Ce soir du mercredi 8 mars, un homme se tient devant sa porte et semble l’attendre, stoïque, sous la pluie. Le cœur de Gilles  bat à se rompre tandis que ses jambes menacent de ployer sous lui. « La bouteille ! Il a trouvé ma bouteille ! »

En guise de bonjour, il lance :

 - Alors, ça y est, vous l’avez enfin trouvée ? 

Le visiteur le dévisage. Etonné :

   -Trouvé ? Trouvé quoi ? 

Devant le silence de Gilles, il interroge :

  -Vous avez perdu quelque chose ? 

Déjà soulagé, Gilles bafouille :

-Mon portable. Je l’ai perdu à la plage. Mais que me voulez-vous ?

-Je me présente : Florent Maréchal du journal Sud Ouest.

-Oui et alors ?

-Cette fichue pluie de mars est vraiment glaciale ! Si je ne suis pas trop indiscret, peut-être pourrions-nous entrer ?

-C’est vrai, excusez-moi ! Je dois pourtant vous dire que je ne suis pas du tout  dans l’état d’esprit d’accepter une interview.

-Il  ne s’agit nullement d’une interview. Seulement d’un bref entretien autour de votre œuvre. La région est si fière que vous l’honoriez si longtemps de votre présence. Jamais, n’est-ce pas, vous n’êtes resté plus de quelques jours d’affilée dans l’Ile ?

-Peut-être ! Ce genre de calcul ne m’intéresse pas particulièrement mais, puisque vous avez l’air d’y tenir, entrez quelques instants à l’abri.

-En fait, je suis surtout venu vous demander quelles sont vos réactions à l’analyse que la revue Art Act vient de publier au sujet de vos dernières œuvres. C’est-à-dire celles que vous venez de réaliser, ici, au cours de ces trois derniers mois.

-Je me suis refusé à prendre connaissance de leur critique. Ils sont entrés, frauduleusement, dans cette maison, en mon absence. Ils ont honteusement profité de la naïveté de ma femme de ménage qui les a laissés fouiller tranquillement dans mes toiles. Ce procédé est ignoble et je n’accorde aucun intérêt à  leurs commentaires. Qu’ils s’estiment heureux que je ne les poursuive pas en justice.

-J’ignorais…Mon journal ignorait …

-Eh bien, maintenant, vous n’ignorez plus !

-Vous ne savez donc pas à quel point la critique vous encense. On vous compare à Klee, à Picasso pour votre nouvelle technique de grattage de la toile.

Ecoutez plutôt :

Le nouveau souffle de Gilles Leflovec

Retranché, depuis près de trois mois, dans son ermitage de St Clément les Baleines, Gilles Leflovec a opéré, dans le plus complet silence, une mue brutale et inexplicable. Le dandy de la toile affectionnant les thèmes légers laisse  place, aujourd’hui, à un homme visiblement meurtri, pour ne pas dire perturbé, qui nous livre une série de portraits d’adolescents à la bouche béante et aux orbites vides. De chacune de ses toiles s’échappe un cri perçant qui ne cesse de résonner en nous.

Lui qui,  à la manière des Fauves, jouait à faire éclater les couleurs, n’utilise plus que des couleurs froides où prédominent les bleus. Or, « le bleu, c’est aussi la couleur de la glace, du froid, de la solitude et de la mort »

Sa technique de grattage de la toile,  enduite de bleu ou de noir et partiellement zébrée de jaune citron et de vert, s’apparente tout à fait à celle de Klee ou de Picasso.

C’est donc avec une particulière impatience et une grande curiosité que nous attendons la prochaine exposition de Gilles Leflovec

 

-Alors votre réaction à cet éloge Mr Leflovec ?

-Ma réaction ? Elle est celle d’un homme éduqué qui vous a poliment abrité de la pluie, écouté mais qui, à présent, exige le respect de sa solitude. Bonsoir !

Avec fermeté, Gilles dirige le journaliste médusé vers la minuscule entrée, ouvre la porte et ne peut s’empêcher de le pousser, un peu vivement, sous le rideau de pluie.

A nouveau seul, appuyé au chambranle de la porte de son atelier, les yeux clos, il tente de reprendre souffle, de juguler la rage qu’il sent monter en lui.

Puis, presque calmement, il aligne toutes ses toiles sur le plancher, se dirige vers son réfrigérateur, sort sa réserve d’œufs et, un à un, les projette sur les tableaux.

Il s’agenouille ensuite et, lentement, méthodiquement, il étend leur substance gluante en une caresse d’une infinie tendresse.

Il reste des heures devant ses tableaux, perdu dans une contemplation muette, puis se rend à nouveau dans la cuisine. Il en revient muni de son long couteau à découper le gigot et, une à une, poignarde, lacère ses toiles avant d’aller se coucher, au petit matin, et, délivré, de s’endormir enfin d’un profond sommeil sans rêves.

 

 

Renée-Claude (novembre 2013)