Il était une fois.

 

 

 

 

5H du matin, aire de covoiturage sortie nord de Versailles, trois hommes sont déjà là, deux arpentent le parking, les mains enfoncées dans les poches, le mois de septembre commence un peu frisquet cette année, un troisième, enfoui dans une parka rouge est assis sur le bord du trottoir, il a l’air de somnoler.

Pourvu que notre carrosse ne tarde pas, je n’ai pas envie de faire ma 1ère braderie de Lille la goutte au nez !

Cette année enfin, j’ai réussi à décider mon mari de m’accompagner à la prestigieuse manifestation.

J’avais auparavant tout essayé.

-       Tu savais toi que cette braderie  existe depuis le XIIème siècle ?

-       Ah bon ?

-       Et que c’est là qu’on mange les meilleures moules frites  du monde?

-       Ah oui ? La mer serait aux portes de Lille et je ne le saurais pas ?

Quand la conversation prend à ce point le ton de la dérision, et que tous mes propos dans sa bouche deviennent des fariboles, je sais qu’il est inutile d’insister.

Et puis, il y a un an, nous avons croisé Sonia, son amie d’enfance, presque 10 ans qu’ils ne s’étaient revus. Après les salutations d’usage, le regard de la jeune femme s’attarde sur la silhouette de mon mari et elle déclare :

-       Tu n’as pas changé.

Mais avant que le paon ne s’apprête à faire la roue, elle rajoute :

-       Enfin…sauf au niveau de la taille, tu as un peu forci non ?

Je jette à Sonia un regard de gratitude, depuis plusieurs mois, je ne cesse de  répéter que trop de canapé fait fondre les tablettes de chocolat, mais c’est de la folie de penser que les admonestations d’une épouse peuvent avoir un quelconque effet sur le comportement de son compagnon.

En revanche, force est de constater qu’une remarque aussi anodine soit-elle mais sortant de la « bonne » bouche peut faire changer la trajectoire des choses.

Depuis cette rencontre, mon mari court, tous les matins il court, il met autant d’acharnement à courir qu’il en mettait à ne rien faire.  Il s’est même lancé un défi : participer au marathon de New York ! Comme je lui fais remarquer qu’il est complètement timbré de mettre la barre aussi haut, il rétorque qu’il ne va quand même pas courir un demi marathon.

-       Et pourquoi pas ? Tu peux courir le semi marathon de Lille.

-       ????

-       Tu sais, la braderie dont je te rebats les oreilles depuis des années, il n’y a pas que de la brocante, il y a aussi une course.

Et voilà comment, mon mari et moi nous sommes là sur cette aire, à attendre notre covoitureur.

Ouf ! le voilà, une Peugeot grise, c’est notre chauffeur. C’est aussi manifestement celui de l’homme à la parka. Chacun tour à tour se présente, mon mari monte à l’avant au côté de Christian pendant que Stéphane roule en boule son vêtement qui me semble-t-il lui fera un doux oreiller pendant les quelques 250 kms qui nous séparent de Lille.

Je m’endors moi aussi après avoir saisi au vol quelques bribes d’une passionnante conversation entre le chauffeur et son passager sur les mérites comparés de l’adhérence au sol des baskets Tike et Luma. Mon mari aura trouvé un fondu comme lui de course à pieds !

Je suis réveillée par la musique SNCF, nous sommes arrivés dans le parking de la gare St Sauveur, Christian et mon mari promettent de se revoir sur la ligne de départ de la course, un point rouge disparaît dans la foule ; Stéphane est reparti, aussi disert qu’il est arrivé.

Les abords de la gare résonnent d’un joyeux tohu bohu, les bradeux  de tout genre, se dirigent vers le centre névralgique de la foire.

Je suis impatiente, il est presque 8h et je sais que certains sont sur place depuis la veille pour dénicher les meilleures affaires.

Mon mari, les yeux rivés sur son smartphone se dirige vers le boulevard de la Liberté, c’est là que les coureurs prendront leur départ.

Après un rapide baiser et la promesse de venir l’applaudir sur le parcours, nos chemins se séparent.

Je me sens tout à coup légère, je vais pouvoir flâner à mon rythme, chiner comme il me plait, m’arrêter, repartir, j’ai envie de danser…

Je passe joyeusement d’un stand à l’autre quand mon regard est soudain attiré par une rangée de portants où s’alignent des vêtements comme des soldats à la parade. Je sens que je vais trouver là mon bonheur, Sophie sera contente, elle aura un beau choix de costumes pour notre association de théâtre.

Ces vestes sont en parfait état, elles feront l’affaire pour n’importe quelle pièce contemporaine. Après un vague marchandage, je les empile dans mon sac à dos  et repars en zigzag au milieu de la foule qui grossit de plus en plus.

Un endroit relativement dégagé m’invite à une petite halte, je me laisse d’autant plus facilement tenter que les bretelles de mon sac commencent à me cisailler les épaules.

Je vais profiter de ce répit pour examiner plus attentivement mes trouvailles.

C’est curieux, ces vêtements semblent tous avoir appartenu à la même personne, la sobre élégance et la qualité du textile m’évoque un jeune dandy des années 1950.

Je renifle chaque veste pour retrouver l’odeur de celui qui l’a portée, une note ténue d’eau de Cologne me parvient…à moins que ce ne soit mon imagination…

J’enfile un veston gris, croisé très bas, il ne m’est pas si grand, son propriétaire était jeune et mince, il marchait à grandes enjambées décontractées, une mèche blonde lui tombait sur le front, il la relevait d’un geste désinvolte, il souriait, le monde était à lui.

Je ferme les yeux , il est là, je glisse mes mains dans ses poches, je glisse mes mains dans ses mains.

L’une s’enfonce.

Un trou.

La poche est trouée.

Le charme est rompu, ma main continue d’explorer machinalement l’intérieur du vêtement quand  sous mes doigts je sens  du papier. Je retire une enveloppe pliée de telle sorte qu’elle est à peine plus grande  qu’une carte bancaire.

Quand avec précaution je parviens à la déplier, le cachet me révèle une date, 20 avril 1956.

Au dos de l’enveloppe, l’expéditeur a écrit son nom et son adresse, l’encre bleue est délavée mais néanmoins lisible : Camille Bailleul – 4 avenue E. Zola -Paris XV ème  arrondissement, elle est adressée au Soldat François Cloarec -15ème RTS – Constantine - Algérie

A l’intérieur de l’enveloppe, trois feuilles de papier pelure vert,  lorsque j’ouvre la lettre un petit carton de couleur beige s’en échappe, c’est un ticket de cinéma sur lequel figurent le nom : le Magic et le prix : 250 francs.

Je cale mon sac à dos contre un arbre et je m’assois, mes mains tremblent  d’excitation, de honte aussi car j’ai le sentiment d’entrer par effraction dans la vie d’inconnus.

 

François,

 

François, j’ai tant de plaisir à écrire ton nom que je me retiens de ne pas en couvrir des lignes comme lorsqu’à l’école une malencontreuse faute d’orthographe nous obligeait le soir à recopier cent fois un mot.

Mon François, j’essaie laborieusement de combler le vide de ton absence mais en vain, alors je me persuade que tu es là, près de moi.

Après ce terrible hiver qui n’en finit pas (ma seule consolation était de te savoir au soleil), je reprends l’itinéraire de  nos promenades. Les arbres des jardins enfin débarrassés de leur gangue de neige et de glace ont retrouvé leur palpitation. Quand je m’assieds sur un banc et que j’ouvre un livre (je m’attelle en ce moment au Seigneur des anneaux de Tolkien, c’est un bouquin épatant, tu pourras le lire à ton retour), je me rends compte  au bout de quelques minutes que mon esprit s’échappe des pages et qu’il cherche à te rejoindre dans un de ces oueds que tu sais si bien me décrire.

Cela dit, j’ai bien peur que tu embellisses la réalité, au cinéma, les actualités laissent deviner des assauts bien meurtriers et la région de Constantine ne me semble pas particulièrement épargnée.

Je t’en supplie, François, prends soin de toi.

Dans ta dernière lettre tu m’assures ne pas être dans une zone de combat et te contenter d’alphabétiser les petits arabes d’Aïn-Kechera, cela me réconforte, je préfère te savoir serrer dans ta main une craie plutôt qu’un  fusil.

A ce propos j’espère que tu as reçu les livres pour enfants que tu m’avais demandés.

j’ai suivi les conseils de ma mère qui pour ses élèves, ne jure que par Edouard Jauffret mais j’y ai ajouté Nos belles lectures et Mon jardin en liberté. Figure-toi que j’ai retrouvé ces deux bouquins dans mes « reliques » d’école primaire. J’avais oublié combien je les avais aimés.

Je te les confie, je sais qu’ils sont entre de bonnes mains.

Puisses tu faire aimer l’espiègle Gilbert, si «  Français de la métropole » à tes petits Mohamed, Français de là-bas !

 

Je relève la tête, je maudis ce papier pelure qui rend la lecture difficile.

Pourquoi l’avoir choisi ? Sans doute pour alléger le poids de l’enveloppe, à moins que ce ne soit pour décourager la censure de l’armée.

Plus ma lecture avance, plus je me sens en empathie avec ce couple que la guerre sépare.

Je me demande si François à son retour racontera à Camille sa vraie vie là-bas, ou si comme mon grand oncle Claude il se limitera à ce laconique commentaire chaque fois qu’on l’interroge : « avec les fell. on en a vu des vertes et des pas mures ».

Est-ce qu’après son retour, pendant des années, il sursautera à chaque porte qui claque ?

Est-ce que les cauchemars lui rendront les nuits insupportables ? Camille sera-t-elle toujours à ses côtés quand il cherchera à soigner par l’alcool ou les calmants la souffrance des non dits ?

Perdue dans mes réflexions, je sursaute quand une voix m’interpelle :

-       Ben alors, on feignasse ?

Je lève la tête et je découvre campé devant moi, la parka rouge nouée autour des hanches, le Stéphane, l’air épanoui. Il n’est donc pas muet !

Il poursuit :

-       Tu ne vas pas voir le départ de la course ?

My god ! J’avais complètement oublié. Je me lève précipitamment tout en remettant mes précieux feuillets verts dans leur enveloppe et j’emboîte le pas à Stéphane qui s’est éloigné. Sans doute a-t-il épuisé son minimum syndical de mots prononcés dans la journée !

Ma brève plongée dans les années 1950 affadit le présent mais j’ai promis à mon mari d’aller le voir courir.

Je me faufile aussi vite que je peux, gênée dans ma progression  par le poids de mon sac. J’ai bien peur d’avoir manqué le départ, ce n’est pas grave me dis-je en scrutant le peloton compact des coureurs, il ne peut pas être très loin !

En apercevant mon vaillant coureur dont la foulée déliée ne le fait pas démériter, je m’en veux de mes pensées perfides.

Je m’époumone à crier son nom, pour qu’il constate que je suis bien là à l’admirer mais surtout pour pouvoir me replonger au plus vite dans la lecture de ma lettre.

En jouant des coudes, je parviens enfin à m’extraire de la foule et rejoindre une rue plus calme. Là des particuliers ont improvisé des éventaires où la vieille cafetière de tante Odile voisine avec les vinyles de Claude François.

Je m’installe dans l’encoignure d’une entrée d’immeuble et adossée à mon sac je reprends ma lecture.

 

J’ironise alors qu’au fond de moi, je trouve cette situation absurde. Qu’avons nous de commun avec ces populations d’Afrique de Nord ? J’ai lu dernièrement un article de Sartre, « l’Algérie n’est pas la France », comment ne pas être d’accord avec lui ?

Je t’ai gardé ce numéro des Temps Modernes, inutile de te l’envoyer, les militaires le détruiraient, et puis, à quoi bon t’instiller le doute sur la noblesse de la cause qu’on t’envoie défendre.

Comme en 1914, c’est tellement plus facile de l’arrière, de jouer les matamores donneurs de leçons.

Excuse-moi, mon François, ces réflexions politiques sont un peu indécentes, je te dois de la légèreté pour t’aider à supporter ce long exil, la quille est encore loin, tous ces longs mois loin de nous.

Sans doute attends-tu des nouvelles de nos amis et plus particulièrement de notre chère Hélène. Elle m’a été d’un grand réconfort dans les semaines  qui ont suivi ton départ, parler  de toi atténuait mon angoisse..

Et puis ces derniers mois, je l’ai moins vue. Comme tu le sais, elle s’est fiancée, elle devait attendre ton retour pour célébrer son  mariage, tu te rappelles.

Et puis, patatrac ! voilà qu’elle annonce la cérémonie pour le 26 mai prochain !

Aurait-elle vu le loup d’un peu trop près ? Je n’ai pas osé lui demander les raisons de cette décision mais il se pourrait que tu sois parrain, comme elle te l’a promis,  plus tôt que prévu !

Peut-être pourras-tu avoir une perm’ pour cette occasion

En tout cas, ce mariage a donné des idées à ma mère, elle ne cesse de montrer Hélène et Charles en exemple, un si gentil petit couple, ils ont tant de chance de s’être trouvés, de faire le même métier, rends toi compte, Camille, leur 1er poste, un poste double et à 10 Kms de chez leurs parents et patati et patata, je n’en peux plus, crois-moi, si elle continue, j’entre dans les Ordres !

Je plaisante, mais tu sais, je ne la comprends pas.

Tu connais ma mère, inconditionnelle admiratrice de Beauvoir, comment peut-elle adhérer à ses idées et dans le même temps avoir une vision aussi conventionnelle de la vie de couple ?

Mon pauvre François, je me demande si un jour les hommes seront capables de penser les relations amoureuses en dehors du sacro-saint mariage.

Ce n’est pas pour demain, nous sommes venus trop tard dans un siècle trop vieux.

Excuse moi je n’ai pas pu résister à mettre à contribution notre ami Musset.

Reconnais cependant que j’aurais pu tenter de te piéger et glisser subrepticement mon alexandrin dans ma prose, comme toi par exemple dans une de tes lettres. Qui as-tu pillé pour écrire « ce rien là n’est pas un constat de béance mais le début d’une attente » ?

Je suis capable de réciter toutes tes lettres tant je les ai lues et relues, mais cette phrase en particulier est restée gravée dans ma mémoire, comme une dissonance. J’ai pensé qu’elle n’était pas de toi et que tu étais un fieffé coquin de me le cacher !

Pardonne-moi mon François si je me trompe et mets cette méprise sur le compte du besoin de te taquiner…même à distance.

J’arrive au bas de ma troisième feuille, bien que cela me coûte, il va falloir que j’interrompe mon bavardage, j’entends des bruits de vaisselle dans la cuisine et je pense que ma mère ne va pas tarder à nous appeler pour le dîner.

Je dis « nous »  car exceptionnellement Robert est des nôtres ce soir.

Figure-toi qu’il a quitté le Conservatoire (je te laisse imaginer la réaction de ma mère qui le voyait déjà à Pleyel donner des concerts !) pour faire de la guitare, qu’il se fait appeler Bob et qu’il déserte chaque jour  la maison pour répéter avec son groupe de rock « les kings of rythm ».

Je lui ai dit que je trouvais le nom un peu prétentieux, il m’a rétorqué que je n’y connaissais rien en rock et qu’un nom comme ça, c’était bath.

Bref, il fait des économies  pour aller en Amérique. Folle jeunesse !

J’aimerais avoir son insouciance mais tant que tu seras là-bas dans ce maudit pays, je m’interdirai toute légèreté..

Avant de refermer l’enveloppe, je te joins un petit cadeau suffisamment humble pour ne pas intéresser ces Messieurs de notre belle armée française : le ticket de cinéma de notre première séance « en amoureux ». Tu te souviens ? Tu avais osé me prendre la main, à un moment tu t’es penché vers moi pour me chuchoter à l’oreille « on aurait pu choisir plus romantique ». C’est vrai, « Les salauds vont en enfer », ce n’est pas précisément une bluette mais Henri Vidal est si beau garçon !

Voilà mon cher François, quelques petites anecdotes de ma petite vie douillette loin du bruit et de la fureur des hommes.

J’espère te faire sourire et oublier peut-être l’espace d’une lecture le chagrin de l’éloignement.

Je t’embrasse, je pense à toi très fort.

 

                                                                                                Camille

 

PS fais ton possible pour avoir une permission le 26 mai, ce serait tellement bath (comme dirait Bob !) que tu sois là.

 

Je reste immobile un moment, comme sur le pas de la porte d’un ami qu’on peine à quitter. Le brouhaha ambiant m’agresse, je voudrais rester avec Camille et François, au creux de leur amour.

Je fais un effort pour me sortir de la torpeur dans laquelle m’a plongée la lecture de cette lettre.

Je reprends mon barda et vaillant petit soldat, je file vers la ligne d’arrivée de la course.

Les premiers sont déjà là depuis un long moment, parmi eux, je retrouve notre chauffeur Christian.

-       Tu as fait un bon temps ?

-       Pas mal, 1h 23.

Je ne me rends absolument pas compte de la valeur de ce score mais j’exprime une « ouah » très convaincant, après tout, autant se montrer bonne camarade.

-       As tu vu mon mari ?

-       On était au coude à coude sur les cinq premiers kilomètres mais ensuite il a décroché.

Je prends mon mal en patience et scrute les coureurs qui arrivent les uns après les autres.

Contre toute attente, mon mari ne tarde pas à franchir la ligne d’arrivée, finalement, il n’a peut-être pas fait une si piètre performance.

J’attends qu’il retrouve son souffle et nous partons ensemble consulter les écrans.

2h 17, il n’est pas mécontent du résultat, même si le premier est déjà arrivé depuis plus d’une heure. Il m’attrape par le cou et en me claquant un gros baiser trempé de sueur sur la joue, il me déclare :

-       Tu vois, oiseau de mauvais augure, je ne suis pas si mauvais que ça. Et toi, ta journée s’est bien passée ? Tu as trouvé les costumes que tu voulais ?

-       Mieux que cela, j’ai trouvé de la lecture.

-       Ah non, ne me dis pas que tu as encore déniché de vieux bouquins, la bibliothèque déborde, on ne sait plus où les stocker.

-       Non, non juste une lettre dis-je en lui montrant l’enveloppe.

Et j’ajoute

-       Tu la liras quand nous serons à la maison.

Nous arrivons à la nuit, Camille et François m’ont accompagnée tout au long du voyage, j’aimerais savoir ce qu’ils ont fait de leur vie, ils avaient l’air de tant s’aimer. Malgré la prévention que paraissait nourrir Camille à l’égard de l’institution, se sont-ils mariés ? Sont-ils toujours ensemble ? Ont-ils des enfants ?

 Mon mari me tend la lettre qu’il vient de lire.

-       Où l’as-tu trouvée ?

-       Dans la poche d’une des vestes que j’ai rapportées pour le théâtre.

-       C’est très beau, j’aurais aimé écrire cette lettre, mais voilà, les nouveaux outils nous ont fait oublier la saveur des mots.

-       Sûr, nous sommes plus habitués aux « j’te kiffe grave » des SMS qu’aux lettres de trois pages !

-       Que vas-tu en faire ? Tu devrais la donner à l’association des Anciens de la guerre d’Algérie, elle irait enrichir leur collection des courriers de soldats.

Je n’avais pas pensé à ce que j’allais faire de cette lettre jusqu’à ce moment-là et je m’entends répondre.

-       Non. Je vais essayer de retrouver Camille, peut-être que sa mère est toujours en vie.

Mon mari me jette un regard dubitatif.

-       En théorie, c’est possible, elle aurait dans les 90 ans. Pourquoi pas ?

Le samedi suivant, j’arrive devant l’immeuble du 4 avenue E. Zola, j’hésite, je ne suis plus aussi sure de vouloir aller au bout de cette démarche.

J’avance pourtant vers la sonnette, je fais défiler les noms et les battements de mon cœur s’accélèrent, Madame Odette BAILLEUL le nom à la fois craint et espéré apparaît.

Bon…allez ma cocotte, tu ne vas pas te dégonfler au pied du mur… Après cette énergique admonestation intérieure, je m’arme de courage et j’appuie sur la sonnette.

Quelques secondes passent. Personne. Je suis presque soulagée.

Puis un grésillement dans l’interphone et une voix, homme ou femme, je ne parviens pas à déterminer.

-       Oui ?

-       Euh…bonjour… je voudrais vous rencontrer c’est au sujet de François Cloarec, j’ai quelque chose à vous montrer.

Les mots sont sortis si précipitamment de ma bouche que je me demande comment une oreille, même bienveillante, peut avoir compris quoique ce soit à cette bouillie verbale.

Et pourtant

-       Je vous ouvre. Cinquième étage. En face de l’ascenseur.

Mon inquiétude a disparu, je suis impatiente de découvrir la personne qui m’a répondu. La mère de Camille ?

La porte s’entrouvre de la largeur de la chaîne de sécurité, par l’entrebâillement j’aperçois une vieille femme qui me fixe de ses yeux bleus.

Nous restons là face à face quelques secondes, la porte va se refermer, je le sens, mais le cliquetis de la chaîne contredit mon impression.

-       Entrez ma petite, il ne fait pas si chaud sur ce palier.

La vieille dame m’observe en plissant les yeux comme si elle voulait mettre un nom sur mon visage.

Je crains d’avoir interrompu sa sieste, elle est enveloppée dans un peignoir mais elle est si menue que je ne peux deviner ce qu’elle porte dessous. Des vêtements de nuit ou de jour ?

-       Vous êtes la nouvelle infirmière ?

-       Non, je vous…

-       Alors pourquoi venez-vous chez moi ?

Je suis désarçonnée par le ton agressif, aurait-elle mal entendu ? Mal compris ? Il m’avait semblé que le nom de François Cloarec avait agi comme un sésame.

-       C’est au sujet de François, François Cloarec, vous vous souvenez, l’ami de Camille.

Le regard soudain s’éclaire et comme si la vie réinvestissait son corps, Odette me saisit le bras et m’entraîne vers le salon.

-       Excusez-moi, je manque à mes devoirs d’hôtesse, voulez-vous un café ?

-       Volontiers.

Elle repart vers la cuisine d’un pas étonnamment agile. Très vite je l’entends s’affairer, une porte de placard claque, des tasses tintent sur les soucoupes autant de bruits familiers qui effacent la froideur de l’accueil.

Je regarde autour de moi, le salon est vaste mais encombré de meubles où la poussière s’est accumulée, je n’ose pas me lever pour examiner de près les nombreuses photos fixées aux murs, posées sur les buffets ou sur le piano.

D’où je suis, je distingue plusieurs portraits d’enfants, sur l’un d’eux,  un jeune garçon tient un bébé sur ses genoux, près du cadre, le cliché d’un groupe d’adolescents, filles et garçons se tiennent joyeusement par le cou.

 Camille et François sont-ils parmi eux ? Et Robert ? Lui, il est là-bas, ce jeune homme, l’air bravache, une guitare en bandoulière, sur fond de drapeau américain ;  ce ne peut être que lui, le Bob des Kings of rythm…

Mais voilà Odette qui revient, un peu chancelante sous le poids du plateau, je me porte à son secours avant la catastrophe. Elle a sorti quatre tasses et leurs soucoupes, un pot de lait vide et un sucrier, je pose le tout sur une table basse pendant qu’elle retourne dans la cuisine en déclarant.

-       Je reviens avec le café.

Je l’accompagne par peur qu’elle ne s’ébouillante avec le liquide brûlant. Mes craintes sont infondées, il y a bien une cafetière électrique sur le plan de travail mais elle ne semble pas avoir fonctionné depuis longtemps.

-       Où rangez-vous le café ?

-       Le café ?…

Comme la question semble troubler la vieille dame, j’ouvre au hasard les placards, le café que je trouve au fond d’une boîte n’est sans doute pas de la première jeunesse, mais qu’importe.

 Odette sourit en  regardant le liquide brun couler dans le pot.

-       Mes enfants ne se levaient que lorsqu’ils sentaient l’odeur du café se répandre dans la maison, c’était le signe que le petit déjeuner était prêt.

Pendant que je finis d’installer notre collation, Odette s’absente quelques minutes, quand elle revient, je constate qu’elle a retiré son peignoir, avec son cardigan bleu ciel et son pantalon noir, elle a rajeuni de dix ans.

Au moment où nous nous  installons sur le canapé, elle me demande:

-       Vous êtes une amie de François ?

-       Non, justement je voulais vous ...

Je n’ai pas le temps de terminer ma phrase que la vieille dame m’interrompt.

-       Je vais vous montrer des photos.

Et elle se dirige vers une bonnetière dont elle sort un carton qu’elle a un peu de mal à transporter jusqu’à moi.

Quand elle l’ouvre, quelques photos s’en échappent, des clichés en noir et blanc, elle se saisit de l’un d’eux, c’est une photo de classe, une vingtaine de jeunes gens fixent l’objectif, au pied de l’un d’eux un carton indique Ecole Normale d’Instituteurs d’Evreux, promotion 1951.

La vieille dame s’empare d’une paire de lunettes posée à côté du plateau et elle me désigne, au dernier rang, un garçon longiligne, la blouse grise négligemment déboutonnée, une main dans la poche de son pantalon.

-       C’est lui, c’est mon petit François.

Je scrute avec attention son visage, je l’imaginais blond, il est très brun, sa tignasse brune bouclée contraste avec les sages raies sur le côté de la majorité de ses condisciples.

-       C’était un élève brillant, il avait prévu de s’inscrire à l’université au retour de son service militaire, il aurait été un excellent professeur, mais la vie en a décidé autrement.

Et elle ajoute :

-       Il a été appelé en Algérie. Avec Camille, on se disait qu’à Constantine il était à l’abri. On ne savait rien de ce qui se passait réellement là-bas, il y avait bien des rumeurs de massacres, mais pas de photos comme maintenant. Alors on préférait croire que ceux qu’on aimait étaient moins exposés que les autres. C’est bête, n’est-ce pas ?

-       Il a été tué là-bas ?

-       Non, mais le 13 mai 1957, son régiment est tombé dans une embuscade, il a été gravement blessé et rapatrié en France. Il est mort un mois après.

La voix de la vieille femme se casse.

-       Il était comme mon troisième enfant.

Le silence s’installe, Odette semble s’être retirée dans son chagrin. Je m’en veux d’avoir raviver cette souffrance. Une curiosité de midinette qui m’apparaît à la fois égoïste et puérile. Je voulais une fin, ils furent heureux et eurent beaucoup d’enfants, comme dans les contes. Quelle sotte ! Mais, tout en posant ma main sur la sienne, je ne peux m’empêcher d’ajouter.

-       Pour votre fille, cela a dû être terrible ?

La vieille dame relève la tête et m’observe avec perplexité.

-       Je n’ai pas de fille.

Je suis de plus en plus convaincue que j’ai eu tort de réveiller cette histoire.

L’amour que semblait porter Odette à François a-t-il supplanté l’amour maternel ? S’est-elle détachée de sa fille au point de l’oublier ? Je l’observe pendant de longues minutes, elle semble s’être à nouveau absentée mais au moment où je me penche vers mon sac pour saisir la lettre de Camille, elle se lève et se dirige vers le buffet.

Quelques secondes plus tard, elle me tend une photo, celle de ce joyeux groupe que j’avais aperçue en entrant.

-       Tenez, regardez, voilà mes enfants, Robert dit-elle en me désignant le plus jeune et Camille à côté de François.

Camille …

Il est là, souriant, il semble heureux, il tient François par le cou. L’image d’une  belle amitié virile.

Je n’arrive pas à détacher mon regard de ces deux hommes et pourtant  j’ai envie de fuir. J’entends comme dans un rêve, la voix d’Odette égrener les prénoms, Hélène, Camille, François, Charles, Robert.

Je ne veux plus rien savoir, je dois refermer la porte.

Je ne donnerai pas la lette à Odette

 

 

 

                                                                                                            Fin